L’inquiétante ambigüité de La Turquie face à l’organisation « Etat islamique »

Bayram Balci

01/10/2014

La Turquie est la grande absente de la coalition qui s’est constituée pour contenir l’avancée fulgurante de l’organisation Etat islamique en Irak et en Syrie. D’importants pays musulmans comme l’Arabie Saoudite et le Qatar, révoltés par les pratiques barbares de l’organisation djihadiste dite Etat islamique contre les minorités religieuses et les otages occidentaux et inquiets de la menace que celle-ci fait peser sur l’avenir d’une région moyen-orientale déjà en ébullition, ont dénoncé cette structure et rejoint la coalition internationale. Malgré sa longue frontière avec l’Irak et la Syrie et bien que membre de l’OTAN, la Turquie est, pour l’heure, étrangement passive ; sa position à l’égard de cette mouvance sectaire pseudo-islamique sans équivalent dans l’histoire de la religion musulmane demeure ambiguë.

Né dans le contexte de l’invasion de l’Irak par l’armée américaine, l’Etat islamique, qui à sa naissance s’appelait Etat islamique en Irak, est initialement une organisation djihadiste affiliée à Al-Qaida dont elle s’est émancipée pour devenir encore plus radicale que cette dernière. A la faveur de la guerre civile en Syrie, elle a étendu son champ d’action et s’est rebaptisée Etat islamique en Irak et en Syrie (EIIS). Cette nouvelle entité terroriste s’est choisie pour calife Ibrahim al Baghdadi, appelé aussi Abou Bakr, en référence au premier successeur du prophète Mahomet. En juin 2014, à la stupéfaction de la communauté internationale et notamment de l’administration américaine qui a vu s’effondrer l’armée irakienne qu’elle avait formée et équipée, l’Etat islamique s’est emparé de plusieurs villes irakiennes. L’organisation dirige donc désormais un vaste territoire à cheval sur l’Irak et la Syrie.

Quand la coalition internationale contre l’Etat islamique s’est organisée, quarante-six otages turcs étaient aux mains des terroristes. Leur détention en captivité a justifié un temps la  difficulté d’Ankara à clarifier sa position vis-à-vis de cette organisation. Les otages ayant été libérés – dans des conditions qui demeurent mystérieuses –, Ankara ne peut plus se réfugier derrière l’argument de leur  sécurité pour ne pas intervenir contre les forces djihadistes de l’Etat islamique. Si des considérations sécuritaires nationales et régionales paralysent la Turquie, la passivité ambigüe qui est la sienne aujourd’hui ne peut que nuire à long terme à son image internationale.

Au premier rang des éléments qui expliquent l’attitude de la Turquie figure la politique d’Ankara dans la guerre civile en Syrie. Grand allié de Bachar el-Assad à la veille du soulèvement du peuple syrien en 2011, le pouvoir turc, incarné par le binôme Erdogan-Davutoglu, a, durant six mois, tenté l’impossible pour convaincre Damas de procéder à des réformes pour calmer sa population. Ayant échoué à s’imposer comme une puissance régionale, Ankara, en concertation avec ses alliés occidentaux et régionaux, n’a eu depuis lors de cesse de prôner le départ de Bachar el-Assad. Il a apporté son soutien à l’opposition armée syrienne, accueilli plus d’un million de réfugiés syriens et le Conseil national syrien qui s’est installé à Istanbul.

La Turquie a tout d’abord soutenu les Frères musulmans syriens qu’elle imaginait en mesure d’arriver le pouvoir à l’image de ce qui s’est passé en Egypte et en Tunisie. Ce choix ne s’est pas avéré très judicieux car les choses ne se sont pas passées comme prévues. En représailles à cette ingérence turque dans les affaires syriennes, le dictateur de Damas n’a pas hésité à utiliser sa carte maîtresse : celle de la guérilla séparatiste kurde, ventre mou d’Ankara depuis plusieurs décennies. En retirant ses troupes des abords de la frontière avec ses voisins turcs, Bachar el-Assad a favorisé l’émergence d’un pouvoir kurde de facto autonome dans une région de surcroît administrée par le Parti de l’union démocratique (PYD), la formation kurde la plus puissante de Syrie et très proche du Parti des du Kurdistan (PKK), le plus puissant parti kurde de Turquie qu’Ankara combat depuis 1984.

Piégée par Damas, la Turquie, avant tout déterminée à contenir la montée en puissance des Kurdes, préfère ne pas prendre part à la lutte contre l’Etat islamique avec lequel elle partage le même ennemi. Ankara a vu dans le renforcement des éléments djihadistes (l’Etat islamique mais aussi Jabhat al Nusr (Front de la victoire), organisation liée à Al-Qaida), en Syrie, le moyen de combattre le régime de Bachar el-Assad et de contenir la montée en puissance des Kurdes de Syrie. La Turquie a ouvert ses frontières à tous les candidats au djihad venus d’Europe, du Caucase ou d’Asie centrale. Par ailleurs, elle aurait également fourni des armes et une aide médicale aux djihadistes de Syrie et, selon plusieurs sources, laissé se développer le long des frontières qu’elle partage avec l’Irak et avec la Syrie, une importante contrebande de produits pétroliers au profit de l’Etat islamique.

