Le choc d’une guerre longue en Ukraine : le temps joue-t-il vraiment en faveur de la Russie ?

02/02/2024

Pouvez-vous en quelques mots nous présenter ce nouveau volume de Regards sur l’Eurasie ? Quelles sont les spécificités de l’opus 2024 ? 

Anne de Tinguy : En 2023, les évolutions en Eurasie restent dominées par la guerre d’agression contre l’Ukraine déclenchée le 24 février 2022 par la Russie, une guerre qui a de fortes répercussions au sein de l’espace postsoviétique et au-delà dans un contexte international marqué par une montée des crises. Ce qui distingue 2023 de 2022, c’est notamment la perception de la durabilité du conflit ainsi que la montée des tensions et des incertitudes.

Les états d'Asie centrale face aux turbulences du monde

Entretien avec Bayram Balci
Traditionnellement, les pays d’Asie centrale sont des alliés de la Russie. Depuis février 2022, ils ont néanmoins choisi la neutralité tout en exprimant parfois leur soutien à l’Ukraine. Quelles sont les répercussions de la guerre entre l’Ukraine et la Russie dans la région...

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Fin 2022, il apparaissait déjà clairement que la guerre risquait de durer, mais, du fait des piètres performances militaires de la Russie, de la remarquable résistance ukrainienne et de la forte mobilisation des Occidentaux aux côtés de Kiev, l’espoir qu’il en soit autrement était très présent en Ukraine et en Europe. Erreurs de jugement, préparation inadaptée de l’intervention, dysfonctionnements logistiques, défauts de commandements, insuffisance des effectifs engagés, etc. : en dépit d’une forte supériorité numérique en hommes et en matériels, ce que le Kremlin a appelé une « opération militaire spéciale » a très vite été un échec. Dès les premières semaines, les dirigeants russes sont contraints de renoncer à l’idée d’une capitulation rapide de l’Ukraine et de revoir leurs objectifs à la baisse. Les choses évoluent au cours de l’hiver 2022-2023. La Russie, dont l’évolution politique est analysée dans ce volume par Gilles Favarel-Garrigues, semble apprendre de certaines de ses erreurs et s’adapter à son adversaire, elle construit des lignes de défense le long de la ligne de front et met en place une économie de guerre en augmentant fortement son budget de la défense. 

Cette politique lui permet de contenir les forces ukrainiennes - la contre-offensive terrestre lancée en juin 2023 par les Ukrainiens n’a pas donné les résultats escomptés par Kiev, les forces russes occupent toujours quelque 17% du territoire ukrainien - , mais pas de remporter des succès majeurs. Les combats continuent, mais aucun des deux adversaires ne remporte de victoire décisive. Résultat, le front terrestre étant quasiment figé, l’issue du conflit ne se dessine toujours pas, d’autant moins que Vladimir Poutine ne donne aucun signe de vouloir se désengager et Volodymyr Zelensky, de renoncer à chasser l’envahisseur.

Vous avez évoqué une montée des tensions dans l’espace postsoviétique : est-elle liée à la guerre en Ukraine ?  

Anne de Tinguy : Oui sans aucun doute. La guerre favorise une montée des tensions à la fois au sein de l’espace postsoviétique et entre la Russie et l’Occident. En Eurasie, les tensions sont particulièrement fortes dans le Caucase du sud. Dans cette région, l’affaiblissement des positions de la Russie empêtrée en Ukraine et la montée en puissance de la Turquie (dont Bayram Balci explique dans ce volume la complexité) concourent à la relance du conflit du Karabakh : comme le montre Gaidz Minassian dans ce volume, les interactions entre les deux confrontations sont multiples. Avec le soutien d’Ankara, Bakou profite de la situation pour reprendre manu militari le contrôle de cette région peuplée d’Arméniens, ce qui bouleverse les équilibres régionaux. En Géorgie, la guerre en Ukraine entraîne une aggravation des divisions internes. Alors que la population géorgienne est majoritairement favorable à l’adhésion à l’Union européenne et solidaire de l’Ukraine agressée, le gouvernement mène à l’égard de la Russie et de l’Ukraine une politique de plus en plus ambiguë. Ce qui ressort clairement de l’article d’Aude Merlin sur ce thème, c’est que le dissensus entre le pouvoir et la société, qui est attisé par Moscou, laisse augurer de nouvelles tensions à la fois régionales et internationales.

