La philosophie peut-elle aider à comprendre les relations internationales ? Entretien avec Frédéric Ramel

28/09/2022

Frédéric Ramel vient de faire paraître aux Presses de Sciences Po une troisième édition de la référence que constitue aujourd’hui l’anthologie qu’il a coordonné, Philosophie des relations internationales. En offrant un accès privilégié à de grands auteurs, de grands textes, cette anthologie aide à mieux comprendre les liens a priori ténus entre philosophie et relations internationales. Cette nouvelle édition, augmentée de nouveaux textes et à laquelle participe de nouveaux auteurs, dont l’introduction générale a été remaniée, nous est présentée par Frédéric Ramel..

L’ouvrage Philosophie des relations internationales. Anthologie, est « une compilation d’extraits d’un certain nombre d'œuvres occidentales depuis l’époque médiévale », comme vous l’écrivez dans l’introduction. Comment avez-vous opéré la sélection ? Avez-vous cherché à faire connaître des œuvres méconnues, apporter une lecture alternative de textes canoniques, rendre plus accessibles aux non-philosophes certains écrits centraux et ardus ? Quelle a été votre méthodologie ?

Frédéric Ramel : Ce travail remonte à plus de vingt ans. A l’époque, le marché éditorial ne comportait pas d’outil didactique permettant l’accès aux textes fondamentaux du champ de manière large. Nous avons procédé en deux temps : sélectionner les philosophes « majeurs » pour l’analyse des relations internationales – une entreprise délicate –, ouvrir à des références secondaires pourtant nécessaires à l’intelligibilité de certains concepts, comme celui de l’équilibre. Par ailleurs, contrairement à d’autres anthologies, cet ouvrage vise à accompagner les lectrices et les lecteurs en leur offrant une courte introduction qui présente l’essentiel du contexte, à la fois historique et intellectuel, dans lequel évoluaient les philosophes. S’ajoute également une série de références bibliographiques consacrées spécifiquement à l’interprétation du raisonnement. La sélection présentée dans Philosophie des relations internationales demeure attachée à une lecture « moderne », puisque nous commençons avec le Moyen-Âge. Pour ne pas alourdir le volume de l’ouvrage, nous n’avons pas pu procéder à une double extension du point de vue historique (remonter aux Grecs, aux Romains et aux premiers temps de l’ère chrétienne) ou du point de vue géographique (intégrer des sources non occidentales). Cette deuxième extension est d’ailleurs à l’agenda scientifique de collègues francophones (Delphine Allès et Sonia Le Gouriellec) qui apporteront des compléments bienvenus à l’heure d’un monde traversé par les revendications de plus en plus saillantes des pays émergents et plus largement des pays du Sud, en faveur d’un décentrement dans l’analyse des relations internationales.

À qui s’adresse cette anthologie ? 

Frédéric Ramel : L’anthologie s’adresse d’abord et avant tout aux étudiantes et aux étudiants, que ce soit ceux de licence et des Collèges universitaires ou bien ceux de master lorsque les problématiques des relations internationales n’ont pas encore été abordées au prisme des enjeux éthiques et moraux. L’objectif premier est de familiariser le lecteur avec certains textes clés du domaine, en gardant à l’esprit les cadres temporels et spatiaux déjà mentionnés. Rien ne vaut la fréquentation directe des autrices et des auteurs. A l’heure de l’accélération du monde, pour reprendre l’expression d’Hartmut Rosa pour qualifier la modernité tardive, prendre le temps de lire ces pages s’apparente à une forme de mise en retrait pour mieux aborder les enjeux actuels. Machiavel, dans sa lettre à Francesco Vettori en 1513, faisait part de ses changements de vêtements pour lire les classiques qu’il qualifie de « sanctuaire antique »1. Rien de tel aujourd’hui… Mais la démarche de « se transporter tout entier » au plus proche de ces plumes reste bien présente. Au-delà des contextes d’enseignements, toute personne intéressée par les enjeux actuels des relations internationales pourra aussi se frayer sa propre trajectoire dans ces textes variés.

Qu’apporte cette troisième édition par rapport aux deux précédentes ?

