La guerre contre l’Ukraine, pari perdu de Vladimir Poutine

03/01/2023

Depuis 2007, Vladimir Poutine met en danger la sécurité de ses voisins et de toute l’Europe : cyberattaques et subversion, guerre en Géorgie en août 2008, guerre au Donbass ukrainien et annexion de la Crimée au printemps 2014, guerre en Syrie en 2015-2018, qui ont provoqué des migrations massives vers l’Europe et la Turquie. L’agression de l’Ukraine depuis le 24 février 2022 est la cinquième guerre conduite par l’armée et les mercenaires russes. En effet, en 1999, Vladimir Poutine avait lancé une nouvelle invasion de la république de Tchétchénie, provoquant massacres, destructions, déplacements de populations et mise en place du régime brutal de Ramzan Kadyrov.  

Après vingt-deux ans de pouvoir arbitraire, le groupe dirigeant au Kremlin a pour politique de perturber, détruire, terrifier dans le but de faire capituler les anciennes républiques soviétiques qui progressent vers l’État de droit et la sécurité avec le soutien de l’Europe et des démocraties occidentales. L’arbitraire et l’impunité ont développé chez ces hommes une permissibilité sans limite et les ont conduits à vouloir l’éradication de l’Ukraine et des Ukrainiens. Or ils n’ont pas la capacité d’occuper un territoire plus grand que la France ni d’asservir 45 millions d’Ukrainiens. Les défaites militaires répétées depuis mars 2022 témoignent de l’impréparation et de l’absence de stratégie. Depuis la mobilisation des réservistes et de nouveaux conscrits, au début de l’automne 2022, les habitants de la Fédération de Russie, qu’ils soient Russes ou d’une autre nationalité, sont pris dans la spirale d’une guerre insensée. 

L’Ukraine combat l’agresseur pour survivre en tant qu’État et société. Elle défend ainsi l’intégrité et la sécurité de tous les Européens. C’est ce qu’ont bien compris les pays de l’Union européenne, en accordant à l’Ukraine leur plein soutien. 

Une guerre pour anéantir  

L’agression russe a plongé les 45 millions d’habitants de l’Ukraine dans un gouffre d’horreur et d’inhumanité. C’est une guerre pour tuer des civils et raser des villes. La méthode est criminelle, à l’image de celle utilisée par l’armée russe en Syrie. Le Kremlin n’avait pas de « but de guerre » en lançant l’offensive le 24 février 2022, car l’anéantissement d’un grand État d’Europe à la frontière de la Pologne, de la Hongrie, de la Slovaquie et de la Roumanie ne constitue pas un objectif militaire mais relève du délire de destruction. Après la première déroute de l’armée russe autour de Kiev, dès la première semaine de l’intervention, Vladimir Poutine a annoncé que l’objectif révisé était de « dénazifier » et de « libérer » toute la région du sud-est de l’Ukraine, du Donbass à la Crimée et la ville de Kherson1.

L’agression russe a été décidée par un homme, entouré d’autres hommes, sur la base d’un mensonge d’État monstrueux, propagé par une puissante machine de propagande et de répression. La désinformation et les images fabriquées d’exactions commises par les prétendus « ennemis nazis » ont pour but d’installer un chaos cognitif, une terreur dans les têtes, une sidération des Russes qui, pour une moitié d’entre eux, restent otages de la télévision publique. Dans les écoles, les instituteurs doivent mettre en scène des enfants qui soutiennent l’«opération militaire spéciale» et diffuser les images sur les réseaux sociaux. Les directeurs d’administration, recteurs d’université, directeurs d’école ou d’hôpital, les enseignants et les artistes sont contraints à la démission s’ils refusent de cautionner l’invasion. Ils savent que les Ukrainiens n’ont jamais menacé la Fédération de Russie et ses 135 millions d’habitants. 

Des dizaines de milliers de Russes ont dénoncé la guerre totale décidée par le dictateur et ont subi la répression. Des centaines de milliers ont quitté leur pays depuis le début de la guerre. Plus de six millions ont pris le chemin de l’exil au cours des douze dernières années. Depuis février 2022, tous ceux qui avaient les moyens de partir l’ont fait car ils savaient que passer la frontière deviendrait de plus en plus difficile avec les sanctions occidentales et les contrôles existants au sein des pays d’accueil. Les élites professionnelles n’ont plus le choix de la loyauté, mais uniquement celui de l’exil, au moins temporaire, ou de l’exil intérieur, c’est-à-dire de survivre sans participer au système.

