Les Etats, imparfaits mais indispensables

01/02/2019

Par Alain Dieckhoff, directeur du CERI

La scène internationale est, plus que jamais, en mouvement. Elle l’a, bien sûr, toujours été, mais aujourd’hui, il est plus difficile de décrypter les choses car les principes d’organisation (comme celui qui prévalait avec la bipolarité durant la guerre froide) se sont affaiblis. Il reste que certaines tendances sont indéniables. Alors que la mondialisation, économique et financière, poursuit son cours, la réaffirmation des souverainetés étatiques est forte. Ce souverainisme est particulièrement défendu par des régimes autoritaires ou semi-autoritaires (Chine, Russie, Turquie...) qui, par une pente presque naturelle, ont tendance à affirmer leur puissance militaire. Il est aussi revendiqué par d’autres acteurs, à commencer par les dirigeants populistes qui prétendent placer la défense de ce qu’ils conçoivent comme leur intérêt national avant tout le reste. L’exemple le plus emblématique est celui des Etats-Unis dirigés par Donald Trump qui a adopté une position générale beaucoup plus agressive vis-à-vis du reste du monde. Celle-ci s’est traduite par des décisions en rupture avec un certain consensus international, comme la reconnaissance de Jérusalem comme capitale d’Israël ou la dénonciation de l’accord sur le nucléaire iranien. Elle est passée par l’adoption d’une posture de confrontation beaucoup plus frontale face au rival chinois (hausse des tarifs douaniers), mais aussi, fait inédit, face à ses alliés, qu’il s’agisse des pays européens ou du Canada (avec lequel un nouvel accord de libre-échange, incluant aussi le Mexique, a été finalement signé en novembre 2018). Elle s’est enfin concrétisée par une dénonciation en règle du multilatéralisme qui a mené au désengagement d’accords internationaux (partenariat transpacifique, accord de Paris sur le climat) et au retrait pur et simple d’organisations et d’organes internationaux (UNESCO, Conseil des droits de l'homme de l'ONU). Cette réaffirmation altière et unilatérale de la souveraineté fait des émules en Europe, en particulier dans les pays dirigés par les populistes, comme la Pologne et la Hongrie, mais aussi le Royaume-Uni, empêtré dans un Brexit pour le moins chaotique.

Toutefois, les effets de souverainisme sont, pour l’heure, plutôt tempérés au sein de l’Union européenne parce que cette dernière remplit son rôle d’endiguement du nationalisme. Ainsi, le gouvernement polonais a-t-il dû faire marche arrière sur sa très controversée réforme de la Cour  suprême (qui aurait réduit l’autonomie du pouvoir judiciaire) après que la Cour de justice de l’Union européenne a jugé cette loi non conforme au droit européen. En ce sens, le projet européen tel qu’imaginé par les pères fondateurs dans les années 1950 fonctionne bien : par les liens multiples qu’il a créés, il entrave la fièvre nationaliste.

Si la mise en œuvre d’un souverainisme sans entrave constitue, sur la plan international, un facteur de désordre, car il favorise l’unilatéralisme tout azimut, cela ne signifie certainement pas qu’il faille prôner l’affaiblissement de l’Etat, voire son dépérissement. L’absence d’Etat, au sens d’autorité centrale instituée, liée à une population et à un territoire, est en effet un élément majeur du désordre contemporain. On le voit dans le monde arabe. Irak, Syrie, Yémen, Libye, sont ainsi tous quatre affectés par les mêmes maux. En premier lieu, la décomposition de ces Etats a fait ressurgir avec force les clivages religieux - sauf en Libye presque totalement sunnite -, en particulier celui entre sunnites et chiites ouvrant le temps d'une discorde d’autant plus prompte à s’envenimer qu’elle est alimentée par l’interventionnisme de l’Arabie Saoudite d’une part, et de l’Iran d’autre part.

En deuxième lieu, le délitement des Etats a favorisé la résurgence de "nationalismes périphériques" qui tentent d’édifier un espace politique autonome, voire indépendant. En Syrie et en Irak, les Kurdes dont les aspirations nationales ne furent pas prises en compte lors du redécoupage étatique à l’issue de la Première Guerre mondiale se sont ainsi employés à consolider méthodiquement leur base territoriale. Au Yémen, de vieilles plaies se sont rouvertes. L’unification de 1990, demeurée fragile, est ouvertement contestée par le mouvement sudiste qui a retrouvé une nouvelle vigueur. En Libye, le défi est plus limité, même s’il y existe des séparatistes en Cyrénaïque (dans l’Est du pays) et si les Amazighs et les Touaregs expriment de fortes demandes de reconnaissance culturelles.

En troisième lieu, la désagrégation de ces Etats a conduit à des mouvements massifs de population, à l’intérieur des pays, mais surtout au-delà des frontières, ce qui pose des problèmes d’accueil et peut aussi avoir des effets régionaux déstabilisateurs. Cette désagrégation a aussi facilité d’émergence de "zones franches" investies par des groupes djihadistes, se réclamant pour l’essentiel soit d’Al-Qaida, soit de Daech, qui alimentent des réseaux terroristes.

L’existence de tels Etats faillis, dont on pourrait sans peine trouver d’autres exemples dans le monde, entretient une dangereuse anarchie internationale. La reconstruction d’Etats efficaces et légitimes est donc un impératif cardinal si l’on entend rétablir davantage de cohésion dans le système international. Les Etats demeurent d’indispensables acteurs, mais pour le bon fonctionnement de la société internationale, il ne faut ni qu’ils affirment une hyper-souveraineté dominatrice ni qu’ils n’aient plus qu’une souveraineté nominale. C’est vers une souveraineté raisonnée, ouverte et responsable qu’il faut tendre.

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