États d’émergence en Afrique

23/12/2020

Critique internationale, Revue comparative de sciences sociales n° 89 octobre-décembre 2020
Entretien avec Didier Péclard, Antoine Kernen et Guive Khan-Mohammad

Depuis un peu plus d’une décennie, le terme « émergence » tient une place prépondérante dans les débats sur le développement et la croissance économique en Afrique. Or, dans les années 1980, ce terme était appliqué essentiellement aux nouveaux pays industrialisés d’Asie de l’Est. Comment l’Afrique, diagnostiquée au début des années 2000 « continent sans espoir », est-elle devenue aujourd’hui un « continent plein d’espoir » en matière de développement ?

Ce changement de paradigme est basé avant tout sur la croissance économique en Afrique et sur sa mise en récit par des dirigeants des États africains, des instances financières internationales et des observateurs extérieurs, médias en tête. D’ailleurs, si en mai 2001 The Economist a décerné à l’Afrique le titre de « continent sans espoir », dix ans plus tard, il a été l’un des porte-parole du discours sur l’Afrique « qui se dresse » (Africa Rising, décembre 2011), qui connaît la « croissance la plus rapide » et qui « aspire » (Aspring Africa, mars 2013).

Il faut rappeler que, durant les années 2000, de nombreuses économies africaines ont affiché des taux de croissance record, grâce notamment à la hausse des prix des matières premières sur les marchés internationaux. L’Angola par exemple, deuxième producteur de pétrole en Afrique subsaharienne, sorti en 2002 d’une guerre civile de plus de vingt-cinq ans, a connu une croissance moyenne d’environ 15 % entre 2002 et 2009, et sa capitale, Luanda, a été régulièrement citée comme la « ville la plus chère au monde » (pour les expatriés s’entend). Depuis une vingtaine d’années, la croissance moyenne des économies africaines est largement supérieure à la moyenne mondiale, malgré la crise financière de 2008-2009, puis la chute des cours du pétrole en 2014. De « continent sans espoir », l’Afrique est donc devenue, dès le milieu des années 2000, et selon une perception largement partagée sur et en dehors du continent, une sorte de « nouvelle frontière du capitalisme global », qui contraste avec la crise que traversent les économies du Sud de l’Europe.

Les « plans d’émergence » dont se sont dotés de nombreux pays africains témoignent de retour de la planification au cœur du gouvernement étatique de la croissance et du développement. En quoi ce retour marque-t-il une rupture avec les décennies précédentes ?

Les décennies 1980-1990 ont été marquées par ce que l’on a appelé le « Consensus de Washington ». Il s’agissait d’un ensemble de mesures, élaborées dans le contexte de la crise de la dette de la fin des années 1970 et de la montée du néolibéralisme, qui visaient, au nom du désendettement et de la « bonne gouvernance », à limiter drastiquement les dépenses des États africains, à réduire leur périmètre d’intervention et leur capacité de régulation de l’économique et du social, et à donner une plus grande place aux acteurs privés. Ce furent les décennies de l’État minimum et des Programmes d’ajustements structurels : les gouvernements africains se virent contraints de désinvestir dans des secteurs clés tels que l’éducation, la santé, mais aussi les infrastructures, au nom de la sacro-sainte orthodoxie budgétaire, et les États furent de plus en plus « privatisés ».

La rhétorique de l’émergence et les politiques mises en œuvre en son nom s’inscrivent en rupture par rapport au dogme néolibéral de ces décennies dans la mesure où elles voient l’État comme un acteur central de l’économie et du développement. Cela s’exprime notamment par le retour en grâce de la planification étatique à moyen ou long terme et par la multiplication de « stratégies d’émergence » sur le continent. Cette rhétorique est en résonance, au niveau international, avec la remise en cause, dès la fin des années 1990, du Consensus de Washington, y compris au sein des institutions financières internationales qui en avait été les principales promotrices. Par ailleurs, la « rupture de l’émergence » s’opère dans un contexte marqué par une hausse des investissements directs étrangers en Afrique et par une diversification importante des sources de financement pour les États africains. Outre la Chine, devenue le premier partenaire commercial en Afrique subsaharienne mais qui investit surtout des milliards de dollars, le plus souvent garantis sur du pétrole ou d’autres ressources naturelles, dans la construction d’infrastructures (routes, ports en eau profonde, barrages, lignes de chemins de fer), cette diversification est également le fait d’acteurs (relativement) nouveaux comme l’Inde, l’Indonésie, le Brésil, la Turquie, ou encore le Maroc, dont les liens avec le Sud du Sahara sont très anciens, mais qui a relancé sa politique africaine et investit fortement, comme en Côte d’Ivoire, dans la construction de logements dits « sociaux » ou au contraire dans des projets de prestige.

Cependant, ce redéploiement de l’État est marqué par l’ambivalence et l’incomplétude, l’esprit du volontarisme étatique se conjuguant très souvent avec la lettre de l’idéologie néolibérale. Ainsi, la mise en œuvre du Plan Sénégal Émergent par le gouvernement Macky Sall procède par la rencontre du dirigisme (voire de l’autoritarisme) d’État et de la « main invisible » du marché, de même que la politique de logements sociaux en Côte d’Ivoire et les politiques d’industrialisation au Cameroun illustrent des dynamiques convergentes de légitimation du pouvoir d’État par le privé. Or c’est précisément par et pour leur incomplétude et leur ambivalence que ces stratégies nous permettent d’interroger les dynamiques de formation de l’État dont elles sont l’expression.

