Pour une expérience sensible des relations internationales. La bienveillance, selon Frédéric Ramel

08/03/2022

Examiner et analyser les relations internationales par le prisme de la bienveillance, s’interroger sur cette notion que les observateurs les plus cyniques qualifient de naïve, sur  ses origines et son sens. Telle est l’entreprise de Frédéric Ramel dans son essai La bienveillance dans les relations internationales. Un autre regard sur l’espace international, paru aux éditions du CNRS cet hiver. Car il s’agit bien de cela, porter un autre regard, plus sensible, sur notre époque contemporaine, mais aussi sur les événements du passé.
Frédéric Ramel répond à nos questions.

Vous écrivez, « La bienveillance comme sensibilité ou comme conduite mettent toutes deux l’accent sur un mode de relation solidaire dont la particularité est d’exprimer la sociabilité humaine, qu’elle soit horizontale par la convivialité entre égaux ou verticale par la protection entre inégaux à un moment donné, face à une situation tragique durable ou non. » Qui, alors, dans les relations internationales, peut faire preuve de bienveillance ? Les diplomates ? Les fonctionnaires des organisations internationales ? Les membres d’une société civile mondiale ? 

Frédéric Ramel : La bienveillance n’est pas l’apanage de quelques-uns mais avant de présenter les agents bienveillants, il convient de bien faire la distinction entre la bienveillance comme disposition et la bienveillance comme action. Tout être humain a la possibilité de reconnaître des conduites bienveillantes  : ne pas causer de préjudice à autrui (bienveillance négative), porter secours aux personnes vulnérables et/ou promouvoir raisonnablement le bien (bienveillance positive). En tant que spectateur, nous pouvons toutes et tous évaluer et admirer les actions d’un Denis Mukwege, gynécologue qui « répare » les femmes victimes de viols dans les conflits armés en Afrique, ou d’une Leymah Gbowee, leader chrétienne non-violente en faveur d’une inclusion des femmes dans les processus de paix au Libéria. Néanmoins, le passage à l’acte (spontané ou réfléchi) n’est pas automatique. Ce que j’explore dans ce livre, c’est l’existence de cette disposition qui rime avec attention à soi, aux autres et au milieu dans lequel nous évoluons ainsi que la manifestation de la bienveillance négative et de la bienveillance positive. Les premiers acteurs auxquels on pense sont les diplomates qui prennent en compte cette sensibilité voire la déclenchent immédiatement face aux souffrances endurées par leurs homologues et leurs concitoyens après des attentats ou des catastrophes naturelles.

Je fais également référence à la résonance que ces diplomates peuvent expérimenter dans leurs pratiques en cultivant le calme et le silence (ce que l’on pourrait qualifier de lecture acoustique de leur métier1) qui contribuent à rendre plus robuste la relation diplomatique (que ce soit en situation de négociations ou lors de commémorations). Mais j’élargis à d’autres acteurs cette exploration de la bienveillance : les organisations intergouvernementales qui contribuent à cultiver un multilatéralisme social dans l’esprit du solidarisme (améliorer les conditions d’existence des individus à l’instar de l’OIT par exemple) ; la paradiplomatie des villes fondée sur la coopération en matière d’aménagement, de transports, de gestion des déchets et qui favorise l’amélioration du bien-être dans la vie locale2 ; les ONG qui promeuvent le secours aux plus vulnérables. Les individus ordinaires constituent un autre maillon de cette chaîne correspond aux qui peuvent aussi déployer des actions bienveillantes pour secourir des migrants (hospitalité), pour repenser leurs modes de consommation via la gestion d’espaces communs ou le recours aux circuits courts (sobriété).

Cette exploration invite à reconnaître la bienveillance non pas comme un substitut de la puissance et encore moins comme un fondement de la politique internationale. Ce serait totalement utopique. La bienveillance apparaît plutôt comme un liant ou un ciment dont la principale vertu est de favoriser la civilité. Car comme le soulignait avec justesse Pierre Hassner dans La revanche des passions : « Si nous n’avons pas à des degrés divers le sens de la fraternité, un monde purement d’intérêts comme un monde purement d’identités ne peut pas fonctionner ». Cette reconnaissance oblige à affermir notre compréhension des conditions favorables à la libération de la bienveillance. En cela, les représentants de l’Ecole anglaise comme Andrew Linklater dans le prolongement de Norbert Elias ont déjà contribué à mettre en évidence les liens entre conduites de retenue et effets des interdépendances3

Dans votre réponse, vous avez rapidement évoqué la bienveillance négative. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?

