L'Afrique du Nord après les révoltes arabes
Entretien avec Luis Martinez à l'occasion de la sortie de son ouvrage L'Afrique du Nord après les révoltes arabes aux Presses de Sciences Po
Pour répondre à la demande d’une grande partie de leur population et notamment de la jeunesse et renforcer l’unité nationale et la cohésion sociale, vous montrez dans votre ouvrage que le Maroc, l’Algérie et la Tunisie se sont appuyés dans le passé sur des modèles différents. Qui ont donné des résultats décevants. Pouvez-vous nous parler de la façon dont ces pays ont œuvré ?
La lutte pour l’indépendance a favorisé le développement d’une conscience nationale et, non sans résistances, a soudé des territoires autour des nouveaux Etats. En Tunisie, H. Bourguiba, entreprend une « modernisation autoritaire » au nom de la légitimité que lui confère son surnom de « combattant suprême ». Les réformes du système éducatif et des institutions religieuses fabriquent la nouvelle identité de la Tunisie post-coloniale. En Algérie et au Maroc, les autorités encadrent le développement du nationalisme. Devant la faiblesse de la souveraineté de l’Etat sur certaines parties du territoire, les autorités militaires en Algérie et l’institution royale au Maroc s’efforcent de renforcer le sentiment d’appartenance nationale en favorisant, dans le discours, la fusion entre l’Etat et la nation. En Libye, la monarchie d’Idris (1951-1969) institutionnalise la fragmentation du territoire et la pluralité des identités nationales en instaurant un Etat fédéral décentralisé qui favorise le maintien des communautés d’appartenances primaires.
Dans les années 1960, on s’interroge déjà sur la capacité des Etats d’Afrique du Nord à faire vivre ensemble leurs citoyens. Une fois l’Etat colonial renversé, ses successeurs, les Etats postcoloniaux, doivent, avec des moyens et un savoir-faire limités, poursuivre la fabrique de l’Etat-nation. L’instauration de systèmes politiques autoritaires est présentée comme la façon de transformer les sociétés existantes en sociétés civiles. Pour les élites nationalistes, les sociétés dont ils héritent la charge sont empreintes des germes du chaos et de la violence ; les populations des territoires à administrer résistent à la vision jacobine et nassérienne de l’Etat : Rifains, Kabyles, Imazighen et Touaregs sont les figures de la rébellion à l’Etat centralisé en gestation, du Maroc à la Libye. Partant du principe que « l’Etat moderne fait la nation », les dirigeants nationalistes considèrent qu’ils doivent débarrasser le peuple de ses nombreuses « tares historiques ».
Si les Etats d’Afrique du Nord n’ont pas éclaté comme le Yémen ou l’Irak, la Libye a basculé dans la guerre civile ; en Tunisie, la démocratie demeure extrêmement fragile, après le retrait de Bouteflika contraint par la rue, l’avenir de l’Algérie est incertain ; la situation du Maroc est également instable. Comment analyseriez-vous aujourd’hui les réponses apportées par chacun des Etats aux problèmes qu’ils rencontrent et plus largement la façon dont chacun d’entre eux luttent contre les forces qui visent à les détruire ?
Le design autoritaire des Etats en Afrique du Nord a montré ses limites lors les révoltes qui ont débuté en décembre 2010. Les revendications pour une meilleure gouvernance, pour davantage de justice et de solidarité ont déstabilisé des autorités qui n’avaient pas anticipé ces mobilisations. Celles-ci ont contraint les Etats à de profondes transformations afin de garantir l’unité nationale : la décentralisation à l’œuvre au Maroc et en Tunisie vise à rapprocher l’Etat de ses citoyens ; les revendications pour un Etat fédéral en Libye soulignent l’impératif de respecter des territoires et des pouvoirs locaux qui ont souffert du régime autoritaire de Mouammar Kadhafi. Certes, les revendications démocratiques participent de la volonté des populations d’avoir des institutions politiques capables de les représenter et surtout en mesure de contrôler les dépenses de l’Etat. Depuis des décennies, les citoyens dénoncent le gaspillage et la corruption par exemple en Algérie. En vain.