Pour de nombreux observateurs, l’émergence n’est cependant qu’une question de récits. Vous parlez de « réinvention des discours développementalistes aux contours de prophétie autoréalisatrice ». Quels sont les doutes suscités par cette notion et surtout quelles sont les critiques portées sur la réalité qu’elle est censée décrire en Afrique ?

Ce qui frappe, c’est l’omniprésence de la notion d’« émergence » dans les discours sur la croissance économique et le développement en Afrique. Depuis 2015, décideurs et investisseurs se retrouvent ainsi tous les deux ans pour une Conférence internationale sur l’émergence de l’Afrique, et sur les 54 pays du continent, 37 se sont dotés d’un « plan d’émergence », avec un horizon allant de quelques années à quelques décennies. Du « Plan Sénégal Émergent » à la « Vision Kenya 2030 » en passant par l’« Agenda 2025 » du Mozambique ou le « Gabon Émergent », ces documents de stratégie témoignent du pouvoir mobilisateur de cette notion et de la nouvelle place accordée aux imaginaires et aux pratiques de la planification étatique.

Les critiques sont toutefois nombreuses. Elles concernent aussi bien la notion d’émergence elle-même que les politiques qui sont mises en œuvre en son nom. Tout d’abord, le terme brille par sa polysémie, son manque de clarté, et la diversité des critères censés permettre de franchir le seuil qu’il instaure. Certes, dans le cas de l’Afrique subsaharienne, l’émergence est régulièrement corrélée à des éléments tels que l’attractivité des marchés pour les investisseurs, la croissance soutenue du PIB couplée à une augmentation de la productivité, des investissements importants dans de grandes infrastructures et le développement d’une classe moyenne avide de consommation, mais la mesure de ces différents facteurs est très approximative et sujette à débats. De plus, la notion est souvent critiquée parce qu’elle demeure prisonnière d’une vision qui voit le développement comme la reproduction d’une vision exogène du devenir des sociétés africaines.
Ensuite, l’émergence est toujours pensée et mesurée sur la base d’indicateurs et de critères macroéconomiques de croissance. Or croissance économique n’est pas égale à développement social et humain, et les années de boom économique qu’a connues l’Afrique ont été aussi des années durant lesquelles se sont très fortement creusées les inégalités économiques et sociales. Enfin, il s’avère que le bilan des stratégies d’émergence est à ce jour peu prometteur : augmentation massive de la dette extérieure de la plupart des pays africains, absence de politiques redistributives dignes de ce nom, et reproduction du fondement des économies africaines basées sur la gestion, via l’exploitation et la commercialisation des matières premières non transformées, d’une relation de dépendance vis-à-vis de l’extérieur, plutôt que sur le développement d’un appareil de transformation et d’une industrie internes au continent.

Compte tenu de ces critiques et des limites du modèle de développement adopté, sous quel angle abordez-vous cette mise en récit de l’Afrique contemporaine par les « États d’émergence » ?

Plutôt que de dresser un bilan des succès et des échecs des plans d’émergence en Afrique ou de mesurer l’écart entre la rhétorique et la réalité, nous avons fait le choix d’analyser le récit de l’émergence à la fois en tant que construction discursive de la réalité et comme révélateur des dynamiques de rupture et de continuité dans le gouvernement des inégalités, de la croissance et du développement.
Notre hypothèse centrale est la formation de ce que nous appelons des « États d’émergence », produits d’une conjoncture dans laquelle la centralité de l’État comme acteur du développement n’a d’égale que la place prépondérante que joue le secteur privé dans la mise en œuvre des politiques économiques et de développement.

Les traits saillants de ces États d’émergence sont la planification comme outil de gouvernement et comme projection du pouvoir aussi bien à l’intérieur de leurs frontières qu’à l’international ; la capacité à s’inscrire dans le nouvel horizon de l’extraversion en Afrique marqué par la diversification des sources potentielles de financement des politiques de l’émergence et à jouer de l’élargissement du « marché » des modèles de développement ; des investissements massifs dans de grands projets d’infrastructures, dont la valeur symbolique rivalise parfois avec la rationalité économique ; une forte centralisation de la « rente de l’émergence », dont la gestion est déléguée à de nouveaux organismes supra-ministériels sous le contrôle direct de la Présidence, mais qui contribuent aussi à la production du réel par le truchement des plans d’émergence et de l’élaboration des politiques de sa mise en œuvre.
Il est difficile à ce stade de dire si les États d’émergence en Afrique ne seront finalement que le produit d’une conjoncture particulière dont les conséquences de la crise sanitaire actuelle pourraient sonner le glas, ou s’il s’agit d’une transformation durable. Néanmoins, ce que montrent les études de cas réunies dans ce dossier, c’est que l’émergence n’est pas qu’une affaire de rhétorique. Ou plutôt que, en tant que représentation imaginaire du devenir des économies et des sociétés africaines, elle contribue très concrètement – et selon nous durablement – à en façonner le quotidien. Des infrastructures routières, ferroviaires, portuaires, qui avaient été remisées au placard par les politiques d’ajustements structurels, sont construites et transforment le paysage urbain africain tout en redéfinissant la valeur du foncier. Quant à l’État, il se redéploie à la faveur des investissements massifs qui les financent, notamment en centralisant la gestion de cette nouvelle rente dans de nouvelles structures de gouvernement ad hoc, créées le plus souvent sous le contrôle de la Présidence, et en remettant au goût du jour la pratique des partenariats public-privé chers à la « bonne gouvernance » néolibérale.

Propos recueillis par Catherine Burucoa

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