France-Allemagne : réalités d’un tandem stratégique. Entretien avec Claire Demesmay

15/09/2025

Claire Demesmay, titulaire de la chaire Alfred Grosser au CERI en 2024-2025, directrice de l'Institut français d’Allemagne (Bonn) et chercheure associée au Centre Marc Bloch de Berlin, a répondu à nos questions sur la politique étrangère de nos voisins allemands face aux nouvelles menaces internationales. Elle évoque notamment le couple franco-allemand et le rôle que Berlin pourrait jouer en matière de sécurité européenne.

Pouvez-vous nous dire quelques mots de la Chaire Alfred Grosser ? Quand et comment a-t-elle été créée ? Quels sont ses objectifs ?

Claire Demesmay : La chaire Alfred Grosser existe depuis plus de trente ans. Elle a été créée pour permettre à des universitaires allemands de passer une année à Sciences Po – que cela soit à Paris ou sur le campus franco-allemand de Nancy – pour enseigner et mener leurs recherches, comme je l’ai fait cette année au CERI. Le nom qu’elle porte est celui d’un historien et politiste très connu, à la fois pour ses travaux sur l’Allemagne et pour son engagement fort en faveur du rapprochement franco-allemand dès la fin de la Seconde Guerre mondiale. Soutenue par la Fondation Fritz Thyssen, la chaire s’inscrit dans un réseau plus large de coopérations académiques entre la France et l’Allemagne. Ces échanges restent très précieux aujourd’hui, notamment parce que nos traditions universitaires sont encore marquées par des approches assez différentes.

Personnellement, quel bilan tirez-vous de votre année au CERI qui a coïncidé avec les élections fédérales en Allemagne ?

Claire Demesmay : J’en garde un très bon souvenir. C’était une année riche, stimulante, à la fois sur le plan humain et intellectuel. J’ai eu la chance de présenter mes travaux, de discuter avec des collègues d’horizons divers, et cela m’a donné un vrai élan pour avancer dans mon projet de recherche. Celui-ci portait sur les imaginaires et les réalités de la frontière franco-allemande – en particulier dans la région Sarre-Moselle. C’est une région marquée par une coopération transfrontalière très active, profondément ancrée dans le quotidien des habitants, mais qui reste souvent moins visible que la frontière alsacienne dans les débats politiques ou médiatiques. Et puis, l’actualité m’a un peu rattrapée. Avec les élections anticipées en Allemagne, j’ai été amenée pendant plusieurs mois à décrypter et analyser les enjeux de la politique allemande dans un contexte géopolitique très particulier. Ce n’était pas prévu au départ, mais cela a aussi enrichi mon année en tant que professeure à la chaire Alfred Grosser.

Le moteur franco-allemand a toujours été essentiel à l’Europe mais qu’en est-il aujourd’hui avec une France affaiblie et une Allemagne en crise ? Est-il toujours suffisant ? Comment Friedrich Merz peut-il donner un nouveau souffle à la relation franco-allemande ?

Claire Demesmay : Oui, plus que jamais. La coopération entre la France et l’Allemagne reste essentielle. Les deux pays disposent d’un cadre de concertation structuré, avec des canaux de dialogue bien établis et une culture du compromis – même si celle-ci est souvent mise à l’épreuve en raison des différences de culture économique ou stratégique. Dans le contexte actuel, marqué par une forte instabilité géopolitique, cette capacité à se parler, à négocier, à trouver des terrains d’entente reste un atout précieux. Mais à elle seule, cette relation ne suffit plus. Les défis auxquels l’Europe est confrontée aujourd’hui exigent plus de souplesse dans la relation franco-allemande. Selon les sujets, il est nécessaire de compléter ce tandem par des formats plus flexibles, parfois à géométrie variable. La Pologne, par exemple, joue un rôle clé, notamment en raison de sa position à la frontière de l’Ukraine. Mais, parmi d’autres acteurs, il ne faut pas oublier le Royaume-Uni, en tant que puissance nucléaire européenne et acteur incontournable sur les questions de sécurité, malgré le Brexit. Ces formats ne remplacent pas la coopération franco-allemande, mais l’enrichissent et la dynamisent.

L’élection de Friedrich Merz a suscité beaucoup d’espoir en France pour une relance de la coopération franco-allemande. Qu’en est-il 100 jours plus tard ? 

