Israël, la démocratie fracturée. Entretien avec Samy Cohen
Samy Cohen, directeur de recherche émérite au CERI, nous éclaire sur les manifestations qui ont été organisées ces dernières semaines en Israël et, plus largement, sur la crise politique qui secoue le pays.
Israël est touché depuis plusieurs semaines par de vastes manifestations contre un projet de réforme du système judiciaire. Pourquoi ce projet a-t-il provoqué une telle réaction au sein de la société ?
Samy Cohen : Le projet de réforme ne date pas des dernières élections de novembre 2022. Il a été mis sur l’agenda politique de la droite au pouvoir au cours des années Netanyahou (2009-2021). Il est vrai qu’à l’époque, il n’avait pas suscité la même opposition que celle que l’on connaît aujourd’hui. La population israélienne n’était pas descendue dans la rue et pourtant la droite était en 2018 à deux doigts de faire passer la « clause du contournement » de la Cour suprême. Elle n’y a pas réussi en raison du refus d’un petit parti de droite, Koulanou, d’affaiblir la justice. Ce qui a changé, c’est le phénomène « boule de neige » qui se produit avec l’arrivée fin 2022 d’un gouvernement fortement dominé par des partis religieux extrémistes. Les gens se rendent compte que la coalition nationaliste et ultra religieuse ne veut pas seulement affaiblir la démocratie mais également imposer à l’ensemble du pays des règles qui visent à judaïser la société israélienne, faire en sorte que l’État soit moins démocratique et plus juif. Beaucoup de gens ont brusquement réalisé qu’on voulait non seulement leur « voler » leur démocratie, mais également bouleverser leur mode de vie et s’en prendre à leurs valeurs.
La révolte va en effet au-delà de ce projet de réforme judiciaire et semble opposer une partie de la société civile israélienne aux sionistes religieux à propos de la vision de la démocratie et de l’identité israéliennes. Pouvez-vous nous éclairer sur ce sujet ?
Samy Cohen : Une vraie fracture s’est mise en place au fil des ans entre d’une part les laïcs libéraux partisans d’une solution négociée du conflit israélo-palestinien, et de l’autre, les religieux extrémistes et la droite dure du Likoud. Les laïcs font face à un bloc assez compact. Commençons par les ultra-orthodoxes, ce sont les plus farouches opposants à la démocratie. Un de leurs grands chefs spirituels, le rabbin Eliezer Menahem Schach (1898-2001) fustigeait les laïcs « qui veulent un Etat démocratique, un Etat de droit et non un Etat de la Halakha, donc un Etat régi par les lois idolâtres ». Ils exècrent la Cour suprême qui a fait reculer leur influence, notamment sur la question des mariages et des conversions. Ils constituent aujourd’hui 12% de l’électorat et compte tenu de leur taux de natalité élevé, ils pourraient en représenter 32% en 2065 (selon le Bureau central des statistiques). On peut aisément imaginer quel serait alors le visage de la société israélienne.
Les sionistes religieux estiment depuis bien longtemps, que s’il faut choisir entre la démocratie et la présence dans les terres bibliques sacrées, cette dernière option doit être préférée. Peu après la guerre de juin 1967, leur chef spirituel, le rabbin Zvi Yehuda Kook (1891-1982), mettait en garde contre toute rétrocession des territoires : « Je vous avertis qu’il existe dans la Torah une interdiction absolue de renoncer ne serait-ce qu’à un pouce de notre terre libérée. Nous ne sommes pas des conquérants d’un pays étranger. Nous retournons dans notre foyer, dans la patrie de nos ancêtres. Il n’y a pas ici de terre arabe, c’est un héritage divin ». C’est à cet héritage kookien, mélange d’ultra-orthodoxie et d’ultra-nationalisme, très prégnant chez les colons religieux, que se rattache Betzalel Smotrich. Quant au kahaniste Itamar Ben Gvir, ses propos outranciers n’ont rien de singulier. D’éminents rabbins profèrent depuis de nombreuses années des propos racistes, homophobes et misogynes, sans être jamais inquiétés. La fracture entre libéraux et religieux est extrêmement profonde.
Et le Likoud dans tout ça ?