Ankara a donc contribué au renforcement des djihadistes en Syrie et en Irak. Cette attitude n’aura cependant pas suffi à empêcher la prise en otage de quarante-six Turcs à Mossoul en juin dernier. Leur libération, qui a nourri toutes sortes de spéculations y compris une probable collusion stratégique entre Ankara et l’Etat islamique, ne signifie pas pour autant que la Turquie soit désormais à l’abri de toute menace venant de l’Etat islamique.

A bien des égards, la Turquie est au cœur d’un conflit qui la dépasse même si son gouvernement estime que la menace djihadiste n’est pas la pire qui pèse sur ses intérêts géopolitiques. En effet, aussi paradoxal que cela puisse paraître, la Turquie se sent à l’heure actuelle davantage menacée par l’émergence d’une force kurde en Syrie qui ne pourrait que renforcer les Kurdes de Turquie que par l’Etat islamique, dont les menaces directes contre Ankara sont faibles, en tout cas absentes des discours publics des cadres de l’Etat islamique.
Certes, Ankara n’est pas à l’abri de nouveaux enlèvements ou attentats terroristes à l’image de celui organisé à Reyhanli qui a coûté la vie à cinquante et un Turcs le 11 mai 2013. La Turquie sait que sa participation à la coalition internationale pourrait provoquer des représailles de la part de cellules dont pourrait disposer l’Etat islamique sur son territoire. La longue frontière qu’elle partage avec sa voisine syrienne demeure en effet poreuse car peu surveillée.

Mais la crainte de la Turquie ne porte pas exclusivement sur les questions de sécurité ; elle est aussi et surtout d’ordre politique et géostratégique, notamment en ce qui concerne la question kurde. Confronté à la guérilla menée par le PKK depuis 1984, Ankara redoute la régionalisation de la question kurde. En effet, puissants dans une partie de l’Irak où ils jouissent d’une autonomie proche de l’indépendance, les Kurdes sont une force montante en Syrie. La situation actuelle profite donc aussi aux Kurdes de Turquie qui se battent pour une plus grande reconnaissance politique de la part des autorités turques. Les Kurdes, notamment le PKK et son clone – le PYD en Syrie –, ont été les premiers à s’opposer – avec une efficacité toute relative – à l’Etat islamique, suscitant dans un premier temps l’admiration de la communauté internationale.
Les réticences de la Turquie à rejoindre la coalition internationale découlent également de la  méfiance traditionnelle d’Ankara vis-à-vis de toute ingérence militaire occidentale dans la région. Sur cette question la position turque est constante. En 2003, le gouvernement avait déjà refusé de suivre ses alliés américains en Irak ; aujourd’hui, Ankara est tout aussi hostile à une intervention occidentale dont il craint que les conséquences soient défavorables à la Turquie.

Cette tiédeur face à une intervention occidentale s’explique aussi par une certaine amertume des Turcs qui  ont constaté l’indifférence des Occidentaux face à la barbarie exercée par Bachar el-Assad contre sa propre population puis la rapide mobilisation de ces derniers contre les djihadistes dès lors que es victimes étaient des chrétiens d’Orient ou des otages occidentaux. La Turquie se méfie beaucoup des intentions de son allié américain. Il est par conséquent difficile de l’imaginer le rejoindre sans qu’Ankara n’obtienne des garanties suffisantes sur des questions aussi cruciales que la sécurité de ses frontières, l’avenir des Kurdes et celui du régime el-Assad tels qu’envisagés par la coalition internationale.
La Turquie se montre donc complaisante vis-à-vis de l’Etat islamique dans lequel elle voit le meilleur défenseur de ses intérêts à moyen et long terme. Ce faisant, elle commet une grave erreur, tant en termes de sécurité intérieure que de calculs géostratégiques à long terme. Sa participation sous forme de soutien logistique et humanitaire ne pourrait toutefois constituer une garantie contre des agissements de l’organisation terroriste ; par ailleurs, sa participation – symbolique ou militaire – à la coalition internationale accentuerait les risques d’attaques sur son sol. En définitive, aucune des solutions qui s’offrent à la Turquie n’est satisfaisante.

Ankara devra tôt ou tard accepter le montée en puissance des Kurdes contre lequel elle n’a ni les moyens ni vraiment d’intérêt à lutter. Le pas est sans doute difficile à franchir mais la politique menée par Ankara jusqu’ici s’est révélée contreproductive. La Turquie aurait au contraire intérêt à se rapprocher des Kurdes de Syrie, à l’image de ce qu’elle a fait précédemment avec les Kurdes de la région autonome d’Irak, seuls alliés qu’il lui reste aujourd’hui au Moyen-Orient.


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