Les lieux de la colère : occuper l’espace pour contester.

20/09/2016
Couverture livre

Spécialiste des partis et des mouvements sociaux en Amérique latine, Hélène Combes est chargée de recherche au CNRS. Elle a rejoint le CERI en 2011 et a récemment coordonné, avec David Garibay et Camille Goirand, l’ouvrage intitulé Les lieux de la colère : occuper l’espace pour contester, de Madrid à Sanaa paru chez Karthala.

- Cet ouvrage s’intéresse à un angle mort dans la sociologie des mouvements sociaux : que signifie « spatialiser l’analyse des mobilisations » ?

 - Je vais partir du paradoxe  qui a été à l’origine de cet ouvrage collectif : les mobilisations étaient souvent associées, dans les médias, à des lieux physiques. Pendant les révolutions arabes, la mobilisation a souvent été  nommée en fonction de la place où elle se tenait : place Tahrir, la place du changement à Sanaa, puis Gezi en Turquie, etc. 

En revanche, si on regarde la littérature sur les mouvements sociaux, cette question – du moins dans l’espace français était assez peu traitée. Dans les années 1990, il y a eu tout un renouveau de l’étude de l’action collective en France qui est souvent passé par l’analyse du répertoire d’actions (la manifestation, les grèves de la faim, les occupations). Paradoxalement, ces travaux, même s’ils s’intéressaient à des mobilisations situées dans l’espace, ne traitaient pas de la question spatiale de façon  spécifique. On a donc souhaité, en s’inscrivant d’ailleurs dans un renouveau de la question spatiale dans les sciences sociales en général, combler cette lacune dans le cas français. 

Notre choix a été de traiter cette question des lieux de contestation à travers une multiplicité d’angles analytiques et disciplinaires. Des collègues aussi bien politistes, géographes, urbanistes, sociologues et anthropologues ont apporté leur regard sur des situations locales et nationales contrastées : la France dont la Guyane,  les Etats-Unis, le Pérou, Le Mexique, Le Chili, l’Argentine ou encore le Yémen.  Notre démarche se revendique donc d’un comparatisme à travers les questionnements qui sont posés à ces différentes configurations nationales.

- Concrètement, en quoi l’espace compte ?

- La question de l’espace est abordée sous différents angles. Le premier axe montre  comment l’espace structure physiquement la mobilisation. Prenons l’exemple de Nuit Debout : l’espace de la place a un effet sur les possibilités de ce mouvement.  L’ampleur de l’assemblée  dépend en partie de questions techniques : la sono ne permet pas de couvrir l’ensemble de la place. Rapidement, l’espace s’est divisé entre un côté de la place consacré aux discussions et un autre consacré à la dimension plus festive de la mobilisation.  La localisation de la place de la République, au centre de Paris, a permis des mobilisations flash en forme de toile d’araignée : on allait faire telle action, on revenait. Le statut d’espace public – et le type de relation avec les pouvoirs publics- a conditionné le caractère non permanent (toutes les installations sont démontrées le soir pour être replacées le lendemain) du mouvement.

L’espace finit donc par façonner le type de mobilisation que l’on peut avoir. Le chapitre d’Héloïse Nez sur le mouvement des Indignés en Espagne nous donne ainsi des piste pour étudier Nuit Debout. Elle montre comment le choix de la délibération va être contraint, altéré, modifié en fonction des espaces qui sont choisis. Les espaces ouverts de la première étape du mouvement– la Plaza del Sol mais aussi des places de quartier–sont partagés avec d’autres usagers, ce qui n’est pas toujours simple. Cet espace ouvert est aussi parfois excluant : les sans-papiers craignent des arrestations, les personnes les plus âgées sont incommodées par l’inconfort.  Puis l’hiver arrivant,  les militants choisissent de se replier sur des espaces fermés, plus courants comme des locaux associatifs. La configuration de ces espaces là, avec une estrade, des chaises, va aussi modifier la manière de délibérer. L’espace a  ainsi des effets sur la forme mais aussi, in fine, sur la question du maintien de la mobilisation.

De plus, dans plusieurs pays qui ont été étudiés dans le cadre de cet ouvrage, comme le Yémen, le Chili, le Pérou, le Mexique etc., les mobilisations sont régulièrement réprimées et impliquent parfois  la mort des personnes mobilisées. Le contrôle de l’espace est alors crucial pour les militants : à travers des barricades comme à Oaxaca ou des contrôles à l’entrée des places comme à Tahrir au Caire.

Il y a donc des dimensions très pratiques. L’espace physique contraint la mobilisation, a des effets sur les interactions avec les autres acteurs, notamment la police ou les groupes d’opposants. C’est une autre dimension qu’il nous paraissait importante d’analyser de manière fine, à travers des exemples extrêmement concrets et le vécu des mobilisés. 

-Comment l’espace façonne-t-il les identités militantes ?

- C’est un deuxième axe traité dans l’ouvrage : la dimension symbolique des lieux. Plusieurs contributions montrent comment le lieu contribue à construire ou réaffirmer une identité collective, et comment ce choix des lieux nourrit la mobilisation à travers les symboles qui sont derrière ces lieux.  Cette dimension symbolique des lieux peut aussi être construite par la mobilisation. C’est ce que montre Anahi Alviso à travers l’analyse du travail des artistes sur la place du changement à Sanaa.

