Les mutations des radicalités religieuses. Entretien avec Alain Dieckhoff

Le religieux fait un retour en force sur la scène internationale. Pour nous aider à comprendre où va notre monde, Alain Dieckhoff a dirigé l’ouvrage Radicalités religieuses. Au cœur d’une mutation globale (Albin Michel). Ce livre dresse un panorama des radicalités religieuses contemporaines pour nous aider à mieux saisir les rapports entre État, ethnicité, nationalisme, violence et religion. Rédigé par les meilleurs spécialistes, dont sept chercheurs du CERI, ce livre collectif reflète la vitalité de la recherche sur le fait religieux en France, et plus précisément au CERI.
Comment expliquer la recomposition du religieux sous des formes que vous qualifiez de « radicales et intransigeantes » alors même que beaucoup voyaient dans la modernité une marginalisation du religieux et dans la sécularisation un concept linéaire et irréversible ?
Alain Dieckhoff : Commençons par évoquer quelques faits récents : installation par le président Donald Trump d’un «bureau de la foi » destiné à protéger une liberté religieuse censément attaquée par les administrations démocrates ; désignation par des rabbins de l’armée israélienne de la guerre à Gaza comme « ordonnée par Dieu » alors qu’en écho le Hamas exalte sa lutte au nom de la « foi et de la croyance», bain rituel du Premier ministre Narendra Modi au confluent de fleuves sacrés lors de la grande Kumbh Mela, immense pèlerinage au nord de l’Inde ; invocation répétée de l’identité chrétienne de l’Europe par certains leaders populistes…. Que nous disent ces faits ? Que le religieux fait un retour en force sur la scène nationale et internationale et qu’il est, plus que jamais, mêlé au politique.
Cette visibilité retrouvée du religieux doit nous conduire à complexifier la question de la sécularisation comme José Casanova nous y a invité il y a trente ans déjà1. Il y a trois facettes de la sécularisation : la différenciation des sphères, c’est-à-dire la séparation des activités politiques, économiques, sociales des institutions et des normes religieuses ; le déclin des croyances et des pratiques religieuses ; la privatisation de la religion, c’est-à-dire sa relégation dans le for intérieur de chaque individu. Si la sécularisation comme différenciation est une dynamique puissante, de portée universelle, le reflux des appartenances confessionnelles est un phénomène plus parcellaire, essentiellement européen, tandis que la privatisation de la religion n’est pas un facteur structurel significatif de la modernité. Au contraire, on assiste plutôt à une relative déprivatisation de la religion c’est-à-dire à l’abandon par certains responsables religieux de la posture de retrait qui était la leur au profit d’une posture d’affirmation offensive dans l’espace public, sur des questions sociétales (contraception, mariage pour tous…) mais aussi proprement politiques. Parallèlement, beaucoup plus d’hommes politiques sollicitent le religieux dans leurs discours, voire leurs pratiques, et ce sur un mode instrumental mais aussi par conviction.
Comment les différentes stratégies de « retrait du monde » ou de « reconquête » religieuse, peuvent-elles être interprétées ?
Alain Dieckhoff : Précisons que notre ouvrage ne porte pas sur le religieux mainstream, qui est souvent proche des grandes institutions ecclésiales et qui anime encore au quotidien la vie de nombreux fidèles. Il s’intéresse aux courants qui défendent un religieux plus affirmé, plus absolu et qui ont aujourd’hui le vent en poupe . Les mouvements religieux que nous étudions dans ce livre, du salafisme à l’évangélisme en passant par le bouddhisme et l’hindouisme militants, l’ultra-orthodoxie juive, le catholicisme identitaire et d’autres, prétendent revenir aux racines et aux fondements de leur religion. D’où le terme de radicalité qui a été adopté.
