Narendra Modi invité d'honneur du 14 juillet. Entretien avec Christophe Jaffrelot

06/07/2023

Les écologistes français ont qualifié le choix d’Emmanuel Macron de faire de Narendra Modi l’invité d’honneur du défilé militaire du 14 juillet de « faute politique majeure ». Cette invitation relève de l’intérêt national semble être une décision commerciale et stratégique. Qu’en diriez-vous ?

Démêler l’intérêt de la nation et les intérêts particuliers n’est pas chose aisée ! D’un côté, l’Inde est un partenaire important de la France dans ses efforts pour trouver des contrepoids à la Chine dans l’Indo-Pacifique - une stratégie aussi mise en oeuvre par les Etats-Unis, pays dans lequel Narendra Modi vient d’ailleurs d’effectuer une visite remarquée. Dans le cas français, l’enjeu de cette démarche est d’autant plus grand que la France est une puissance résidente de l’Océan indien, où New Delhi et Paris cherchent à collaborer davantage. D’un autre côté, l’intérêt national peut aussi s’incarner dans une diplomatie économique qui prend de plus en plus de place et dont les grands contrats sont une pièce maîtresse, qu’il s’agisse des commandes adressées par l’Inde à Airbus ou à l’industrie militaire. 

Des élections générales seront organisées en Inde au printemps 2024. Quelle est la situation politique du pays à moins d’un an du scrutin. Existe-t-il encore une opposition en Inde après la mise à l'écart de Rahul Gandhi ?

L’opposition au BJP de Narendra Modi existe, mais elle est divisée. En fait, c’est au niveau des Etats de l'Union indienne qu’elle est la plus vivace. Ce qui explique d’ailleurs que le BJP ne gouverne qu’une poignée des vingt-neuf Etats de l’Union. Ces partis régionaux cherchent surtout à dominer leur province et évitent, en conséquence, d’indisposer New Delhi pour ce faire. Le parti du Congrès redresse cependant la tête  comme en témoigne sa victoire éclatante au Karnataka le mois dernier  et il pourrait recouvrer sa capacité d'antan à être au centre d’une coalition regroupant de nombreux partis régionaux. Cela s’explique en partie par la popularité nouvelle de son leader, Rahul Gandhi, à la suite de sa « longue marche », un périple de 4 000 kilomètres qu’il a accompli à pied l’an dernier du sud au nord de l’Inde et qui a marqué les esprits. Cela ne suffira toutefois pas à déloger Modi du pouvoir en 2024, sauf, peut-être, si Rahul traverse à nouveau l’Inde, d’ouest en est, cette fois... 

Que peut-on dire de la situation des non hindous (musulmans, chrétiens) dans l’Inde de 2023 ?

Les minorités religieuses que sont les musulmans et les chrétiens sont victimes de discriminations croissantes. Leur représentation au sein de l’élite politique - qui n’a jamais été proportionnelle à leur poids démographique - tend à décroître (il n’y a par exemple que 5% de députés musulmans alors que les musulmans représentent 14,5% de la population d’après le recensement de 2011). Surtout, musulmans et chrétiens de l’Inde sont la cible de groupes de vigilantistes hindous qui exercent une véritable police culturelle. Celle-ci se traduit par des actions contre ce qu’ils appellent le love jihadformule dénonçant la soi-disant stratégie de séduction des femmes hindoues qui seraient celle des jeunes musulmans - d’où les attaques dont ceux-ci sont victimes lorsqu’ils fréquentent des hindoues (sur les campus universitaires ou ailleurs). La police culturelle prend aussi la forme d’une lutte contre le land jihad, qui consiste, cette fois, à empêcher les musulmans à s’installer dans des quartiers hindous, ce qui entraîne un véritable processus de ghettoïsation. Enfin, au nom de la protection des vaches, des fermiers musulmans sont pourchassés, voire lynchés, sous prétexte qu’ils amèneraient des bovins à l’abattoir. Au-delà de ces pratiques, les minorités sont visées par des lois ségrégationnistes, comme celles rendant les mariages inter-religieux et les conversions presqu’impossibles.         

Comment expliquez-vous le silence qui prévaut en Occident sur l’autoritarisme croissant de Narendra Modi ? 

Cette question nous ramène à la première : l’Occident ferme les yeux parce qu’il possède de multiples intérêts en Inde. 
Il y a toutefois d’autres explications. Premièrement, New Delhi réplique aussitôt - et vertement - à la moindre mise en cause concernant la qualité démocratique de son régime. Deuxièmement, l’Inde peut encore passer pour démocratique parce qu’elle organise des élections à intervalles réguliers. C’est d’ailleurs le propre des régimes populistes autoritaires : leurs dirigeants ont besoin de la légitimité que leur confère le suffrage universel pour s’élever au dessus des institutions censées défendre l’Etat de droit comme le système judiciaire. Toutefois, les élections ne sont pas vraiment concurrentielles (car l’opposition ne dispose ni de la même couverture médiatique ni des mêmes ressources financières) et entre les élections, une forme d’autoritarisme tend à l’emporter. La séparation des pouvoirs est ainsi battue en brèche à travers la mise en cause de l’indépendance de la justice : si les juges de la Cour suprême continuent à être cooptés par leurs pairs, seule la nomination de ceux qui ont l'heur de plaire au pouvoir est validée par le ministre de la Justice… De fait, la Cour suprême indienne, qui avait tenu l’exécutif en respect depuis des décennies, n’a pas pris une seule décision contraire au gouvernement depuis plus de cinq ans.          

Propos recueillis par Corinne Deloy

Photo de couverture : Paris, 3 juin 2017, le président français Emmanuel Macron reçoit le Premier ministre indien Narendra Modi pour une visite de travail. Crédit photo : Frédéric Legrand COMEO pour Shutterstock.

 

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