Frédéric Ramel : La bienveillance négative consiste à ne pas causer de dommages à autrui. Elle rime avec non-nuisance. En droit international, l’essor du principe de due diligence, qui vise à s’abstenir de nuire avant même qu’une action ne soit engagée, s’enracine sur l’esprit même de la bienveillance car activant une attention renforcée à l’altérité. Cette bienveillance négative ne doit pas être confondue avec les faces obscures de la bienveillance que je me propose d’explorer dans mon ouvrage. En effet, je n’exclus pas les dérives potentielles d’une action au nom de la bienveillance mais dont la portée se heurte au fondement même de ce qui en est fait la texture (ou la pulpe affective du respect pour reprendre l’expression de Ricoeur4) : son instrumentalisation à des fins de réputation, l’arrogance qu’elle peut entraîner en accordant aux bénéficiaires des aides qu’ils ne pourront pas rendre, l’absence de reconnaissance par les acteurs tiers qui peuvent la refuser de manière catégorique (et donc la nécessité d’accueillir leurs refus). 

Regardons par exemple le cas du Rwanda en ce qui concerne ce troisième phénomène. Les visées réconciliatrices quant à la mémoire du génocide rwandais se retrouvent dans les discours et les politiques publiques. Elles établissent un lien entre cohésion nationale (l’attachement au même pays meurtri dans le passé) et résilience personnelle (la guérison par le dépassement de soi). Une dynamique soutenue par des ONG impliquées dans ce travail tout cathartique d’émancipation par rapport aux haines. Mais la bienveillance se fourvoie lorsqu’elle impose un devoir de pardon aux victimes non prêtes encore à l’acceptation, non engagées encore dans ce cheminement délicat, non ouvertes encore aux excuses. Elle « étouffe l’indignation5 » de certaines de ces victimes et manque, ainsi, de subtilité en les considérant toutes selon un même et unique profil. En d’autres termes, les entrepreneurs du pardon se méprennent sur la justesse de leurs propres vues. Une conception éclairée de la bienveillance accueille ces faces obscures. Elle ne peut pas les effacer au nom d’une imposition de la bienveillance qui, sans nécessaire mesure, peut basculer dans le monde décrit par Stanislav Lem au cœur de son ouvrage Le congrès de futurologie : un gouvernement à tentations totalitaires modifiant la conduite de ses citoyens en libérant des bombes de mutuelle bienveillance…

« La bienveillance signifie accueillir l’altérité comme un autre soi-même dans un rapport d’égalité et non de domination » écrivez-vous. Une politique étrangère bienveillante est-elle possible ? Qu’impliquerait-elle ?

Frédéric Ramel : La prise en compte de la bienveillance dans les politiques étrangères n’est pas forcément nouvelle. Jacqueline de Romilly la décrit dans son bel ouvrage consacré à la douceur dans la pensée grecque6 comme Robert Axelrod dans sa fameuse théorie du comportement coopératif (éviter les conflits inutiles quand l’autre coopère, être susceptible si le partenaire privilégie la sortie de la coopération, être indulgent après avoir répondu à une provocation, être transparent afin de susciter une adaptation des autres joueurs). Au-delà de ces références classiques, une politique étrangère bienveillante implique une certaine tempérance ou retenue stratégique. Elle suppose d’adhérer aux principes de la non-nuisance à travers l’essor de l’exemplarité en vue de rendre plus robuste le principe de due diligence fondée sur l’adage « qui ne peut et n’empêche, pèche ». Une politique étrangère bienveillante se manifeste dans le domaine des conflits armés, de la protection de l’environnement ou encore des droits humains. Elle suppose la prise en compte de vulnérabilités réciproques face aux enjeux transnationaux qui exposent l’ensemble des sociétés aux mêmes risques (pandémies, changements climatiques). Néanmoins, ces implications restent en partie suspendues à plusieurs processus. Je me limiterai à deux d’entre eux ici : ne pas succomber à la démesure stratégique et bénéficier en tant qu’Etat d’une reconnaissance pleine et entière, au-delà de la dimension juridique. 

Les grandes puissances adoptent des postures susceptibles de succomber aux affres du premier et aux fragilités du second. Permettez-moi à nouveau de citer Pierre Hassner. Celui-ci comparait la politique étrangère de retenue de la Suisse à celle d’une Russie investie d’une mission civilisatrice face à l’Europe considérée comme décadente. La ligne de crête est délicate entre « respect des différences et affirmation d’une supériorité » soulignait-il. Cet équilibre non réalisé suscite parfois le ressentiment, à l’instar du cas russe depuis la sortie de la guerre froide. Une marginalisation diplomatique de Moscou associée à une influence occidentale de plus en plus saillante dans l’espace post-soviétique génère des mesures visant à revigorer une identité vacillante (annexion de la Crimée, offensives militaires russes en Ukraine …). En d’autres termes, une politique étrangère bienveillante s’apparente à une entreprise délicate mais en aucun cas elle ne saurait se confondre avec une intervention militaire à des fins de transformation des régimes politiques et ce, alors que les détracteurs de la bienveillance utilisent bien souvent cet exemple afin d’en nier l’existence dans l’espace mondial.

