Relire Fariba Adelkhah : sur la route de Téhéran à Damas

17/12/2020
Pilgrimage Iran

Notre collègue Fariba Adelkhah, chercheuse au CERI a fait des mobilités un de ses terrains d’études privilégiés, ses travaux les plus récents portant sur la circulation des clercs chiites entre l’Afghanistan, l’Iran et l’Irak. Elle aurait certainement contribué à ce dossier, si elle avait aujourd’hui la possibilité de s’exprimer librement. Il n’en est rien.

Après avoir été arrêtée à Téhéran en juin 2019 au prétexte d’accusations mensongères, elle a été condamnée à cinq ans de prison. Elle est depuis peu assignée en résidence surveillée, mais jusqu'alors ses conditions de détention ne lui permettaient pas d’écrire ni même de lire. Même si elle a pu écrire et traduire des poèmes, elle n’avait et n’a toujours pas accès aux livres qu’elle pourrait vouloir lire en sciences sociales, et en prison, elle ne disposait pas toujours de papier ni de crayon. Elle n’aurait de toute façon pas eu le droit de laisser sortir de la prison un écrit, qui plus est en français. Malgré ces conditions indignes, et alors qu’elle partageait sa cellule avec une quarantaine de compagnes d’infortune, Fariba Adlekha n’a jamais baissé les bras : après une grève de la faim au nom de la liberté académique, elle s’est occupée pendant des mois de la bibliothèque de la prison et produit des tableaux composés de chutes de cuir. En savoir plus.

À défaut de sa contribution et sans nous autoriser à parler pour elle, nous souhaitons vous faire découvrir ou redécouvrir un de ses ouvrages : Les mille et une frontières de l’Iran : quand les voyages forment la nation (2012, Karthala). Vous en trouverez ici de longs extraits et pourrez profiter de la profondeur, la pétulance et la sensibilité de ce récit. 

Une approche anthropologique des mobilités iraniennes

Anthropologue de l’Iran post-révolution et de ses transformations, Fariba Adelkhah interroge la construction nationale iranienne aussi bien de l’intérieur que de l’extérieur. Dans cet ouvrage, en suivant les Iraniens dans leurs mobilités, elle ne s’intéresse pas tant aux questions classiques des facteurs et contraintes démographiques, sociaux, politiques des mobilités, qu’à la continuité des transformations sociales de la société en dehors des frontières. Autrement dit, elle choisit de ne pas s’intéresser à l’émigration et l’immigration et au rapport aux sociétés dites de « départ » et « d’accueil » ni à la « diaspora » iranienne et au processus de globalisation et de pratiques transnationales, mais à l’expérience spécifique du voyage qui « entraîne des effets sociaux propres, par exemple en termes de rapports entre les genres, entre les classes sociales, entre les statuts, entre les groupes ethniques ou confessionnels, entre les voyageurs et les autochtones. » Au travers du voyage comme « fait social », elle y parle de l’Iran, de sa société ; à travers l’anthropologie du voyage, c’est bien l’Iran, ses transformations sociales et la construction de la nation qu’elle étudie de l’extérieur. Pour expliquer le contraste voire la contradiction entre la « centralité dans l’histoire de la pratique sociale du voyage et de l’ouverture de l’Iran sur le monde, d’une part, et, de l’autre, l’omniprésence d’un narratif doloriste, ethnocentrique et orgueilleux de la « plus ancienne des nations », elle emprunte à l’ histoire, à l’anthropologie des religions, de la famille, de la jeunesse, des relations femme-homme.

Ainsi, l’ouvrage commence par le récit d’un pèlerinage de femmes à Damas auquel elle s’est jointe en 2002.