La rupture qui se confirme entre la Russie et l’Occident aggrave divisions, confrontations et inquiétudes. Le Kremlin tient un discours d’une grande brutalité qui va bien au-delà de la question ukrainienne. Inversant les responsabilités, il affirme que « l’Occident collectif » est le véritable agresseur en Ukraine et qu’il  se sert de ce pays pour affaiblir la Russie. Cet argumentaire, que dénonce dans ce volume Gilles Andréani, conduit entre autres le pouvoir russe à accuser la Moldavie, qui depuis 2022 a comme l’Ukraine le statut de candidat à l’Union européenne, d’être en train de devenir une « anti-Russie » avec le soutien des pays occidentaux.

Comment les alliés de l’Ukraine réagissent-ils à cette situation ?

Anne de Tinguy : A l’exception de la Hongrie et de la Slovaquie, les alliés européens de l’Ukraine réaffirment tous leur solidarité avec Kiev. Le vote du Conseil européen le 1er février d’une aide à l’Ukraine de 50 milliards d’euros sur quatre ans confirme leur engagement. Leur soutien est limité par les moyens dont ils disposent, nous y reviendrons, mais au sein des élites dirigeantes, on n’observe pas de lassitude à l’égard de l’appui apporté à l’Ukraine. Et si l’on en croit les résultats de l’enquête Eurobarometer publiés en décembre dernier, les opinions publiques continuent elles aussi majoritairement à être sur cette ligne. Ce qui complique la donne, c’est la situation aux Etats Unis. Le président Biden a confirmé son soutien à Kiev, mais une partie du Parti républicain y est hostile et Donald Trump a déjà annoncé, s’il était réélu à la présidence des Etats-Unis en novembre prochain, un changement radical de politique à l’égard de l’Ukraine.  

Dans ce contexte, au sein des élites dirigeantes de l’Union européenne, ce soutien à l’Ukraine s’appuie sur une idée qui gagne du terrain : si la Russie gagne, l’Union sera menacée. Le président Macron l’a dit très explicitement : « notre devoir est de rendre la victoire de la Russie impossible. Une victoire russe, c’est la fin de la sécurité européenne » (19 janvier 2024). Jens Stoltenberg, secrétaire général de l’Alliance atlantique, est sur la même ligne : « notre soutien (à l’Ukraine) est un investissement pour notre propre sécurité, car le monde deviendra encore plus dangereux si le président Poutine gagne en Ukraine » (29 janvier 2024). Quelques jours auparavant Boris Pistorius, le ministre allemand de la Défense, avait, lui, déclaré que l’Union européenne « devait se préparer à ce que Vladimir Poutine puisse un jour attaquer un pays membre de l’OTAN ».

Ce durcissement du discours annonce-t-il un sursaut européen, qui serait provoqué à la fois par la perception d’une menace russe allant crescendo et par une volonté de se préparer aux conséquences qu’aurait la réélection de Donald Trump ? Le vote du Conseil européen du 1er février, la mise en œuvre de la décision d’octobre dernier du groupe de Ramstein (qui regroupe les quelque cinquante Etats alliés de l’Ukraine) de créer des « coalitions de capacité » chargées d’inscrire le soutien à l’Ukraine dans la durée, les manœuvres de grande ampleur de l’Otan (Steadfaster Defender 2024) , la volonté de la France « d’adapter (son industrie de défense) à l’évolution de la menace » (E. Macron 19 janvier 2024), l’accord de sécurité signé le 12 janvier entre le Royaume-Uni et l’Ukraine, etc., ces initiatives porteuses de messages de fermeté à la Russie le suggèrent.


En 2022, en se fondant sur les politiques menées par les Occidentaux depuis 2000, Vladimir Poutine a vraisemblablement estimé que les gains que la Russie pouvait tirer d’une intervention en Ukraine seraient élevés, les coûts limités. Les Européens sont-ils en train de tirer les leçons de leurs erreurs passées et de prendre conscience du fait que leurs politiques à l’égard de la Russie poutinienne avaient été interprétées par le Kremlin comme des signes de faiblesse ? Sont-ils autrement dit en train de chercher à éviter la guerre en s’y préparant ?  Le sursaut européen, s’il se confirme, ne se concrétisera pas aisément. Il est compliqué par les positions prises par la Hongrie de Victor Orban et la Slovaquie de Robert Fico et par le fait que certains Européens continuent à raisonner en termes de puissance russe et à penser que la victoire militaire de Moscou est inévitable. Ce sursaut exige que les responsables européens prennent plus explicitement position en faveur de la défaite de la Russie et qu’ils mobilisent davantage de moyens pour pouvoir soutenir Kiev plus efficacement. Il reste qu’un tournant pourrait bien être en train de se faire jour.  

