Les enjeux nucléaires discrets mais cruciaux de l’année 2021

22/02/2021

Par Benoît Pelopidas et Clément Therme

En 2021, il existe sur notre planète
 
plus de 13 000 armes nucléaires dont la plupart ont une capacité de destruction supérieure à l’explosif qui a rasé la ville d’Hiroshima le 6 août 1945. Plus de 1600 d’entre elles, aux Etats-Unis et en Russie, sont en état d’alerte. Elles peuvent être lancées en moins de quinze minutes et une guerre impliquant moins de 1% des arsenaux nucléaires actuels mettrait en péril l’approvisionnement en nourriture de la planète. Au moins depuis l’invention de missiles balistiques intercontinentaux, qui ne peuvent pas être interceptés ou rappelés, la protection des populations contre une attaque nucléaire délibérée ou accidentelle n’est plus possible. Le conseil pour la science et la sécurité du Bulletin of the Atomic Scientists a ainsi considéré que le danger nucléaire contemporain demeurait, fin janvier 2021, à un niveau aussi élevé que l’an passé, le plus haut depuis le début de l’âge atomique.


La fin de la Présidence Trump et la passation de pouvoir à Joe Biden nous ont rappelé cette vulnérabilité et ont à nouveau posé la question de l’autorité d’utiliser ces systèmes d’armes, de la chaîne de commandement qui y préside, et de ce que la recherche ouverte peut en savoir. On a ainsi découvert qu’une fois le premier ordre de lancement donné, ceux qui suivent sont beaucoup moins encadrés.

L’actualité de ce début d’année remet ainsi la question de la vulnérabilité nucléaire et celle du choix de l’avenir en la matière au cœur de la diplomatie et des politiques de défense sur le très long terme. Ce choix oppose, en premier lieu, une logique d’interdiction des armes nucléaires sous forme d’un traité multilatéral qui vient d’entrer en vigueur à un processus industriel de modernisation de ces systèmes d’armes dans tous les Etats dotés qui se projette sur le prochain demi-siècle. La maîtrise des armements apparaît comme une troisième logique intermédiaire.

Ainsi, le 24 janvier 2021 a marqué le 75e anniversaire de
 la première résolution de l’assemblée générale des Nations-Unies, qui prévoit la création d’une "commission chargée d’étudier les problèmes soulevés par la découverte de l’énergie atomique" dont le mandat consiste notamment à "éliminer des armements nationaux les armes atomiques et toutes autres armes importantes permettant des destructions massives". Cet anniversaire a coïncidé à deux jours près avec l’entrée en vigueur d’un Traité d’Interdiction des Armes Nucléaires, pour l’instant signé par 86 Etats et ratifié par 52. Ce traité est l’issue d’un long processus de mise en question de la dissuasion nucléaire comme pratique qui fonderait la sécurité internationale.

Ensuite, la logique de la maîtrise des armements incarnée par des traités multilatéraux (tels que le traité INF dont les Etats-Unis et la Russie sont tous deux sortis en 2019) reparaît avec la prolongation du Traité New START pour cinq ans en mois de février 2021. Ce traité bilatéral entre les Etats-Unis et la Russie, qui disposent à elles seules de plus de 90% des armes nucléaires sur la planète, est entré en vigueur le 5 février 2011 et allait expirer. Ce choix de la maîtrise des armements nucléaires sous forme bilatérale coïncide avec le fait que les Etats dotés d’armes nucléaires ont affirmé qu’ils
 ne signeraient jamais le Traité d’Interdiction.
Alors qu’aucun nouvel Etat doté ne s’est affirmé depuis octobre 2006, soit la durée la plus longue depuis 1945, et que le nombre de programmes nucléaires connus en cours est historiquement bas, le cadrage du problème nucléaire comme problème de prolifération demeure, négligeant les autres formes de vulnérabilité nucléaire.