Au printemps 2014, le Kremlin et son armée, ses mercenaires, ses guébistes et cyber guerriers avaient mené la première agression armée contre l’Ukraine, annexé la Crimée et occupé la partie orientale des régions de Donetsk et Lougansk.  Ce sont les mêmes hommes en armes qui harcèlent, emprisonnent les opposants et la société civile russe, ils n’hésitent pas à tuer. Ils écrasent non seulement les opposants et les dissidents mais aussi leur propre peuple. Ils mènent une forme de guerre en Russie même. Leur désir de contrôler les Russes et leur volonté d’anéantir les Ukrainiens appartiennent à la même pulsion. L’État poutinien s’est affranchi du droit, des institutions et des conventions internationales. Il a recours à la force brutale pour éliminer les « ennemis » de l’intérieur et de l’extérieur, sans aucun respect pour la vie humaine. 

Pendant plus de deux décennies, Vladimir Poutine a forgé un système sans foi ni loi, où le droit et la justice sont inféodés aux organes répressifs. Le système est guidé par un calcul redoutable : écarter toute forme de responsabilité et d’obligation de rendre des comptes pour les groupes dirigeants, les forces armées, les administrations et entraîner ainsi les Russes dans un univers perverti et mensonger, où chacun abdique sens civique et sens des responsabilités. C’est ainsi qu’une grande partie des habitants de Russie ne sont plus des citoyens mais des sujets de la dictature. Ils n’ont pas pu, ou pas su, résister à la violence de la propagande.

Le dictateur ne négocie pas

Les exactions commises par les militaires russes, le déluge de bombes qui s’est abattu pendant des jours et des jours sur une même ville, toute l’horreur de ces attaques révèle l’obsession mortifère du chef au Kremlin qui agit en toute impunité et qui promet l’impunité à ses soldats. Boutcha, Irpin, Marioupol, Severodonetsk, et des dizaines d’autres villes ont subi le martyre, les tortures et les viols, la faim et la mort. 

Poutine agit contre le droit et les conventions, étranger à tout principe d’humanité. Son absence d’empathie, son incapacité à prendre en compte les réalités montrent que l’homme ne raisonne plus. Il est enfermé dans ses passions et ses obsessions. Il ne veut pas entendre les raisonnements d’Emmanuel Macron ou de Joe Biden, ni même les conseils de ses propres chefs militaires et chefs des services de renseignement. Il se méfie de tous. Il veut humilier les autres, les tromper, les dominer. Il ne peut jamais reconnaître ses erreurs. Il mise sur la violence totale.

Vladimir Poutine n’est ni un idéologue, ni un nostalgique de l’empire russe. Il invoque la grande histoire, qu’il manipule à des fins propagandistes. Il parle sans cesse du passé, rarement du présent, jamais de l’avenir. Les serviteurs zélés qui ont écrit des textes sur la pureté russe ou l’eurasisme et qui ont nié l’existence de l’Ukraine, sont davantage des doctrinaires que des penseurs. Ils sont les soldats de la propagande, de la réécriture de l’histoire car la doctrine doit s’imposer à tous et fixer une ligne dogmatique. Le dogme donne carte blanche à la police, l’armée, les juges, pour réprimer les « ennemis » de l’intérieur et de l’extérieur 

La manipulation des faits est une arme indispensable dans la guerre russe.  Le Kremlin utilise depuis des années la méthode du discours inversé, du récit en miroir. Il prétend que l’adversaire ukrainien a agressé les Russes, s’est livré à un « génocide » dans le Donbass, bombarde et torture les civils. Toute la violence que l’armée russe inflige aux Ukrainiens est présentée comme étant celle de l’armée ukrainienne. Les émissions de télévision montrent des films fabriqués qui dénoncent des atrocités soi-disant commises par l’ennemi ukrainien. Il est effrayant de constater que si nous remplaçons le mot Ukraine par le mot Russie, la propagande poutinienne nous livre un fidèle compte rendu de ses propres exactions. Les chefs russes, politiques et militaires, seront poursuivis pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité, peut-être pour génocide.  