Dans votre ouvrage, vous faites un pas de côté par rapport à deux approches séduisantes des relations internationales. Ainsi, vous écrivez « Observer et promouvoir la bienveillance dans l’espace mondial, c’est aussi se distinguer par rapport à deux types d’approches actuelles très attractives. Les premières correspondent aux théories critiques, rassemblées sous le terme de sociologie politique de l’international (...). La deuxième approche est celle des théories du care. » Pourriez-vous nous en dire plus ?

Frédéric Ramel : Ces deux approches sont particulièrement stimulantes. La première dévoile les mécanismes de domination, la seconde souligne l’existence de conduites altruistes déployées en faveur des plus vulnérables. Je n’ai pas voulu m’inscrire dans ces deux approches pour deux raisons. La première tient tout d’abord à mon attachement à la sociologie des relations internationales. Si, par exemple, je cite Foucault dans l’introduction afin de mettre en relief la bienveillance comme potentiel qui fait écho au perfectionnisme moral, je privilégie Qu’est-ce que les Lumières et non Surveiller et punir. En d’autres termes, je n’exclus pas les côtés obscurs de la bienveillance comme instrument de domination mais je n’en fais pas la ligne directrice de ma démonstration. Cela n’empêche pas des collaborations futures car, au cours d’une conversation avec Didier Bigo sur ce thème, des points de convergence apparaissent comme l’exploration des conditions (tant sociales que biologiques d’ailleurs) qui expliquent le non-passage à l’acte d’un acteur terroriste (et donc la retenue stratégique).

Quant à la deuxième approche, des critiques féroces comme Yves Michaud ramènent la philosophie de la bienveillance à la théorie du care. Or la première déborde la seconde bien que toutes deux reposent sur un même socle : la sollicitude. D’une part, la philosophie de la bienveillance repose sur une conception de l’humain qui dépasse la vulnérabilité ; d’autre part, elle ne se restreint pas à une politique de compassion. 

Une approche bienveillante de l’international implique-t-elle d’adhérer à une histoire universelle qui prend l’humanité comme un tout indissociable ? Quelle place peut avoir la singularité ?

Frédéric Ramel : Georg Simmel avait déjà souligné l’étroite corrélation entre le développement de l’individualité et l’élargissement du lien social. Pour lui, « cette individualité de l’être et de l’action croît proportionnellement à l’extension du milieu social de l’individu »7. Il y a, en d’autres termes, une quête d’universalité qui passe par la reconnaissance de la singularité tant des individus (passage d’un individualisme quantitatif à un individualisme qualitatif dans l’évolution de la modernité) que des collectifs. Paul Ricoeur, grand philosophe de la sollicitude et de l’hospitalité, a élaboré une conception de l’universalisme plus en phase avec cette quête toujours renouvelée de reconnaissance. Une difficulté apparaît toutefois lorsque l’on cherche à étendre la bienveillance au-delà des cercles proches car plus l’action s’oriente vers des étrangers distants, plus la bienveillance perd en intensité. Par ailleurs, on ne peut pas être bienveillant tout le temps et envers tout le monde. Une part de sélectivité surgit. D’ailleurs, comme le souligne le philosophe Robert Spaermann : « les destinataires de la bienveillance sont si nombreux qu’il nous est impossible de venir en aide à chacun de la même façon »8

Vous avez conçu votre ouvrage comme un projet hybride, mêlant références aux sciences humaines et sociales mais aussi aux différents arts, une hybridation qui était déjà présente dans vos travaux notamment sur la musique et la diplomatie. Comment le travail du politiste s’enrichit-il de ces apports divers ?

Frédéric Ramel : Une partie de mes objets de recherche depuis une dizaines d’années sortent des sentiers battus ; ils abordent la sensibilité dans l’espace mondial à partir des images et, comme vous l’avez indiqué, de la musique, qu’elle soit populaire ou savante mais il y a quelque chose en plus dans cet ouvrage dont il ne faut pas oublier le sous-titre : il s’agit d’un Essai politique. Autrement dit, je propose une exploration. J’invite à soulever certains voiles, voire à engager une aventure. Cela se traduit par une liberté de ton que je n’avais pas encore expérimentée, une forme et un style qui diffèrent de mes écrits antérieurs. Par ailleurs, les supports artistiques sont des matériaux qui permettent d’éclairer la réalité politique et sociale de manière moins abrupte. En mobilisant les œuvres d’Emeric Lhuisset sur le réchauffement climatique ou le confinement (« Le bruit du silence »), de Saype sur la coopération entre les villes (« Beyond Walls »), ou plus largement des tableaux de peintres allant d’Holbein à Lévy-Dhurmer, je cherche à décrire la bienveillance comme attention à l’autre et au milieu à partir de représentations artistiques. Je ne suis pas le premier à emprunter ce chemin à Sciences Po. Bruno Latour avec l’Ecole des arts politiques et bien sûr Laurence Bertrand-Dorléac, l’actuelle présidente de la FNSP, sont des aiguillons. J’essaye modestement de suivre leur chemin. 