Frédéric Ramel : A la suite de la demande formulée par la directrice des Presses de Sciences Po Julie Gazier (cette troisième édition est son initiative et en cela, je la remercie ainsi que mes collaborateurs), ce volume se caractérise par deux types d’ajouts, au-delà de la réactualisation des références bibliographiques attestant de la vivacité des études philosophiques dans les relations internationales. Premier ajout : parmi les six nouvelles figures intégrées, la moitié sont des femmes avec Simone Weil, Judith Shklar et Martha Nussbaum. Cette ouverture nous a paru essentielle à la fois pour contribuer à une forme de rééquilibrage mais aussi parce que ces contributrices apportent, respectivement, des éléments très stimulants sur le concept de souveraineté, sur le rapport à l’universel ou encore sur les propriétés du cosmopolitisme et du développement. Les trois autres philosophes qui font leur entrée dans le livre sont Peter Singer, Raymond Aron et Pierre Hassner. Le premier parce qu’il a suscité un vaste débat sur la justice distributive à l’échelle globale depuis les années 1970, le deuxième en raison de sa contribution à l’établissement d’une réflexion philosophique des relations internationales, le troisième pour sa mobilisation constante des classiques pour décoder le monde de la guerre froide et celui issu de la dislocation de la bipolarité. Deuxième ajout : le choix de Weil, Aron et Hassner s’inscrit dans une volonté de mettre en avant des références francophones qui nous ont semblé essentielles. Pour Pierre Hassner, une raison supplémentaire doit être soulignée, à savoir sa disparition récente. C’était aussi une forme d’hommage de sélectionner une partie de ces textes. Cette troisième édition est d’ailleurs dédiée à sa mémoire. 

Justement, vous citez Pierre Hassner dans l’introduction : « Ce n'est pas un hasard si, dans une histoire de la philosophie comme dans celle des idéologies, les relations internationales occupent une place fort discrète, et quelque peu embarrassée, voire sacrifiée aux victimes du sort. Chez Hobbes et Locke, comme chez Platon et Aristote, elles interviennent presque en post-scriptum, mais un post-scriptum qui souvent, de l’aveu de l’auteur, risque de mettre en question toute l'entreprise » (La violence et la paix, p. 28). Pouvez-vous commenter cette citation ?

Frédéric Ramel : Pierre Hassner met en avant ici la tension entre les affaires du dedans et les affaires du dehors lorsqu’il s’agit d’appréhender le politique. À l’intérieur des Cités, des États ou des Empires (de n’importe quelle politie finalement), nous cherchons la vie bonne. Dans les relations avec l’extérieur, la seule perspective possible semble être celle de la survie. Maintenir l’existence du corps politique donc. Chez Platon (et dans une moindre mesure chez Aristote), l’idéal est celui de l’autarcie : éviter les contacts pour éviter les affres de l’Atlantide victime de sa propre démesure à travers le déploiement de sa politique impérialiste. Chez Hobbes, si le contrat social met fin à la guerre civile entre les individus qui se placent sous l’autorité du souverain, il n’est nullement envisagé l’établissement d’un deuxième contrat à l’échelle globale qui serait élaboré entre tous les États pour mettre fin à la violence qui les anime en tant que gladiateurs. La sécurité est garantie au sein d’un territoire dont il faut absolument protéger l’existence face aux menaces extérieures. La logique du contrat social s’arrête ainsi aux frontières du Léviathan. Je prends souvent un exemple qui me paraît très significatif de ce « post-scriptum qui risque de mettre en question toute l’entreprise » : Rousseau. Le Contrat social est une œuvre inachevée. On oublie trop souvent que le projet initial s’intitulait Institutions politiques et que la seconde partie aurait dû être consacrée à la guerre, à la paix, et plus largement aux relations entre Etats. Rousseau n’a pas réussi à transposer à l’échelle globale sa logique de la volonté générale au sein des Républiques car cette volonté devient particulière à l’égard des autres. 

Comment assurer alors l’ordre interétatique, voire la paix ? Celle-ci ne sera que partielle à travers l’établissement des confédérations de petites Républiques capables d’articuler la qualité des Cités démocratiques antiques qu’admire Jean-Jacques Rousseau à la robustesse des monarchies du point de vue de des moyens militaires qui peuvent être mobilisés face à des envahisseurs étrangers. Le philosophe a en tête l’exemple de la Suisse mais celui-ci reste exceptionnel. Il est difficilement transférable à d’autres sociétés (celle de la Corse mais surtout de la Pologne dans d’autres écrits du philosophe). Par bonheur, les divers manuscrits ont échappé à la disparition. Leur lecture permet de dessiner les grandes orientations de Rousseau pour penser les relations extérieures, que ce soit sur les origines et les modalités de la guerre ou bien sur son rapport au cosmopolitisme. Ces orientations n’aboutissent cependant pas à la construction d’un ordre politique international qui présenterait une cohérence entre les affaires du dedans et les affaires du dehors…