Poutine est un réactionnaire, qui se méfie des idées et des réformes et qui a imposé à son peuple au fil des ans une tyrannie brutale. Il n’est pas un conquérant mais un destructeur. Il s’acharne contre les Ukrainiens pour les punir de construire un État de droit et de se rapprocher des démocraties européennes. Or il est désormais évident que l’armée, les services spéciaux et la police russes ne pourront jamais mettre l’Ukraine à leur botte.

Depuis les massacres de Boutcha de mars 2022, les nations européennes et toutes les démocraties occidentales sont confrontées à un régime criminel. Elles n’ont plus d’« État » avec lequel négocier à Moscou car la Russie n’est plus gouvernée par des hommes d’État mais par un groupe d’hommes sans scrupule qui ont capturé les institutions publiques, manipulé la constitution, perverti le suffrage universel et qui se sont approprié les ressources du pays2.

Après plus de dix mois de guerre, les Occidentaux ont fini par accepter cet état de fait : seul le pire est à attendre de Vladimir Poutine. La négociation est impossible. Les gouvernements européens ont donc posé les jalons d’une stratégie à court et moyen termes. C’est ainsi que l’entrée de l’Ukraine dans l’Union européenne s’est imposée comme une politique pragmatique et efficace en juin 2022 car seule la solidarité de tous en faveur de l’Ukraine peut constituer un facteur décisif de la victoire sur l’agresseur. De facto, Poutine menace l’Europe et nous en avons pris acte.

Les Européens et la guerre

Avant février 2022, la probabilité d’une guerre sur le sol européen était inconcevable pour nos sociétés. La possibilité d’un conflit était étudiée par nos états-majors en Europe, à l’OTAN car « pour ne pas faire la guerre, il faut s’y préparer ». Cette absence de reconnaissance de la fragilité de la paix a contribué à nous tromper quand de nombreux éléments auraient dû éveiller la torpeur stratégique des Européens, surtout celle des Français, des Allemands, des Italiens qui refusaient de prendre en compte les analyses, pourtant très informées et bien argumentées, de leurs amis d’Europe du Nord et de l’Est. 

Pourtant, plusieurs pays de l’OTAN ont sonné l’alarme tout au long de l’année 2021. Le premier chantage à la guerre avait eu lieu en mars-avril 2021, quand la Russie avait massé plus de cent mille militaires russes à la frontière orientale de l’Ukraine, c’est-à-dire à proximité des deux « républiques » auto-proclamées du Donbass, occupées par des hommes à la solde de Moscou. La menace d’intervention armée s’inscrivait dans une succession d’abus de pouvoir : « révision » de la Constitution qui mettait fin à l’esprit et la lettre du texte adopté en 1993, tentative d’assassinat de l’opposant Alexeï Navalny le 20 août 2020 ; soutien au dictateur Loukachenko et à sa politique de répression brutale des Bélarusses qui contestaient la victoire de leur président dans un scrutin présidentiel manipulé ; abandon des Arméniens du Haut-Karabakh devant l’agression turco-azerbaïdjanaise à l’automne 2020. Tout au long de l’année 2021, le pouvoir poutinien a accéléré le rythme de la répression interne et des menaces contre l’Ukraine. 

Certains pays d’Europe occidentale ont observé l’accumulation des drames, la montée de la violence comme celle de la paranoïa du Kremlin, sans toutefois en prendre la mesure. Ils ont voulu interpréter les faits autrement et ont mis en avant les raisonnements suivants : « La Russie est particulière », « nous avons besoin de commercer », « il faut s’entendre avec Poutine, ne pas exciter sa méfiance ».

Ces arguments biaisés ont excusé l’autocratie, minimisé l’absence de libertés, la répression, l’impunité des dirigeants et des magnats, la constante violation du droit et de la justice. En France, l’intérêt n’était pas seulement énergétique et commercial. Il était tentant de s’imaginer grande puissance du continent européen, de tenir à distance l’allié américain, de compenser la domination économique des Etats-Unis et de la Chine par une « bonne relation » avec Moscou. Il était commode aussi de ne pas s’occuper des pays de l’entre-deux, livrés à l’arbitraire du Kremlin : Ukraine, Bélarus, Moldavie, Géorgie, Arménie. Des responsables français et européens avaient pris l’habitude de traiter avec un certain mépris les analyses des collègues baltes, polonais, tchèques, suédois, finlandais qui ont toujours rappelé la dangerosité du régime poutinien3.

