La survie des juifs en France, 1940 • 1944

08/01/2019

A l’occasion de la parution en trois langues (français, anglais, allemand) de son ouvrage La survie des juifs en France (1940-1944), préface de Serge Klarsfeld (Paris, CNRS Editions, 371 pages), Jacques Semelin répond à nos questions. Comment a-t-il travaillé sur la notion de survie, quelle a été son approche de l’antiséminisme, que dire des autres nations européennes ?

Quand vous est venue l’idée de ce livre ?

Précisément en 2006, au cours du colloque international sur Les pratiques de sauvetage en situation génocidaire, coorganisé par le CERI et le Centre d’histoire de Sciences Po, qui a donné lieu à la publication d’un livre (La résistance aux génocides, Presses de Sciences Po, 2008, Resisting genocide: The multiple forms of rescue, Oxford University Press, 2011) que j’ai codirigé avec Claire Andrieu et Sarah Gensburger. J’avais certes appris de Serge Klarsfeld que 75% des juifs avaient échappé en France à la Shoah mais ce pourcentage restait abstrait. Au cours des travaux de ce colloque, j’ai pris conscience qu’il n’y avait pas eu de recherche scientifique approfondie sur ce fait historique. Comment expliquer qu’une large majorité de juifs ait pu survivre en France en dépit du projet exterminateur des nazis et de la collaboration du régime de Vichy ? Cela paraissait d’autant plus surprenant qu’en Europe occidentale, seuls 25% des juifs des Pays Bas et 45% des juifs de Belgique ont survécu.

Après avoir mené des études comparées sur les violences de masse, j’ai donc cherché à comprendre cette énigme française, encouragé par Simone Veil. Il n’était pas question d’oublier tous ceux qui avaient péri à Auschwitz mais il me semblait que le temps était venu de se demander pourquoi tant de juifs ont survécu en France.

Comment avez-vous travaillé ?

J’ai d’abord réuni des données quantitatives et qualitatives. J’ai transformé cette abstraction des 75% en nombre : on estime qu’au moins 200 000 juifs sont toujours en vie en France à la fin de l’occupation. Beaucoup se sont dispersés à la campagne, surtout dans le sud et le centre de la France, principalement sur le territoire de l’ancienne zone libre. Sur la base des archives de Vichy, je publie ainsi deux cartes inédites de la dispersion des juifs en France, pour l’année 1941 et le début de l’année 1943. Fait remarquable, au moins 40 000 juifs sont restés à Paris, une minorité se cachant physiquement tandis que les autres vivaient dans la légalité ou la semi-légalité. C’est là un fait quasiment unique dans toute l’Europe nazie.

Certes, les filières de sauvetage (juives et non juives) ont contribué à sauver nombre de vies (environ 10 000), notamment celles d’enfants mais l’engagement admirable de ces organisations de résistance ne peut rendre compte de la survie d’au moins 200 000 personnes. D’autres explications doivent être trouvées. La plus évidente d’entre elles est que les persécutés ont le plus souvent tenté de s’en sortir par eux-mêmes et qu’ils y sont parvenus. Telle était mon hypothèse principale de travail.

Je me suis alors posé des questions très concrètes. Si les juifs ont perdu leurs emplois, comment ont-ils fait pour survivre ? Pour se loger ? Ont-ils beaucoup « bougé » ou fort peu ? Ont-ils mis leurs enfants à l'abri ? Comment ont-ils fait pour éviter d’être arrêtés ? Juifs français et juifs étrangers se sont-ils comportés différemment ?
Je me suis donc lancé dans une collecte diverse de récits d’époque et de témoignages d’après-guerre. Certains sont connus, comme ceux de Hélène Berr, Jacques Biélinky, Saul Friedländer, Annie Kriegel, Jean-Jacques Becker ou Stanley Hoffman ; d’autres pas du tout. J’ai délibérément voulu étudier et croiser les témoignages, m’appuyant sur ma formation de psychologue pour explorer ce matériau issu de la mémoire de chacun que nous savons fragiles. Au final, les trajectoires sont infiniment diverses mais il est néanmoins possible de repérer certaines récurrences. L’analyse met en lumière un lexique des tactiques de l’esquive et de la ruse à la persécution, qui donne au récit quelque chose d’universel.