Pèlerins chiites devant la Grande mosquée de Damas, février 2008. Crédits Sibir

Pèlerins chiites devant la Grande mosquée de Damas, février 2008. Crédits Sibir

Le pèlerinage : miroir des transformations sociales en Iran

Les pèlerinages est un terrain d’observation privilégié de la mobilité iranienne et donc de l’histoire de Iran. Pratique religieuse et transnationale, le pèlerinage à l’étranger véhicule une « économie morale de l’État et de la nation » : le pèlerinage est « porteur de quelques valeurs éthiques et de quelques pratiques qui semblent indissociables de l’expérience historique de la société iranienne en République islamique. » Parmi ces valeurs et ces pratiques, voici celles que Fariba Adelkhah décrit à travers ses notes de terrain :

« La première évidence a trait à l’autonomisation sociale des femmes : c’est un phénomène absolument inédit que de les voir voyager, développer des formes cultuelles spécifiques et commercer indépendamment de leur mari, et ce à l’étranger aussi bien qu’à l’intérieur du pays. Un autre trait marquant est l’individuation des pèlerins, quel que soit leur sexe ou leur âge. Ces derniers voyagent d’abord en tant qu’individus, en laissant derrière eux l’entité de la famille, ce qui naturellement n’exclut ni le fait qu’ils peuvent être éventuellement accompagnés par un membre de celle-ci, ni le fait qu’ils restent en contact permanent avec ceux qui sont restés au pays par le biais du téléphone ou de l’émotion. En troisième lieu, l’expérience religieuse, tout en gardant sa transcendance et son irréductibilité, va de pair avec l’omniprésence du calcul économique rationnel : la sacralité et les affaires sont concomitantes sans se confondre, et le pèlerin, tout à sa dévotion, consacre une part déterminante de son déplacement à la mise en œuvre d’une stratégie commerciale. En quatrième lieu, le pèlerinage confronte les voyageurs aux inconnus de l’étranger et introduit un élément de relativisation et d’autoréflexivité de la conscience nationale : le dépaysement géographique et linguistique, la séparation d’avec les proches, les imprévus de la route représentent un changement d’échelle sociale et introduisent là aussi une rupture avec les usages antérieurs. D’autant que l’expérience de la pérégrination religieuse s’adosse à celle, croissante, de l’expatriation économique et s’insère dans les circuits de la diaspora. Enfin, si le voyage continue d’être une ressource de connaissances, de sagesse et de distinction, plus encore aujourd’hui que dans les anciens temps, il se trouve légitimé par le but religieux du pèlerinage qui en quelque sorte ‘blanchit’ les intentions de celui qui part et qui pourrait toujours être soupçonné de se livrer à des activités économiques ou à des plaisirs condamnables. »

Le pèlerinage, un espace d’autonomisation

De toutes ces expériences en voyage, qui prolongent et alimentent les transformations de la société iranienne, retenons la première – l’autonomisation sociale des femmes – car c’est celle que Fariba Aldelkhah a choisi pour ouvrir son livre.

« Rien n’est moins ‘traditionnel’ que ce pèlerinage à Damas. Outre le fait qu’il est, somme toute, de création récente, il signale l’une des grandes mutations de la société iranienne depuis une vingtaine d’années. Jadis le pèlerinage à La Mecque était le fait quasi exclusif des hommes et même des notables, et celui de Machhad avait une connotation exclusivement familiale. Aujourd’hui, ce sont aussi bien des jeunes que des femmes qui prennent la route pour s’aventurer à des milliers de kilomètres de chez eux, non seulement dans l’espace international mais aussi en dehors du cadre familial jadis constitutif de l’expédition pérégrine. En d’autres termes la pratique du pèlerinage s’est démocratisée, même si elle demeure un critère de distinction sociale. Et de ce point de vue le pèlerinage en Syrie est particulièrement révélateur de cette transformation. Les femmes en sont la pierre angulaire, à la fois en tant que fidèles et en tant qu’organisatrices. L’initiative du départ se prend fréquemment dans le cadre des jaleseh, ces réunions religieuses féminines qui se sont multipliées depuis la révolution. Dans les autocars et dans les sanctuaires eux-mêmes le noir ou les fleurs des tchadors dominent. Cela peut s’expliquer assez simplement par le fait que les femmes ont moins d’engagements professionnels, et donc plus de possibilités de s’absenter une quinzaine de jours. Cependant cette interprétation n’est pas totalement satisfaisante – les femmes ont aussi plus de charges familiales et ménagères – et ne dit rien de l’essentiel, c’est-à-dire de la signification sociale du voyage lui-même. Par son intermédiaire les femmes s’affirment dans l’espace public, acquièrent un savoir-faire spécifique, développent des formes de sociabilité propres, font irruption sur la scène internationale ou en tout cas régionale, changent les rapports sociaux au sein des familles et des quartiers, accumulent du capital ou des revenus autonomes par le biais du commerce de valise auquel elles se livrent à l’occasion du pèlerinage. »