Que Poutine ait pu aller jusqu’au bombardement de villes ukrainiennes alors qu’il était la veille encore membre des institutions où nous siégeons également, qu’il échangeait avec les dirigeants européens, est particulièrement néfaste pour nos démocraties. Ainsi, le déni de la nature violente et criminelle du régime Poutine a eu un effet sur la montée des populistes et des partis d’extrême-droite en France et en Europe, en permettant le développement de la pensée d’un pouvoir « radical » chez nous. Les législatives de juin 2022 ont porté à l’Assemblée nationale française 89 députés du Rassemblement national de Marine Le Pen.

La voie européenne de l’Ukraine

L’agression russe a fait bouger toutes les lignes et a fait exploser l’image de Poutine, « dirigeant autoritaire, mais efficace, à la tête d’un système stable ».  Le contraste entre la brutalité des hommes du Kremlin et le gouvernement de Volodymyr Zelensky est stupéfiant. Le président ukrainien a démontré sa force de caractère, son intégrité, son respect des institutions. Il a construit une relation de confiance avec ses concitoyens et avec son armée. C’est ainsi que son pays a pu opposer une résistance impressionnante aux attaques russes. Zelensky est aussi le meilleur atout des Européens dans cette confrontation des démocraties avec la dictature russe. Il est fiable et efficace, charismatique et direct. Il suit une ligne claire et sûre : repousser l’agresseur-occupant hors d’Ukraine, reconstruire son pays et l’ancrer solidement aux institutions européennes et atlantiques. 

L’Europe a choisi la bonne stratégie en faisant confiance aux responsables ukrainiens et en accédant à leurs demandes. Il est remarquable que la reconstruction d’infrastructures dans les provinces non occupées ait commencé dès mai 2022 alors que de terribles combats se poursuivaient dans l’est et le sud de l’Ukraine. Les administrations et les services publics ukrainiens fonctionnent admirablement bien. 

Les Ukrainiens nous rappellent ce que nous aurions dû comprendre depuis l’occupation de la Crimée et de l’est du Donbass en 2014 : il n’existe pas de troisième voie entre la dictature guerrière de Moscou et le monde démocratique de l’Europe unie. La guerre de 2022 démontre tragiquement le danger permanent que représente toute zone grise, d’entre-deux, pour les pays coincés entre la Russie et nos démocraties européennes. Les interventions militaires russes, en Moldavie et en Géorgie comme en Ukraine, ont produit le résultat inverse de l’objectif poursuivi par le Kremlin qui rêvait de contrôler et de soumettre ces États et qui n’a fait que raviver les nations et l’unité des populations contre Moscou. En proclamant le droit de la grande Russie à conserver sa « sphère d’influence », Poutine a perdu ces anciennes républiques soviétiques. 

Pour assurer leur sécurité et leur souveraineté, l’Ukraine, la Moldavie, la Géorgie n’ont pas d’autre option que de rejoindre, à terme, l’Union européenne et l’Alliance atlantique. Face au danger russe, elles veulent appartenir au monde des démocraties occidentales et devenir membres de leurs institutions multilatérales. Elles ne peuvent plus se contenter d’une association dans le cadre du Partenariat oriental de l’Union européenne ou d’accords signés avec l’OTAN. Faire partie de la « famille européenne » ne suffit pas. Ces États et ces sociétés ont besoin des structures et des garanties que leur offrira l’appartenance institutionnelle. Ils savent que la route sera longue et qu’ils auront besoin de temps pour remplir tous les critères de l’Union européenne. La grande majorité des Bélarusses et des Arméniens ont eux aussi l’espoir de rejoindre un jour l’Union européenne.

Cet article est une version révisée du chapitre publié en espagnol dans l’Anuario Internacional CIDOB publié par le Barcelona Centre for International Affairs, 2022.

Photo : Riga, Lettonie, 9 mars 2022, affiche de Vladimir Poutine apposée sur le bâtiment du musée d'histoire médicale, situé en face de l'ambassade de Russie. Photo : Radowitz pour Shutterstock.

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