Pour finir, pouvez-vous nous dire quelques mots de la très belle carte retenue pour illustrer la couverture de votre ouvrage ?

Frédéric Ramel : C’est une amie, chargée de recherche CNRS en histoire médiévale, avec laquelle j’ai pratiqué pendant plus de vingt ans la flûte à bec dans un ensemble lyonnais qui m’a fait découvrir cette magnifique carte. Oronce Fine (1494-1555), premier titulaire de la Chaire de mathématiques au Collège de France et cartographe de François Ier, en est l’auteur. Elle s’inspire de la méthode de projection cordiforme (en forme de cœur) inventée par l’allemand Johannes Werner au début du XVIe siècle. Bien qu’elle présente des approximations eu égard aux connaissances partielles de l’époque (la jointure entre Amérique du Nord et Asie par exemple), elle propose la première prise en compte des terres australes non encore explorées.  Evidemment, elle possède une incontestable charge symbolique qui fait écho à l’esprit de l’ouvrage. D’une part, ne pas écarter l’imagination en tant que faculté humaine qui, selon Bachelard, « hausse le réel d’un ton ». D’autre part, suggérer un attachement à la Terre car, pour reprendre l’expression de Zigmunt Bauman à la fin de son Retrotopia (2017) : « nous – habitants de la Terre – nous retrouvons aujourd’hui, et comme jamais, dans une situation parfaitement claire, où il s’agit de choisir entre deux choses : la coopération à l’échelle de la planète ou les fosses communes ».

Propos recueillis par Miriam Périer

Bibliographie

- Hassner P., La revanche des passions, Paris, Fayard, 2015.
- Hutcheson F., Système de philosophie morale, Paris, Vrin, 2016.
- Jullien F., Fonder la morale. Dialogue de Mencius avec un philosophe des Lumières, Paris, Grasset, 1995.
- Linklater A., The Problem of Harm in World Politics, Cambridge, Cambridge University Press, 2011.
- Linklater A., Violence and Civilization in the Western States-Systems, Cambridge, Cambridge University Press, 2016.
- Michaud Y., Contre la bienveillance, Paris, Stock, 2016.
- Singer P., L’altérité efficace, Paris, Les Arènes, 2018.
- Spaemann R., Bonheur et bienveillance. Essai sur l’éthique, Paris, PUF, 1997.
- Van Cauwelaert D., La bienveillance est une arme absolue, Paris, Editions de l’Observatoire, 2019.

  • 1. Par lecture acoustique, on entend la place de l’écoute, du silence, de la résonance dans le travail quotidien des diplomates lesquels produisent des sons, modulent leurs voix, organisent des concerts comme instruments de représentation et de médiation. Voir Damien Mahiet, Rebekah Ahrendt, Frédéric Ramel. "Diplomacy: Audible and Resonant". Diplomatica. A Journal of Diplomacy and Society, 3 (2), 2021.
  • 2. « Interview with Rodrigo Tavares over Paradiplomatic Trend », IR Insider, 17 septembre 2018.
  • 3. Andrew Linklater, The Problem of Harm in World Politics, Cambridge, Cambridge University Press, 2011. Andrew Linklat, Violence and Civilization in the Western States-Systems, Cambridge, Cambridge University Press, 2016.
  • 4. Paul Ricoeur, « Sympathie et respect : phénoménologie et éthique de la seconde personne », Revue de métaphysique et de morale, 4, Octobre-décembre 1954, pp. 380-397.
  • 5. Valérie Rosoux, « Rwanda : la réconciliation idéalisée », Déviance et société, 2016, 40, 3, p. 309.
  • 6. Jacqueline de Romilly, La douceur dans la pensée grecque, Paris, Les Belles Lettres, 1978.
  • 7. Georg Simmel, Sociologie, Etudes sur les formes de socialisation, Paris, PUF, 1999, p. 686.
  • 8. Robert Spaemann, Bonheur et bienveillance. Essai sur l’éthique, Paris, PUF, 1997, p. 168.
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