Le pèlerinage, un espace de commerce

Bazar baloutche, Zahedan. Crédit photo : Fariba Adelkhah

Fariba Adelkhah nous décrit les femmes guides ou organisatrices qui animent ce voyage de deux semaines dont quatre jours de car à l’aller et quatre au retour.

« Considérons par exemple le cas de Haj khanoum. Mariée à un épicier et servant à l’occasion dans la boutique, elle organise des réunions religieuses à son domicile. C’est là qu’elle recrute l’essentiel des pèlerines qui l’accompagnent à Damas, d’autres venant par le bouche-à-oreille. Lors du pèlerinage auquel nous avons participé, Haj khanoum en était à son dix-septième voyage. Mais elle organise également des déplacements à l’intérieur de l’Iran, en particulier pour visiter les sources d’eau chaude, réputées être pleines de vertus thérapeutiques, de Sareine, dans la province d’Ardebil. Tantôt elle travaille en joint venture avec l’agence, et dans ce cas elle s’en remet à celle-ci pour tout ce qui a trait à la logistique, y compris l’obtention du visa syrien. Tantôt elle loue elle-même un autocar, lorsqu’elle obtient suffisamment d’inscriptions, et elle prend alors en charge l’organisation matérielle du voyage. Comme on l’a vu, le pèlerinage que nous avons accompagné relevait du premier cas de figure. Néanmoins Haj khanoum exerçait une autorité certaine au sein de notre petite collectivité, forte de son expérience personnelle et de la vingtaine de pèlerines qu’elle avait amenées à l’agence, moyennant deux places gratuites pour elle-même. Aux dires de certaines des voyageuses, elle avait enjoint au chauffeur, lors d’un déplacement précédent, de rebrousser chemin sur une quarantaine de kilomètres pour prendre le petit-déjeuner sur les bords du lac de Van, conformément à ses habitudes et pour le plaisir des passagères. Auréolée de cet ascendant, elle entretenait avec le guide une rivalité feutrée, ne manquant pas de souligner que son mari aurait fait mieux s’il avait été là, et donnant sans beaucoup de retenue des instructions à l’équipage. Campant à l’arrière de l’autocar avec ses compagnes de voyage, elle s’était aménagé un semblant de couchette dans laquelle elle pouvait dormir, recouverte de son chador, quand les autres voyageurs devaient somnoler recroquevillés sur leur siège. Elle s’activait au milieu de l’équipage – masculin – pour distribuer les repas sans gêne aucune. Mais bien entendu sa grande affaire, là où elle excellait beaucoup plus qu’en matière religieuse, faute d’éducation, était le commerce de valise auquel elle s’adonnait et qui était sa principale préoccupation. Elle avait tout d’abord obtenu de l’agence qu’elle se fournisse auprès de l’épicerie de son mari pour le ravitaillement des pèlerins. Ensuite, elle s’est employée, dans les deux principales villes où furent effectués les achats de l’équipée, à Damas et à Gaziantep, à se procurer les biens dont on lui avait passé commande à Téhéran. Ainsi, elle s’est rendue en taxi collectif, et au prix d’une correspondance, à Bab Touma, la porte orientale de Damas, pour y trouver une chemise de nuit et une paire de chaussures de luxe dont la qualité contrastait avec les produits chinois en vente autour de Zeynabieh. Enfin, elle a acheté quelques paquets de pansements nasaux dont la mode fait fureur à Téhéran chez les jeunes filles désireuses de faire croire qu’elles ont subi une opération de chirurgie esthétique – les voies de la distinction sont impénétrables ! Par ailleurs, à Zeynabieh, lorsque vint l’après-midi réservé aux emplettes, le guide prit soin de préciser, avec emphase, aux tenants de deux magasins, l’un de cosmétiques, l’autre de chocolats, que les voyageurs étaient ceux de Haj khanoum – ‘Haj khanoum est le guide (moallem)’ –, et donc, sous-entendu, que la commission devait lui être versée. Et, à notre hôtel, Haj khnoum invita un marchand de chemises et de foulards qui lui offrit également sinon un pourcentage sur les ventes, du moins un cadeau. Ces notations suffisent à établir que le pèlerinage arrache une femme comme Haj khanoum non seulement à son rôle traditionnel, mais encore à celui d’organisatrice de jaleseh, et même à la dimension de son quartier. Dans ce cadre elle se comporte comme l’égale d’un homme et comme une entrepreneuse opérant dans la sphère internationale. »