En 2013, cette recherche a abouti à un premier livre Persécutions et entraides dans la France occupé (Seuil, les Arènes). Comment en êtes-vous venu à vous replonger dans ce projet pour publier aujourd’hui ce nouvel ouvrage ?

Ce livre intègre les réactions, les remarques, les critiques suscitées par l’édition originale. J’entends parfois certains dire que ce nouveau livre ne serait qu’une réédition abrégée, sous-entendu, qu’il n’apporte rien de nouveau. C’est tout l’inverse ! Bien sûr, le texte a été actualisé et enrichi de nouvelles sources mais il a aussi été retravaillé grâce entre autres aux conseils judicieux de mes deux éditeurs, éminents spécialistes de l’antisémitisme, Grégoire Kauffmann et Laurent Joly. A cet égard, l’introduction et la conclusion ont été entièrement retravaillées. Une riche iconographie vient non seulement illustrer le propos mais contribue à le rendre plus pertinent. Quant à la préface de Serge Klarsfeld, précise et argumentée, elle m’a surpris par son enthousiasme. Tous ces efforts ont payé puisque le livre vient de paraître en anglais chez Hurst et Oxford University Press et en allemand chez Wallstein.

Pour en revenir au cœur de votre enquête, comment traitez-vous la question de l’antisémitisme ?

Nul doute que l’antisémitisme soit une réalité en France, au moins depuis le xixe siècle. Il est cependant difficile de le différencier de la xénophobie, en particulier dans les années 1930. Après la défaite militaire de 1940, le régime de Vichy promulgue un antisémitisme d’Etat qui se concrétise rapidement par des mesures légales de discrimination et d’exclusion envers ceux « regardés comme juifs » (statut du 3 octobre 1940). Dans quelle mesure cette idéologie officielle est-elle partagée par la population ? Cela reste matière à discussion. Des auteurs tels que Marrus et Paxton en sont convaincus mais leur thèse a été vivement contestée par d’autres historiens, comme Pierre Laborie, grand spécialiste de l’opinion sous Vichy.

Quel que soit le poids attribué à l’antisémitisme, la question décisive est celle de la chronologie. A l’été 1942, l’opinion est émue voire choquée que des policiers et des gendarmes français arrêtent des femmes et des enfants. Depuis l’automne 1940, les mesures légales de discrimination antisémite avaient suscité une relative indifférence au sein de la population. Le basculement dans la persécution physique provoque quant à elle des réactions de désapprobation et aussi d’entraide.

Cette évolution se traduit de deux manières. Quelques hauts prélats catholiques dénoncent ouvertement les arrestations de masse, en premier lieu Jules Saliège, l’archevêque de Toulouse qui ose déclarer, le 23 août 1942 : « Les juifs sont des hommes, les juifs sont des femmes. Les étrangers sont des hommes, les étrangères sont des femmes. Tout n’est pas permis contre eux ». Cette protestation, probablement la plus diffusée par la Résistance, sera lue au micro de la BBC dès le 30 août et reproduite dans le New York Times le 9 septembre.
En parallèle des anonymes apportent leur aide aux persécutés : le policier, la concierge, l’instituteur, le passant… C’est une solidarité des petits gestes qui s’efforce de protéger les juifs d’une arrestation qui leur sera fatale.

Cette complicité est à la fois active et passive (non dénonciation). Combien de fois ai-je entendu dans mon enquête : « Ils savaient qu’on était juifs mais ils n’ont rien dit » ? Ce sursaut de solidarité dans une France pourtant à genoux puise dans les racines chrétiennes, l’héritage républicain et l’esprit patriotique de la France.
Cependant, tandis que certains tentent d’aider les juifs, d’autres les dénoncent (encore que la délation antisémite ait été moins fréquente qu’on ne l’a cru), restent indifférents à leur sort ou profitent de leur vulnérabilité. Au total, des juifs seront déportés de France vers le Reich jusqu’au derniers jours de l’occupation.

