Les deux Pologne, entre l'Union européenne et Trump

La victoire à l’élection présidentielle polonaise du candidat soutenu par le parti de droite conservatrice Droit et justice (PiS), Karol Nawrocki, avec un peu moins de 51 % des suffrages, contre 49 % pour son adversaire, le centriste Rafal Trzaskowski, met en évidence le clivage politique et sociétal qui existe au sein de la population polonaise. En outre, en la personne de Nawrocki, les trumpistes européens, au premier rang desquels Viktor Orban, obtiennent un allié supplémentaire.
L’élection présidentielle polonaise remportée de justesse (50,89 %) par Karol Nawrocki, le candidat de la droite nationaliste, face à Rafal Trzaskowski, le maire de Varsovie et candidat de la coalition gouvernementale, illustre et renforce la polarisation politique du pays ainsi que la poussée de la droite populiste « trumpiste » en Europe du Centre-Est. On s’est beaucoup interrogé, depuis le début de la guerre en Ukraine, pour savoir si le centre de gravité géopolitique européen se déplaçait vers l’Est. L’élection polonaise semble confirmer que le centre de gravité politique se déplace vers la droite.
Une victoire sur le fil
On assiste à une érosion relative du duopole des deux grands partis, la Plateforme civique (PO) et Droit et justice (PiS), dont les leaders, respectivement l’actuel premier ministre Donald Tusk et Jaroslaw Kaczynski, dominent le paysage politique depuis plus de vingt ans.
L’habileté de Kaczynski fut de proposer à la présidence (poste qui était occupé depuis 2015 par un homme du PiS, Andrzej Duda) un candidat sans responsabilités dans son parti, peu connu du grand public il y a quelques mois et surtout d’une autre génération. Nawrocki, historien de formation et directeur de l’Institut de la mémoire nationale, a contribué à façonner la politique mémorielle du PiS. Malgré son passé trouble d’ancien hooligan, il a réussi à s’imposer au second tour en puisant dans le réservoir de voix sur sa droite.
Au premier tour, il avait obtenu 29,5 % des suffrages, contre 31,36 % pour Trzaskowski ; mais les deux candidats d’extrême droite – Slawomir Mentzen, ultranationaliste et libertarien sur le plan économique, et Grzegorz Braun, monarchiste, réactionnaire assumé et antisémite – avaient totalisé 21 % des voix. Ils ont attiré un électorat jeune (60 % des 18-29 ans) qui, au second tour, s’est très majoritairement reporté sur Nawrocki.
Malgré une participation élevée (71 %) et un vote favorable de la diaspora polonaise (63 %), Trzaskowski n’a pas su suffisamment mobiliser les voix des candidats du premier tour liés à la coalition gouvernementale, qu’il s’agisse des candidats classés à gauche (10 % à eux deux) ou du centre droit (le mouvement Troisième voie, de Szymon Holownia, 5 % au premier tour).
Un gouvernement Tusk qui peine à mettre ne oeuvre son programme
Deux Pologne se font face : celle des grandes villes avec un niveau de revenus et d’éducation plus élevé ; et celle, plus rurale, des petites villes, plus conservatrice sur les questions de société, plus liée à l’Église catholique.Les thèmes de la nation (Nawrocki a eu pour slogan de campagne « La Pologne d’abord, les Polonais d’abord »), de la famille et des valeurs traditionnelles gardent une forte résonance dans un électorat fidèle au PiS depuis plus de vingt ans. La carte électorale, avec une nette division Nord-Ouest (acquis à la PO)/Sud-Est, confirme celle des élections présidentielles précédentes et renvoie même à celle de la partition de la Pologne à la fin du XVIIIe siècle. C’est dans la partie qui fut jusqu’en 1918 sous la domination de la Russie que le vote pour le PiS est plus prononcé. Un catholicisme plus traditionnel de ces régions moins développées et le lien avec le sentiment national expliquent en partie ces pesanteurs historiques.
L’explication économique du vote est peu convaincante. La Pologne a connu depuis un quart de siècle une transformation formidable portée par une croissance économique constante (passée de 25 % à 80 % de la moyenne de l’UE en termes de PIB par habitant), certes inégalement répartie, mais qui a préservé un État-providence relativement généreux. À l’évidence, cette croissance, tirée par les investissements venus d’Europe occidentale (en premier lieu d’Allemagne) et par les fonds structurels européens (3 % du PIB), n’assure pas une assise électorale suffisante à un gouvernement libéral centriste et pro-européen.