Quand le récit du quotidien révèle la société

Grâce à ses descriptions truculentes, Fariba Adelkhah nous fait voyager avec ces femmes et nous permet, au terme du récit de mieux embrasser son analyse :

« Pendant toute la durée du voyage, on pouvait observer une inversion des rôles presque complète. C’étaient des hommes qui cuisinaient, lavaient la vaisselle, faisaient les courses, servaient les repas, tandis que les femmes, en tant que passagères, touristes et fidèles, se faisaient servir, se distrayaient, s’adonnaient aux joies du shopping et au vertige du commerce. De retour au pays, elles allaient également pouvoir briller en société, se féliciter de n’avoir rien fait d’autre que ‘manger et dormir pendant quinze jours’, narrer l’aventure, reconnaître à la télévision les lieux visités, visionner en famille les inévitables vidéos, rester en relation avec les compagnes de pèlerinage. C’est bel et bien une atmosphère de ‘grandes vacances’ qu’a véhiculée le voyage à Damas, avec au retour la gueule de bois où la nostalgie du retour dans le train-train de la vie téhéranaise. Il n’empêche qu’il reste le récit, et à lui seul celui-ci est porteur d’une transformation de la condition sociale des femmes. »

En introduisant son livre avec la description de femmes, Fariba Adelkhah rappelle à la fois l’importance de la femme dans la révolution iranienne et l’importance de la révolution pour les femmes (sujet de ses premiers travaux académiques, de sa thèse de doctorat publiée en 1991 : La révolution sous le voile : femmes islamiques d’Iran, Karthala), mais elle s’inscrit aussi parmi les nombreux travaux de recherche qui ont rendu visibles les femmes dans les mobilités internationales.

Nous attendons avec impatience la libération de Fariba pour reprendre avec elle la très riche conversation initiée dans son livre Les mille et unes frontières de l’Iran et qu’elle puisse poursuivre ses travaux, dont ceux qu’elle a entrepris sur la circulation des clercs chiites entre l’Afghanistan, l’Iran et l’Irak.

Bibliographie complémentaire 

ADELKHAH, Fariba, « Les madrasas chiites d’Afghanistan » in La cité cultuelle, édité par Jean-François LEGUIL-BAYART et Ariane ZAMBIRAS, 43–73. Karthala, 2015.

ADELKHAH, Fariba, ed, « Guerre et terre en Afghanistan » Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, juin 2013.

ADELKHAH, Fariba, Les paradoxes de l’Iran, Le Cavalier bleu, 2013.

ADELKHAH, Fariba et Keiko SAKURAI, eds,The Moral Economy of the Madrasa. Islam and Education Today, Routledge, 2011.

LEGUIL-BAYART, Jean-François, and Fariba ADELKHAH, eds. Voyages du développement. Émigration, commerce, exil, Karthala, 2007.

Voir toutes les publications de Fariba Adelkhah

Cet article a été publié dans le n° 13 de Cogito, la magazine de la recherche à Sciences Po (novembre 2020).

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