Qu’en est-il de la prise en compte du politique et de l’international dans votre travail ?

Pour comprendre comment les juifs ont survécu en France, il faut revenir à la Realpolitik et à l’évolution de la guerre. En juillet 1940, Hitler a laissé se former un gouvernement français exerçant sa pleine autorité sur un tiers du territoire, la partie la plus pauvre du pays, que l’on a vite nommé la « zone libre ».

L’existence de cette zone libre a permis la survie des juifs qui s’y sont réfugiés pour échapper aux Allemands. C'est ce que j’appelle un facteur structurel aux effets indirects.
Vichy a certes aussi promulgué des lois antisémites dans cette zone mais nombre de témoignages attestent que les conditions de vie des juifs y étaient moins dures qu’en zone Nord (mis à part dans les camps d'internement comme Gurs ou Rivesaltes), y compris après l’invasion de la zone libre en novembre 1942.

Plus encore, le maintien d'un gouvernement national a laissé aux dirigeants de Vichy une certaine marge de manœuvre, spécialement sur la « question juive ». On s’en rend compte lorsque l’on observe ce qui se passait ailleurs en Europe. Mon analyse comparative met en lumière deux configurations politiques bien différentes :

A. Dans les pays où l’Etat est totalement détruit (Pologne ou Ukraine) ou dans ceux dont les administrations nationales sont directement placées sous le contrôle de l’occupant (Pays-Bas ou Belgique), le taux d’extermination des juifs est en général très élevé ;

B. Dans les pays disposant d'un gouvernement propre, qu’ils soient alliés du Reich (Italie, Bulgarie, Slovaquie, Roumanie jusqu'en 1942, Hongrie jusqu'en 1944) ou qu’ils se trouvent engagés dans une collaboration d’Etat (Danemark, France), Berlin fait pression sur les dirigeants de manière à bénéficier des forces de police locales pour résoudre la « question juive ». Certains de ces gouvernements se montrent « coopératifs », d'autres beaucoup moins. C'est pourquoi moins de Juifs ont été exterminés à partir de ces pays.

Cette analyse permet ainsi de mettre à jour la marge de manœuvre dont disposait Vichy. Durant les deux premières années de l'occupation, le gouvernement se montre coopératif avec les Allemands jusqu’à organiser l’arrestation et la « livraison » des juifs étrangers dans les deux zones du pays mais après la protestation des évêques, les dirigeants français sont plus réticents à procéder à des arrestations de masse.

A cela s’ajoute l’évolution sur le front militaire. En 1942, l’Allemagne domine politiquement et militairement l’Europe : c’est l’année où les déportations de juifs réalisées depuis la France avec le soutien de Vichy sont les plus nombreuses. Un an plus tard, en août 1943, l’Italie perd la guerre : Vichy renonce alors à faire appliquer une loi de dénaturalisation de juifs français qui, si elle était entrée en vigueur, aurait permis la déportation immédiate de ces derniers.

En fin de compte, pourquoi insistez-vous sur la notion de survie ?

L’usage de ce terme marque l’évolution de mes travaux depuis le colloque de 2006. La survie inclut des actions de sauvetage des juifs par eux-mêmes et par des Français non-juifs grâce à la complicité active ou passive de la population. La survie dépend également de facteurs généraux, de nature structurelle ou contextuelle qui tiennent aux objectifs politiques et stratégiques des nazis en Europe, à l'existence d'une « zone libre » en France, à l’évolution de l'opinion au moment des rafles, à la protestation d'éminents responsables catholiques, à la création d'une zone dite italienne, au développement de la résistance, aux ratés et aux limites de la répression, à l'évolution du front militaire.

Le titre du livre résume bien son propos. Il ne s'agit pas de soutenir que les trois quarts des juifs vivant en France ont été « sauvés » mais qu'ils ont pu survivre dans le pays. Ce n'est pas du tout la même chose.

Propos recueillis par Miriam Périer.

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