Claire Demesmay : En effet, avant même son élection à la chancellerie, Friedrich Merz s’est présenté comme proeuropéen, attaché à la relance de la coopération avec la France. Si bien qu’on en a parfois oublié à Paris qu’il s’agit aussi d’un atlantiste convaincu et expérimenté. Depuis, le nouveau chancelier a multiplié les échanges avec le président Macron et s’est entouré d’une équipe franco-compatible sur les grands dossiers européens. Cela étant, la volonté politique de « remettre à plat les relations franco-allemandes pour l’Europe », comme l’ont annoncé les deux hommes dans leur tribune commune du 7 mai dernier, n’empêche pas d’importantes divergences d’intérêts, et donc de positions. Sur la politique commerciale par exemple, l’Allemagne a des intérêts spécifiques liés à son économie de l’exportation, comme l’ont rappelé récemment les négociations sur les droits de douane américains. Il s’agit d’un exemple parmi d’autres, car il existe des différences franco-allemandes sur la plupart des grands dossiers, qu’il s’agisse de politique énergétique, de questions budgétaires et bien sûr de sécurité et de défense.

La politique de sécurité et de défense, justement, est un sujet de discorde traditionnel entre les deux pays. La double menace que constitue Donald Trump et Vladimir Poutine peut-elle amener Paris et Berlin à s’entendre ?

Claire Demesmay : Cette double menace, sans parler du positionnement de la Chine et de la situation explosive à Gaza, attise un sentiment d’urgence que partagent la France et l’Allemagne – comme d’ailleurs la plupart de leurs partenaires européens. D’où leur volonté de coopérer étroitement et de faire front commun, qui est particulièrement visible à propos de la guerre d’agression russe contre l’Ukraine. En même temps, ce même sentiment d’urgence fait aussi ressortir les différences d’intérêt nationaux. On le voit quand on regarde les programmes industriels de défense comme le SCAF et le MGCS, c’est-à-dire l’avion et le char « du futur », à l’agenda du Conseil des ministres franco-allemand d’août 2025. Derrière la volonté toujours renouvelée d’avancer ensemble, on trouve des questions difficiles à trancher, de nature technique, mais qui ont aussi une importante dimension économique. Dans le cas précis, je pense à la répartition industrielle entre fabricants, au partage des technologies critiques, et bien sûr aux spécifications qui varient en fonction des contraintes nationales respectives – pour l’armée française, par exemple le SCAF doit pouvoir transporter des armes nucléaires, ce qui n’est pas le cas pour la Bundeswehr.

Quelle est la position de l’Allemagne face aux nouvelles menaces dont nous venons de parler ? Et quel rôle Berlin pourrait-il jouer en matière de sécurité européenne ?

Claire Demesmay : L’Allemagne a longtemps été à la traîne, investissant peu en matière de sécurité et défense. Récemment, les choses ont changé, et la conscience a émergé dans la classe politique allemande sur la nécessité d’agir vite. Cela se traduit dans les financements : dès le mois de mars, avant même d’être élu chancelier, Friedrich Merz a annoncé un vaste plan d’investissement de 100 milliards d’euros pour la défense allemande. De nouvelles structures apparaissent, comme le conseil de sécurité national, créé fin août pour mieux coordonner la politique de sécurité de l’Allemagne, y compris en termes de prévisions stratégiques. Ancré au sein de la chancellerie fédérale, il sera composé de tous les ministres concernés par la sécurité intérieure ou extérieure – et, si nécessaire, de représentants des Länder, mais aussi de l’Union européenne, de l’OTAN et d’autres États. De même, les partenaires de coalition viennent de dépasser leurs désaccords sur le projet de loi sur le service militaire. Il ne s’agit pas de réintroduire le service militaire obligatoire, suspendu en Allemagne depuis 2011, mais de tabler sur le volontariat pour augmenter les effectifs des forces armées, jugés insuffisants – le ministre de la Défense table sur au moins 260 000 soldats, pour un peu moins de 183 000 actuellement. Dans un pays, dans lequel l’armée a longtemps été en retrait, ces questions sont loin de faire l’unanimité et sont au contraire source de malaise. À titre d’exemple, l’une des dernières polémiques portait sur le déploiement de troupes allemandes sur le sol ukrainien, évoqué à titre hypothétique par le chancelier Merz.

Propos recueillis par Corinne Deloy

Pour l'année universitaire 2025-2026, le CERI accueille Gordon Friedrichs, professeur à l'Institut Max-Planck de droit public et international comparé, comme  titulaire de la chaire Alfred Grosser. 

Photo : Le chancelier fédéral Friedrich Merz et le président de la République française, Emmanuel Macron à Berlin, 23 juillet 2025. Crédit EUS-Nachrichten pour Shutterstock.

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