Samy Cohen : Il ne faut pas compter sur le Likoud pour défendre la démocratie face aux extrémistes. Ce serait ignorer la mutation autoritaire de ce parti, faire l’impasse sur les douze années consécutives (2009-2021) durant lesquelles Benyamin Netanyahou a dirigé le pays. Le projet d’émasculation de la Cour suprême est une vieille obsession du Likoud qui n’a jamais pu souffrir ce contre-pouvoir, au nom d’une conception étriquée de la démocratie, selon laquelle les députés seuls possèdent la légitimité de gouverner, faisant fi de l’indépendance des juges et du respect des droits fondamentaux des minorités.
Pouvez-vous nous parler du choc qu’a créé le raid sur Huwara en Cisjordanie, une ville que « l’Etat israélien devrait anéantir » selon les mots du ministre des Finances Bezalel Smotrich ?
Samy Cohen : Huwara est une ville de 7 000 habitants, pas un petit village, ce qui amplifie la portée des propos de Smotrich, un provocateur, homophobe, foncièrement anti-arabe. Il s’est par la suite rétracté, pour apaiser les dirigeants européens et américains qui ont très vivement condamné ses propos, surtout à la veille des déplacements qu’il devait faire en Europe et aux Etats-Unis. Aux Etats-Unis et en France, d’ailleurs, il a été très mal accueilli, aucun officiel ne l’a reçu.
Benyamin Netanyahou est-il prisonnier de sa coalition gouvernementale ? Ne cherche-t-il comme d’aucuns le disent qu’à se maintenir au pouvoir pour échapper à la prison pour les affaires de corruption dans lesquelles il est impliqué ?
Samy Cohen : Il n’y a sans doute jamais eu en Israël un Premier ministre aussi faible, aussi dépendant des membres de sa coalition. Netanyahou est prêt à leur faire de nombreuses concessions pour éviter de retourner devant les urnes, sans avoir modifié auparavant au moins la composition de la commission de nomination des juges de la Cour suprême, modification qui lui permettrait d’espérer échapper à une éventuelle condamnation par le tribunal qui traite actuellement l’affaire dans laquelle il est impliqué. Récemment, afin d’éviter que Ben Gvir ne quitte le gouvernement pour protester contre la suspension de la procédure de réforme législative en cours, il lui a concédé la création d’une garde nationale, placée sous ses ordres directs, une sorte de police personnelle.
Où est passé le Mouvement de la paix en Israël ? Plus largement, où en est la gauche israélienne ? La poussée de l’extrême droite et le virage du pays vers un régime de plus en plus autoritaire et une définition de plus en plus religieuse et étroite de la citoyenneté israélienne est-elle irrévocable ?
La gauche est laminée. Le Parti travailliste n’a obtenu que 4 députés sur 120 lors des dernières élections du 1er novembre 2022 et le parti de gauche Meretz n’a conquis aucun siège. Dans un tel contexte, les mouvements pour la paix, après une période d’intense activité, ne peuvent plus mobiliser et ne peuvent plus espérer aucun soutien politique.
Enfin, où en est la réflexion sur le problème palestinien ? La solution des deux Etats est-elle encore envisagée ou envisageable ?
Samy Cohen : Cette solution est au point mort. A la suite des accords d’Abraham, la droite s’est réjouie de ce que la paix pouvait progresser entre Israël et d’autres pays arabes (Pays du Golfe arabo-persique, Soudan, Maroc) indépendamment de la question palestinienne, alors que la gauche soutenait au contraire qu’il n’y aurait pas de rapprochement entre Israéliens et Arabes tant que cette question n’était pas résolue. La solution de la question palestinienne n’était plus un problème à l’ordre du jour, estimait-on à droite. Or voilà que depuis mars 2022 sont apparues en Cisjordanie de nouvelles organisations armées qui rappellent qu’il est trop tôt pour enterrer la question palestinienne.
Quoi qu’il en soit, de moins en moins de personnes, même à gauche, pensent réalisable la solution des deux États.
Propos recueillis par Corinne Deloy
Photographie de couverture : Tel Aviv, Israël - 18 février 2023 : manifestation contre le gouvernement Netanyahou. Crédit photo : Noa Ratinsky pour Shutterstock