C’est précisément la performance du gouvernement qui peut fournir une des clés de l’échec de Trzaskowski. Arrivé au pouvoir fin 2023 avec un agenda réformiste, le gouvernement de Donald Tusk n’a pu que très partiellement mettre en œuvre son programme, et il n’est pas aisé d’être le candidat d’un gouvernement peu populaire. La coalition gouvernementale sort fragilisée de l’échec de son candidat.
La raison première de l’enlisement des réformes tient précisément au blocage présidentiel. En effet, le président a des pouvoirs limités mais il contresigne les lois, et passer outre son veto nécessite une majorité des deux tiers au Parlement, dont la coalition gouvernementale ne dispose pas. Il joue aussi un rôle en politique étrangère dans la représentation du pays et surtout en matière de nomination de juges, en particulier pour les chambres de la Cour suprême, ce qui a précisément entravé les réformes de la justice attendues après huit années de mainmise du PiS. C’est surtout dans ce domaine que Duda fit de l’obstruction. L’élection de Nawrocki, au tempérament de bagarreur bien connu, promet une cohabitation rugueuse.
Les principales implications de l'élection de Nawrocki au plan international
Donald Tusk est aujourd’hui plus populaire en Europe qu’à l’intérieur de la Pologne : on peut parler à cet égard de « syndrome Gorbatchev ». En Europe centrale, le groupe de Visegrad (qui réunit la Hongrie, la Pologne, la Tchéquie et la Slovaquie), profondément divisé par la guerre en Ukraine, pourrait retrouver un dénominateur commun autour d’un populisme souverainiste dont le Hongrois Viktor Orban est le chef de file. Orban a d’ailleurs été le premier à saluer la victoire de Nawrocki, suivi par le voisin slovaque, Robert Fico. La Tchéquie pourrait également se doter d’un leader issu de cette mouvance si Andrej Babis remporte les législatives cet automne. Nawrocki ne dépareillera pas dans ce tableau.
Depuis le retour de Donald Tusk au pouvoir, et particulièrement au cours de la présidence polonaise de l’UE qui s’achève le 30 juin prochain, l’accent a été mis sur le « retour de la Pologne » au cœur du processus européen. Dans un contexte marqué par la guerre en Ukraine et le rôle essentiel de la Pologne dans l’articulation d’une réponse européenne, le groupe de Weimar (Paris-Berlin-Varsovie) retrouvait un nouveau rôle. Ceci grâce à trois éléments convergents : le président français affirmant sa fermeté face à la Russie ; le nouveau chancelier allemand, Friedrich Merz, brisant quelques tabous sur la défense et la rigueur budgétaire ; et Donald Tusk, ancien président du Conseil européen, retrouvant une place au cœur de l’UE que ses prédécesseurs avaient désertée. L’ossature d’une Europe stratégique se dessinait.
Or le président Nawrocki et, plus généralement, le PiS affichent une autre approche de l’UE : on se pose en s’opposant. Et de jouer sur le ressentiment anti-allemand en réclamant des réparations 80 ans après la fin de la guerre et en affirmant la souveraineté de la Pologne face à une « Europe dominée par l’Allemagne ». À peine renforcé par le traité bilatéral entre la France et la Pologne signé le 9 mai dernier, le triangle de Weimar pourrait être affaibli sur le flanc polono-allemand.
Nawrocki est bien placé pour jouer sur ce registre du ressentiment hérité du passé, car, en tant qu’historien, directeur du musée de la Seconde Guerre mondiale de Gdansk puis de l’Institut de la mémoire nationale, il s’est efforcé de formuler une politique mémorielle nationaliste, construite autour d’un discours victimaire d’une Pologne perpétuellement en butte aux agressions de ses ennemis héréditaires, la Russie et l’Allemagne.
Sur la menace russe, il existe un très large consensus en Pologne ; sur le rapport à l’Allemagne, en revanche, il y a des divergences à propos de la volonté du gouvernement de séparer les traumatismes du passé, particulièrement ceux de la dernière guerre, des enjeux de la construction européenne d’aujourd’hui.
Les questions mémorielles sont aussi mises en avant dans la relation à l’Ukraine. Il existe un consensus total sur la nécessité de fournir un soutien militaire au voisin agressé ; c’est une évidence en Pologne, histoire et géographie obligent : défendre l’Ukraine est inséparable de la sécurité polonaise. Mais dans le discours de Nawrocki (et, plus discrètement, dans celui de Trzaskowski) est apparu le thème de la contrition exigée de l’Ukraine pour les crimes commis par les nationalistes ukrainiens pendant la dernière guerre à commencer par le massacre en Volhynie (nord-ouest de l’Ukraine) de plus de 100 000 Polonais par les troupes de Stepan Bandera.