De plus, dans bien des pays, il existe une géographie politique des lieux : les mobilisations liées à des causes de gauche ne vont pas se dérouler dans les mêmes endroits que celles de la droite. C’est une première dimension assez évidente, et qui a été documentée, notamment dans le cas français : Danielle Tartakowsky a montré que pour les mobilisations de droite, c’est plutôt Champs Elysées et Trocadéro, et pour les mobilisations de gauche,  de République à Nation. C’est une manière d’inscrire la mobilisation dans un espace militant qui donne une lisibilité presque immédiate aux militants. Un troisième axe de l’ouvrage montre justement comment l’espace façonne les identités militantes et les transforme : que devient une mobilisation indienne en ville (chapitre de Doris Buu-Sao) ? Comment pendant l’unité populaire au Chili (1970-1973),  la contestation est façonnée par les espaces de vie et de travail des ouvriers (chapitre de Franck Gaudichaud) ?

- A la lecture de l’ouvrage, on a l’impression que l’occupation des places constitue une pratique qui se diffuse de plus en plus à l’échelle globale. Et, dans le même temps, les configurations nationales et locales pèsent toujours…

- Lors de la rédaction de ce livre, nous avons été particulièrement attentifs à l’historicité nationale  voire locale des mobilisations. Julie Metais étudie la mobilisation des enseignants (Maestros) au Mexique. L’Etat de Oaxaca a une très forte tradition de syndicalisme indépendant depuis les années 1980 et a eu une expérience assez marquante en 2006 que l’on a appelée la « Commune de Oaxaca» où la capitale régionale a été occupée pendant près de 4 mois par des enseignants qui venaient de zones rurales de l’Etat et qui ont mis en place des barricades. La référence à la Commune de Paris est un peu évidente mais, en fait, ça renvoie beaucoup plus à des répertoires qui sont très ruraux au Mexique où les communautés locales cherchent à contrôler la population qui circule sur son territoire dans un contexte de montée en puissance du narcotrafic ou de conflits entre villages. Il y a donc toute une tradition de mise en place de barricades pour contrôler l’entrée des villages, et ce répertoire très rural a été transposé en milieu urbain pour contrôler l’espace. Une occupation peut donc avoir des aspects d’un répertoire très local et en même temps s’inscrire dans une tradition mexicaine d’occupation des places que j’ai étudiées dans le cas de Mexico, tout en ayant un référent symbolique international, la commune.

Plus généralement, il me semble que l’occupation des places est à mettre en lien avec la transformation des pratiques militantes et la volonté de se réapproprier le débat collectif. On peut se demander si on ne voit pas se développer ou se généraliser une nouvelle étape dans la manière de contester qui passe par une relocalisation de l’action.   Dans bien des cas, cela implique aussi un accès plus ouvert, que dans les organisations traditionnelles, aux débats collectifs. Héloïse Nez évoque ce tournant participatif dans le cas des Indignés. De même à Nuit Debout, ce n’est pas au nom d’un collectif qu’on prend la parole : un responsable syndical a le même temps de parole qu’un novice. L’occupation d’une place renvoie à un militantisme souvent de proximité fondé sur la volonté de débattre en dehors des formats spatiaux et militants des organisations politiques. 

- Les espaces traversés par les militants ne sont pas seulement géographiques, mais aussi sociaux…

- Cette question est aujourd’hui au cœur des préoccupations sur l’espace. Ainsi, Charlotte Pujol qui est géographe, montre à partir du mouvement des chômeurs en Argentine comment  les manifestations permettent aux chômeurs, venus de quartiers populaires, de se réapproprier la ville. Cela modifie leur routine de vie, mais aussi la perception que peuvent en avoir le reste des habitants.  

Dans un espace urbain très clivé et très inégalitaire, cette mobilité remet en cause une partie de l’ordre social.  Par exemple, une association de lutte pour le logement sur laquelle j’ai travaillé avait reconstruit un quartier populaire sur la place centrale de Mexico ; les militants ont habité un temps ce campement pour montrer ce qu’est un bidonville en le plaçant au centre de la ville. Imaginez la reconstitution une cité du 93 place l’Hôtel de Ville à Paris par exemple ! 

Dans une autre perspective, Sylvie Ollitrault s’intéresse aux effets que peut avoir le stock d’expériences spatialisées, pour reprendre le terme de Paul-André Rosental, sur les engagements militants. A partir de deux groupes, des paysans bretons et un groupe de Green Peace, elle montre comment les expériences de mobilité, notamment internationale, interagissent avec des pratiques qui sont ensuite très locales et donc comment finalement la mobilité antérieure des personnes va avoir un impact sur la manière dont ils vont se mobiliser. 

De même, Doris Buu-Sao travaille sur des étudiants indiens au Pérou qui viennent de communautés de la forêt amazonienne péruvienne et qui sont étudiants dans une capitale régionale. Elle montre quels effets cette mobilité géographique a sur eux, comment ils vont essayer de reconstruire symboliquement mais aussi de manière très pratique le village à l’intérieur même de la ville. Ils sont accueillis par une ONG qui leur met à disposition un terrain, et ils reconstruisent un espace avec notamment des huttes très semblables à leurs villages, ce qui est à la fois un choix de mode de vie mais aussi un choix d’affichage  de leurs revendications. 

 

Propos recueillis par Nathalie Tenenbaum
Transcription : Luca Taiariol
Crédits photo : Laurent Gayer

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