L’issue du programme nucléaire iranien sera cruciale, mais les erreurs de perception sur le sujet sont profondes. Ainsi, selon un sondage mené dans neuf pays européens en 2019 , 46% de la population adulte est convaincue que l'Iran est déjà en possession d'un arsenal nucléaire militaire. Aucun autre État non doté n'a été identifié à tort comme un État doté d’armes nucléaires à des niveaux même éloignés. En d'autres termes, le nombre d'Européens qui croient à tort que l'Iran possède la bombe est nettement plus important que le nombre d'Européens qui supposent à juste titre que le Royaume-Uni, lui, possède des armes nucléaires. De même, l’annonce de la reprise de l’enrichissement à 20% par la République islamique, si elle l’approcherait d’une capacité de développer des armes nucléaires, s’explique aisément par une volonté de renforcer la position de Téhéran dans les négociations à venir. Alors que l’on anticipait en Occident une "tricherie" de l’Iran, ce sont finalement les Etats-Unis qui se sont retirés de l’Accord sur le nucléaire du 14 juillet 2015 (JCPOA) au mois de mai 2018. Face à cette politique de "pressions maximales" de l’Administration Trump, Téhéran a attendu une année pour commencer à réduire ses engagements dans le cadre de l’Accord. En février 2021, seules la Russie et la Chine ne sont pas accusées par l’une des parties au JCPOA de "violations" par une autre partie. Le retrait américain est considéré comme une violation par les Iraniens, tout comme la réduction drastique des échanges économiques avec les pays européens sous la pression de Washington depuis le printemps 2018. Les trois européens (EU-3, à savoir Paris, Londres et Berlin) et Washington estiment pour leur part que la réduction des engagements iraniens constitue une violation de l’Accord. La position française sur le nucléaire iranien est ambivalente, à la fois dans une posture de médiation tout en défendant une ligne dure, longtemps appelée par le ministre des Affaires étrangères du Président Hollande, Laurent Fabius, la "fermeté constructive". Cette présence récurrente du nucléaire iranien dans l’actualité internationale est sans doute l’un des facteurs à l’origine des perceptions qu’ont les populations européennes des enjeux du nucléaire iranien.

S’ajoute à cela, à l’échelle européenne, l’effectivité du Brexit qui fait de la France le seul Etat membre de l’UE doté d’armes nucléaires. Dans ce contexte, il n’est pas exclu que la proposition d’européaniser la politique nucléaire française, née dans les années 1950 et ravivée en février 2020 par le Président Macron, soit à nouveau évoquée. Plus encore, se pose la question du dimensionnement pertinent de l’arsenal nucléaire français au vu de découvertes sur ses performances passées. Les attitudes des publics européens en la matière, que nous connaissions mal jusqu’à récemment, s’avèrent particulièrement tranchées et corrélées à leur compréhension des évènements d’Hiroshima et de Nagasaki.

La prochaine conférence d’examen du Traité de Non-Prolifération (TNP), le traité multilatéral le plus largement ratifié, marquera son cinquantième anniversaire et le vingt-cinquième anniversaire de son extension indéfinie en 1995. Cette conférence d’examen, prévue en mai 2020 et reportée du fait de la pandémie de COVID-19, va remettre face à face des interprétations incompatibles des promesses faites dans le cadre de ce traité, notamment en termes de désarmement nucléaire et de progrès sur une zone exempte d’armes nucléaires au Moyen-Orient. Cette discussion promet de reprendre dans un contexte où les autorités politiques israéliennes présentent le programme nucléaire iranien comme une "menace existentielle" pour la survie de l’Etat hébreu et que la confrontation idéologique israélo-iranienne est devenue multidimensionnelle depuis 1979.

Même si les enjeux liés aux arsenaux nucléaires demeurent discrets sur l’agenda de la politique internationale, ce début d’année 2021 nous force à remettre la vulnérabilité nucléaire au centre de nos préoccupations et à formuler des choix de long terme clairs sur la façon dont elle sera gérée. Nous avons esquissé les différentes attitudes présentes sur la scène internationale : "modernisation/perpétuation" des arsenaux, maîtrise bilatérale des armements et stigmatisation visant l’élimination des arsenaux. Il est important de mesurer que cette confrontation n’est pas qu’affaire d’armements. Elle pose également les questions de l’articulation entre l’avenir des arsenaux et de la filière électronucléaire, notamment la façon dont se comprennent la possibilité des accidents, des limites du contrôle sur ces technologies, dix ans après Fukushima et trente-cinq après Tchernobyl. L’enjeu s’étend à l’avenir de l’UE mais aussi de l’OTAN qui, depuis 2010, se pense comme une "alliance nucléaire".

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