À côté de la politique mémorielle, Nawrocki et le PiS demandent la suppression de l’allocation de 800 zlotys (soit quelque 190 euros) attribuée chaque mois aux réfugiés ukrainiens. La Pologne comptait plus d’un million de travailleurs ukrainiens avant la guerre ; plus de deux millions supplémentaires sont arrivés ensuite (même si environ un million se sont depuis déplacés plus loin, surtout vers l’Allemagne ou la Tchéquie).
Avant le deuxième tour de la présidentielle, Nawrocki a signé sans hésiter les exigences en huit points du candidat d’extrême droite Slawomir Mentzen qui excluait entre autres une adhésion future de l’Ukraine à l’Otan. Jouer sur le sentiment anti-ukrainien (comme anti-allemand) fait partie, autant que le souverainisme eurosceptique, des éléments constitutifs essentiels du discours nationaliste du nouveau président.
Un trumpisme centre-est européen
C’est là que certains thèmes de l’élection polonaise rejoignent une tendance présente dans toute l’Europe du Centre-Est. On l’a vu à l’œuvre dans l’élection présidentielle roumaine et George Simion, le candidat nationaliste d’extrême droite malheureux, est venu à Varsovie apporter son soutien à Nawrocki, de même que le vainqueur Nicusor Dan, centriste pro-européen a apporté le sein à Trzaskowski.
Avec Nawrocki, on voit se dessiner, à l’est de l’Europe, les contours d’une mouvance « trumpiste » dont Viktor Orban à Budapest se voit le chef de file autoproclamé. Il y a un an, il avait lancé la formule « Là-bas (aux États-Unis), c’est MAGA ; ici, ce sera MEGA, Make Europe Great Again ». Le groupe des « Patriotes pour l’Europe » qu’Orban a lancé l’an dernier est censé fédérer cette mouvance au Parlement européen.
Les réseaux conservateurs américains (à travers la Conservative Political Action Conference, CPAC, réunion rassemblant des personnalités de droite dure internationale) et l’administration Trump s’impliquent directement dans ce processus. Peu avant la présidentielle, Nawrocki est venu chercher à Washington une « photo opportunity » avec Trump dans le bureau Ovale.
Surtout, à deux jours du scrutin, Kristi Noem, pourtant secrétaire à la sécurité intérieure des États-Unis, a été chargée d’une mission en Pologne. Devant le congrès de la CPAC tenu à Rzeszow, elle a établi un lien explicite entre le vote pour Nawrocki et la garantie de la sécurité des États-Unis pour la Pologne :
« Si vous élisez un leader qui peut travailler avec le président Trump, le peuple polonais aura un allié fort… Vous aurez des frontières sûres… et vous continuerez à avoir une présence militaire américaine ici, un “Fort Trump”. »
C’est ainsi que, en 2018, le président sortant Andrzej Duda avait nommé la base militaire américaine financée par la Pologne à la suite d’un accord bilatéral signé avec Donald Trump, lors de sa première présidence. Dans la même veine, l’US House Committee on Foreign Affairs a envoyé à la présidente de la Commission européenne une lettre l’accusant de pratiquer des « doubles standards », soulignant que des fonds avaient été bloqués par l’UE quand le PiS était au pouvoir et prétendant que de l’argent européen avait été employé pour influencer l’issue de la présidentielle polonaise en faveur de Trzaskowski. La lettre a été mise en ligne sur le site du département d’État. Privilégier le lien transatlantique au détriment du renforcement de l’Europe constituait l’un des enjeux de l’élection présidentielle à Varsovie.
La CPAC joue un rôle non négligeable dans la construction d’un réseau national-populiste trumpiste autour du rejet de « l’hégémonie libérale » instaurée dans l’après-1989, le retour de la souveraineté contre l’UE, la défense des valeurs conservatrices contre une Europe « décadente ». Au-delà de l’élection présidentielle polonaise, le but semble clair : diviser les Européens, les affaiblir dans leur relation avec des États-Unis en pleine redéfinition.
Photo de couverture : Kuslin, 6 avril 2025, affiches électorales de Rafal Trzaskowski et Karol Nawrocki (PiS). Crédit : canon_photographer pour Shutterstock.
Photo 1 : Rybnik, 24 mai 2025, meeting de Karol Nawrocki. Crédit : Szymon Pelc pour Shutterstock.
Photo 2 : Varsovie, 25 mai 2025, rassemblement des partisans de Rafal Trzaskowski. Crédit : Grand Warszawski pour Shutterstock.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.