On retrouve en filigrane cette tension entre les affaires du dedans et les affaires du dehors au cœur du best-seller Le Monde de Sophie de Jostein Gaarder. Dans ce livre, il n’y a aucun passage sur les relations internationales, alors que le père de Sophie est un casque bleu et bien que la présentation de Kant suscite chez le narrateur une critique majeure, son Projet de paix perpétuelle n’est pas cité. Une tendance à l’esquive donc dans ce roman de nature didactique…

Vous évoquez la « sagesse des relations internationales » comme une sorte de quête du Graal. Il y a quelques mois, vous avez publié La bienveillance dans les relations internationales qui a fait l’objet d’un entretien publié sur ce site. Quel lien faites-vous entre ces deux notions alors que les événements actuels (guerre en Ukraine, réchauffement de la planète) nous montrent combien nous sommes loin de la sagesse ou de la bienveillance dans les relations internationales ?

Frédéric Ramel : Les relations internationales, ou plutôt l’espace mondial (ce que je préfère comme terme car il prend en considération une pluralité d’acteurs au-delà des États) semble au premier abord rétif à l’idée même selon laquelle une forme de sagesse pourrait être cultivée en son sein. Pourtant, l’anthologie montre la formulation constante d’un idéal de régulation et d’ordre avec comme ligne d’horizon, l’établissement et la sauvegarde de la paix. D’immenses variations, voire des controverses, émergent quant à la portée de ces termes tout comme les principes qui les fondent : recherche de l’équilibre (purement mécanique) entre États, influence majeure de la nature des régimes politiques, appel à la solidarité mondiale. Cette sagesse se limite parfois à l’adoption de ce qui est considéré comme une « bonne » politique étrangère (Rawls) ou s’étend à une gouvernance mondiale capable d’accueillir le pluralisme (Walzer) ou les mondes vécus (Habermas). Il n’existe donc pas « une » sagesse mais une diversité de voix (et de voies). 

Quant au décalage que vous évoquez, il est inhérent au politique. Comme le souligne Spinoza, « entre toutes les sciences qui ont une application, c’est la politique où la théorie qui passe pour différer le plus de la pratique ». Cela n’empêche pas l’essor de regards philosophiques, bien au contraire. Dans l’introduction, plusieurs événements récents comme la guerre en Ukraine ou bien la catastrophe de Fukushima sont évoqués. Expliquer et décrire ces faits passe par la mobilisation de protocoles qui relèvent de la théorie dite scientifique mais rien n’interdit de les évaluer aussi à l’aune de critères moraux (qu’est-ce qu’une guerre juste ? est-ce un devoir de justice ou bien de charité que d’aider les étrangers lointains victimes de catastrophes ou de conflits armés et de souligner les dilemmes et les lignes de failles qui émanent de leur évaluation. 

Enfin, la bienveillance s’inscrit dans une forme de sagesse parmi d’autres dans les relations internationales, à condition de bien s’entendre sur les gestes, tant sur le plan moral que dans la pratique qu’elle sous-tend. Dans l’espace mondial, et même plus largement en politique, la bienveillance n’est pas un fondement ou bien une pièce similaire à la clef de voûte que constitue la justice. Elle prépare au politique en favorisant une attention, une écoute, une sensibilité au calme dans le rapport à l’autre. Elle est un liant. Par ailleurs, une bienveillance éclairée prend en considération les faces obscures tout comme les contextes non favorables à son éclosion. 

Enfin, nous pouvons aussi désespérer du politique et l’actualité internationale pourrait conduire à une forme de résignation globale mais une autre posture est envisageable, fondée sur une observation lucide, et sans concession, de la réalité, associée à une lecture des conditions de possibilité de la bienveillance. Une voie étroite certes mais une voie tout de même… 

Propos recueillis par Miriam Périer

Photo : Surely the world is growing better (1913), Will Crawford (1869–1944)

  • 1. « Le soir venu, je retourne chez moi, et j'entre dans mon cabinet, je me dépouille, sur la porte, de ces habits de paysan, couverts de poussière et de boue, je me revêts d'habits de cour, ou de mon costume, et, habillé décemment, je pénètre dans le sanctuaire antique des grands hommes de l'antiquité ; reçu par eux avec bonté et bienveillance, je me repais de cette nourriture qui seule est faite pour moi, et pour laquelle je suis né. Je ne crains pas de m'entretenir avec eux, et de leur demander compte de leurs actions. Ils me répondent avec bonté ; et pendant quatre heures j'échappe à tout ennui, j'oublie tous mes chagrins, je ne crains plus la pauvreté, et la mort ne saurait m'épouvanter ; je me transporte en eux tout entier ». Machiavel, Lettre à Francesco Vettori, 1513. Les classiques des sciences sociales, Chicoutimi, 2002, p. 4.
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