Il importe toutefois de bien distinguer deux types de radicalités. L’une piétiste entend défendre la « vraie » foi et la stricte observance des pratiques religieuses. Elle ne formule pas de projet politique. Les catholiques défendant les rites pré-conciliaires, les juifs ultra-orthodoxes et la plupart des salafistes entrent dans cette catégorie. Une deuxième forme de radicalité que l’on peut qualifier d’activiste veut, elle aussi défendre les vertus d’une rigoureuse orthodoxie, mais en intervenant énergiquement dans la sphère publique, avec l’objectif final d’édifier un État « religieux » : c’est le cas des Frères musulmans, des sionistes religieux et de nombre d’évangéliques américains qui ont fait de l’entrisme notamment au sein du Parti républicain. Cela dit, il existe des passerelles entre ces deux types de radicalité, généralement dans le passage du piétisme vers l’activisme, comme dans certaines formes de salafisme qui ont donné naissance à des groupes prônant le djihad global (Al-Qaïda, Organisation de l’Etat islamique…).
Ce que vous nommez « le nationalisme religieux » en est une forme particulièrement active. De quoi s’agit-il ?
Alain Dieckhoff : Cette expression qui a été popularisée par le chercheur américain Mark Juergensmeyer2 renvoie à l’intrication du national et du religieux qui, en effet, est aujourd’hui indéniablement très fréquente. Elle désigne deux processus qui peuvent d’ailleurs être complémentaires. D’une part, la mobilisation par des acteurs politiques du religieux dont l’hommage rendu à l’influenceur Charlie Kirk, nationaliste chrétien de la droite radicale assassiné début septembre, offre un remarquable exemple. On y a vu le président Trump souhaiter le « retour de la religion en Amérique, car sans frontières, sans la loi et l’ordre et sans la religion, on n’a plus de pays ». Le deuxième processus est l’implication d’acteurs religieux en politique afin de mettre la religion au centre de la cité. Ici, on trouve des rabbins sionistes religieux qui veulent édifier un État conduit selon la « halakha » (Loi religieuse juive) ; là des cheikhs qui prônent un État gouverné selon la charia ; là encore des moines qui œuvrent à la consolidation d’un État bouddhique. Les traditions religieuses sont différentes, l’objectif le même : créer un État religieux.
Comment, en Israël, ces radicalités religieuses se déploient-elles ?
Alain Dieckhoff : On y retrouve très clairement les deux types de radicalité évoquées précédemment. D’un côté, l’ultra-orthodoxie connaît une croissance démographique continue (17% de la population juive actuellement). Elle est surtout intéressée par la préservation de l’autonomie des communautés qui s’en réclament. L’État d’Israël n’a, pour les ultra-orthodoxes, aucune signification religieuse, même s’il est attendu de lui qu’il soutienne financièrement leurs institutions. D’un autre côté, on trouve les sionistes religieux, c’est-à-dire des juifs pratiquants qui, eux, attribuent une portée religieuse à l’État d’Israël et y voient même un agent actif du messianisme. Ils défendent donc un engagement politique assumé, en particulier pour multiplier les colonies juives en Cisjordanie (Judée-Samarie). C’est la question du messianisme qui sépare fondamentalement les deux courants : pour l’ultra-orthodoxie, celle-ci n’est pas d’actualité pour le moment ; pour le sionisme religieux, elle fait pleinement sens aujourd’hui. Or comme l’avait noté dès 1980 Gershom Scholem, grand spécialiste israélien de la Kabbale, dans une mise en garde prémonitoire : « Dès que le messianisme s’introduit en politique, cela devient très dangereux. Cela peut seulement conduire au désastre.»3
Propos recueillis par Corinne Deloy
Photo de couverture : Couverture de Radicalités religieuses. Au cœur d’une mutation globale (Albin Michel).
Photo 1 : Jérusalem, Manifestation Couverture de contre l'intention de recruter des yeshiva ultra-orthodoxes dans les Forces de défense israéliennes. Crédit Michael Hatzalam pour Shutterstock.
Photo 2 : Miami, 26 juin 2019, rassemblement devant le lieu où se tenait le débat présidentiel démocrate. Crédit Hernando Sorzano pour Shutterstock.
Lire Différentes nuances du fondamentalisme en islam : pour une typologie des radicalités. Entretien avec Stéphane Lacroix
- 1. Public Religions in the Modern World, Chicago, The University of Chicago Press, 1994.
- 2. The New Cold War ? Religious Nationalism confronts the Secular State, Berkeley, University of California Press, 1993.
- 3. «The Threat of Messianism. An Interview with Gershom Scholem», The New York Review of Books, 14 août 1980.