Aujourd’hui, le mouvement Hirak s’apparente à une « insurrection citoyenne » qui exige une transformation radicale de l’Etat algérien. Les révoltes arabes interpellent les Etats et leur rappellent qu’ils doivent se transformer pour servir l’intérêt général sous peine d’être détruits par les forces qui rêvent de déconstruire les Etats-nations nés de la colonisation.
L’engagement de nombreux jeunes dans des organisations djihadistes ne signe-t-il pas l’échec des Etats à construire ou à maintenir un sentiment d’appartenance à la nation ? Comment les Etats d’Afrique du Nord peuvent-ils répondre à cette menace ?
Avec les révoltes arabes, les djihadistes ont pris leur revanche. Le renversement du régime de Ben Ali et l’effondrement de la Libye de Mouammar Kadhafi se sont traduit par la libération de milliers de prisonniers islamistes dont de nombreux djihadistes. Des organisations comme Ansar al-Charia et l’Etat islamique ont exploité la fragilité dans laquelle se trouvent les régimes en transition et ont cherché à s’imposer dans des espaces urbains libérés de la présence des forces de sécurité. En septembre 2015, Abu al-Mughirah Al-Qahtani, chef de l’Etat islamique en Libye, a appelé « les musulmans » à le rejoindre dans le cadre de la hijra afin de consolider l’Etat islamique, précisant qu’il a besoin de personnel pour administrer ce territoire. Le succès est au rendez-vous : entre 3 000 et 6 000 combattants le rejoignent, la Tunisie offrant le contingent le plus important. Ce phénomène interpelle les autorités préoccupées par la menace terroristes.
Le contrôle des frontières constitue la première réponse des Etats. En fait, les pressions de la communauté internationale visent à rappeler à des régimes politiques affaiblis par les « printemps arabes » que le contrôle de la frontière constitue un acte d’autorité. De la Tunisie au Mali, il est le symbole du souhait d’un retour de l’Etat. La garde nationale tunisienne et la gendarmerie nationale algérienne ont mis en place un programme « d’échange d’expérience » qui donne des résultats positifs. En ce début de XXIe siècle, la lutte contre « la mentalité rétrograde » a disparu ; elle est remplacée par des politiques de déradicalisation. L’engagement de milliers de jeunes nord-africains dans les rangs d’organisations djihadistes comme Al-Qaida ou l’Etat islamique constitue un défi majeur pour les Etats de l’Afrique du Nord.
La victoire électorale des islamistes dans plusieurs pays arabes sonne telle le glas de l’avenir des révolutions arabes ?
Non, les révoltes arabes ont mobilisé et mobilisent l’ensemble des acteurs de la société, partis et mouvements islamistes compris. Ces derniers dénoncent, depuis des décennies, à l’instar des démocrates et des défenseurs des droits humains, les dérives autoritaires et la prédation économique. Du Maroc à l’Egypte, les partis islamistes constituent des forces politiques de premiers plans. Comme les nationalistes, ils seront jugés politiquement sur leur capacité à répondre aux problèmes socio-économiques des populations.
Pouvez-vous nous dire quelques mots sur les relations des pays d’Afrique du Nord entre eux et sur les relations de ces Etats avec le reste de l’Afrique et notamment avec les Etats du Sahel ?
L’effondrement de la Libye post-Kadhafi ouvre une réflexion stratégique sur les relations de ces pays avec l’Afrique subsaharienne qui, pour les dirigeants du Maghreb, se traduisent par des engagements militaires, économiques et religieux croissants, qui tendent à renouveler les liens avec ces Etats. Les deux puissances régionales de la région, le Maroc et l’Algérie, œuvrent au Sahel avec la conviction que plus longtemps la France demeurera dans cette région du monde, plus les populations se retourneront contre elle. Ainsi, le Maroc joue le rôle d’une puissance bienveillante préoccupée par les problèmes économiques et religieux alors que l’Algérie affiche sa préoccupation du respect de la souveraineté au Sahel et travaille au développement de solutions « africaines ». Ainsi, tandis que l’image– militaire – de la France se dégrade dans la région, celle du Maroc et de l’Algérie s’améliore.
Propos recueillis par Corinne Deloy