La descente aux enfers du Venezuela. Jusqu’où et jusqu’à quand ?

17/09/2018

 

L’Amérique latine est un continent accoutumé aux crises graves. Qu’elles soient économiques (Mexique 1994, Argentine 2001), politiques (coups d’Etat militaires en cascade dans les années 1960-1970, destitutions de présidents plus récemment) ou sociales (mobilisations), celles-ci jalonnent son histoire contemporaine.
Jamais pourtant un pays ne s’était effondré comme le Venezuela depuis 2013. La crise y est multiforme, à la fois économique, politique et sociale. Elle défie toute proportion et il est aujourd’hui impossible d’imaginer comment en sortir. Quelques données permettent de prendre la mesure de la catastrophe : contraction du PIB de 40%, inflation à 33 000% (juillet 2018), production de pétrole retombée au niveau des années 1950, 87% de la population en situation de pauvreté (2017), exode de 1,6 million de personnes depuis 2015, violations massives des droits de l’homme, élections non concurrentielles, narcotrafic. Le Venezuela est devenu un mélange d’Etat failli, d’Etat voyou et d’autoritarisme électoral à l’origine d’une catastrophe humanitaire.

L’étape actuelle n’était pourtant en rien inscrite dans les gènes de la révolution bolivarienne.
Depuis la première élection d’Hugo Chavez à la présidence du Venezuela en 1998, le pays a connu une succession de séquences politiques :

- 1) installation du régime avec la rédaction et l’approbation par référendum d’une nouvelle Constitution et les victoires électorales des années 1999-2000 ;
- 2) radicalisation du régime après les tentatives de l’opposition de forcer une alternance (coup d’Etat en 2002, grève « civique » en 2003, référendum révocatoire en 2004) ;
- 3) consolidation du régime grâce aux politiques redistributives (« missions ») et aux réformes constitutionnelles permettant à Chavez de se présenter indéfiniment aux élections. Ces réformes suscitent la première contestation du régime par les étudiants en 2007 ;
- 4) perpétuation abusive du régime à partir de la succession irrégulière de 2013 consécutive au décès de Chavez. Des manifestations ont lieu en 2014 pour dénoncer la crise économique et l’opposition remporte les élections législatives de 2015. Le régime bascule alors dans l’autoritarisme. En 2017, les mobilisations sont violemment réprimées.

Ces séquences politiques sont fortement corrélées au cours du pétrole. L’évolution du prix du baril a tout d’abord été largement favorable au régime. Valant dix dollars en 1999 quand Chavez entre en fonction, celui-ci grimpe jusqu’à 146 dollars début 2008. Chavez puise dans cette manne pour alimenter ses « missions ». La pauvreté, qui touchait 50% de la population à la fin des années 1990, recule de plus de 20 points et Chavez est facilement réélu en 2006. La crise de 2008 fait ensuite chuter le pétrole à 36 dollars (décembre 2008), avant que le prix du baril remonte dans les années 2012-2013. Chavez remporte en 2012 l’élection présidentielle pour la quatrième fois.
Sa disparition en 2013 se conjugue avec une nouvelle chute des cours, le baril tombe à 27 dollars en 2016. Deux ans plus tard, Nicolas Maduro, le successeur de Chavez, est élu à la présidence de la République lors d’un scrutin boycotté par l’opposition. Le camp chaviste ne remporte plus les élections grâce à la manne pétrolière mais en raison de sa gestion clientéliste de l’aide alimentaire en situation de pénurie extrême.

Quels sont aujourd’hui les scenarii de sortie de crise ? L’issue électorale, qui prendrait la forme d’une victoire de l’opposition, n’est plus crédible. Le gouvernement a montré qu’il était capable de « gagner » des élections même en étant très impopulaire. L’opposition, de son côté, a bien du mal à consolider un front unique, porteur d’un projet alternatif cohérent au chavisme.
La compétition électorale n’a de sens que si elle se déroule dans des conditions d’équité garanties par des observateurs internationaux. Gouvernement et opposition ont bien failli s’accorder sur ce point lors de négociations menées en janvier 2018 avant que le dialogue ne soit finalement rompu. Le camp chaviste souhaitait sans doute éviter un scénario à la « nicaraguayenne ». En 1990, Daniel Ortega avait perdu les élections qu’il avait organisé sous supervision internationale, ce qui avait mis fin à la révolution sandiniste. Au Venezuela, l’élection présidentielle remportée par Nicolas Maduro le 20 mai 2018 accorde un répit au régime.

Le scénario d’un changement de régime provoqué par des puissances extérieures est lui aussi fort improbable. Le régime chaviste, comme le régime castriste, développe un narratif de l’agression extérieure régulièrement « confirmé » par les maladresses de Donald Trump. Lorsque le président des Etats-Unis évoque une possible intervention militaire ou qu’il a eu des discussions avec des militaires vénézuéliens rebelles, Maduro exulte et peut ressouder son camp.

Le président vénézuélien développe également une théorie conspirationniste vis-à-vis de ses voisins. Le camp progressiste qui l’a soutenu pendant les années 2000 est en recul depuis 2015 en Amérique latine. Avec le retour de la droite au pouvoir en Argentine, au Chili et au Brésil, le Venezuela se trouve isolé et confronté à une agressivité qu’il instrumentalise en évoquant une vaste conjuration. Nicolas Maduro, comme Dilma Rousseff au Brésil et Cristina Kirchner en Argentine, serait la cible d’une vengeance de la droite orchestrée par la Colombie voisine. Après l’explosion d’un drone lors d’un défilé militaire le 4 août dernier, Maduro n’a pas hésité à accuser le président colombien Juan Manuel Santos d’avoir voulu l’assassiner.

Le scénario de la dissidence intérieure, comme nous l’enseignait il y a trente ans la littérature sur les transitions démocratiques, est le plus probable. Contrairement à Chavez, Maduro semble connaître des difficultés pour préserver l’unité et le soutien du camp chaviste alors qu’il fait face à une crise économique dantesque. Divers indices montrent de surcroît que des séditions militaires sont régulièrement déjouées. Les discussions avec l’administration Trump, évoquées récemment dans la presse, en sont une illustration.
Le partage de la rente pétrolière a longtemps solidifié les alliances politiques au Venezuela. Depuis la grève de 2002-2003 dans le secteur pétrolier, le gouvernement a placé aux commandes de nombreux militaires qui ont pu profiter de substantielles prébendes. L’écroulement de l’économie, et tout spécialement de la production de pétrole, assèche cette ressource. Faute de convictions démocratiques, les intérêts bien compris des secteurs qui se sont enrichis dans l’ombre de la révolution bolivarienne peuvent alors occasionner une prise de distance vis-à-vis du régime, qui serait le prélude à une transition que la région considère urgente pour tarir le flux de migrants.

La messe n’est pas dite pour autant. Cuba a survécu à la fin de la guerre froide, grâce à des œuvre de mesures drastiques pendant les années 1990 qualifiées de « période spéciale en temps de paix ». Le Venezuela peut prendre ce chemin, avec la même utilisation de la migration comme soupape de sécurité.

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