Quel avenir pour l’Ukraine prise entre la baisse des effectifs de combattants, les limites de l’aide de ses alliés et la lassitude de l’opinion publique occidentale, parfois également effrayée par la perspective d’une guerre contre la Russie ? Le scénario d’une fin de la guerre par un épuisement des ressources militaires et humaines de Kiev est-il sérieusement envisageable ?

Anne de Tinguy : En matière d’armements, l’Ukraine est dépendante de l’aide occidentale. Or, vous avez raison de le souligner, celle-ci a des limites. Les livraisons ont souvent été lentes et quantitativement modestes pour des raisons liées à la fois à l’état des stocks des pays donateurs, à la nécessité de prendre le temps de former les Ukrainiens à l’utilisation de matériels technologiquement complexes et à la peur des Occidentaux d’une escalade qui conduirait à une guerre avec la Russie. D’où les atermoiements de ces derniers qui maintes fois ont refusé de livrer des matériels comme les chars lourds, les avions de chasse américains F 16 ou les missiles allemands Taurus. A plusieurs reprises, ils ont fini par accepter ce qu’ils avaient préalablement refusé (cela a été le cas pour les chars) sans que cela provoque une escalade du conflit, mais les délais ainsi provoqués ont pesé sur le cours des opérations. Le 1er novembre dernier, le commandant en chef des forces ukrainiennes, le général Zaloujny, a explicitement lié les résultats des opérations menées par son pays à l’accès à des matériels plus avancés sur le plan technologique. Et aujourd’hui les autorités ukrainiennes évoquent régulièrement des pénuries d’obus et de munitions. 

Si le Congrès des Etats-Unis ne vote pas dans un délai raisonnable l’aide à l’Ukraine demandée par Joe Biden, si Donald Trump est réélu à la Maison Blanche en novembre prochain et maintient ses positions sur l’Ukraine, les Etats-Unis étant jusqu’ici le premier fournisseur d’aide militaire à Kiev, le risque d’un épuisement des ressources matérielles de l’Ukraine est très élevé. Pour qu’il en soit autrement, il faudra que les autres alliés de Kiev s’engagent quantitativement et qualitativement beaucoup plus qu’ils ne le font aujourd’hui. Nous revenons au sursaut que j’évoquais il y a un instant.


Jusqu’ici, l’Ukraine a su relever les immenses défis auxquels elle a été confrontée. Sa résilience est extraordinaire. En dépit de moult difficultés (dont celles de la mobilisation des hommes), sa population reste déterminée à chasser l’envahisseur. Et son avenir se dessine. La nation ukrainienne a été confortée par la guerre et elle est engagée sur une voie euro-atlantique qui semble d’autant plus cohérente qu’elle correspond à des choix de longue date et que, jusqu’ici, elle a été pleinement soutenue par ses alliés européens – Laure Delcour le montre dans ce volume - et américains. Son avenir s’annonce pourtant complexe, suspendu à la résolution de multiples problèmes. Elle doit reconstruire ses infrastructures et son économie ravagées par la guerre et mener à bien les immenses réformes qui conditionnent son intégration européenne, une question sur laquelle se penche Anastasia Fomitcheva. Elle ignore les conditions dans lesquelles la paix reviendra, notamment ce que seront ses frontières et les garanties de sécurité qu’elle obtiendra de ses alliés. Et elle sait que la paix ne sera durable que si la Russie cesse d’être une menace et accepte une réconciliation qui suppose la révision des fondements des relations entre les deux pays.

Moscou semble compter sur la lassitude des Ukrainiens comme sur celle des alliés de Kiev, sans parler d’un changement de pouvoir à Washington, pour obtenir une victoire finale en Ukraine. Est-ce une stratégie gagnante ?

Anne de Tinguy : Vous avez tout à fait raison : persuadé que le temps joue en sa faveur, le Kremlin compte sur la lassitude des Ukrainiens comme sur celle des Occidentaux. Cette conviction s’appuie sur l’expérience qu’il a de ses relations avec les uns et les autres. Jusqu’en 2014, en dépit de rapports tumultueux entre les deux Etats, l’image de la Russie en Ukraine a continué à être positive. Et au cours des deux dernières décennies, après chaque crise, les Occidentaux sont très vite revenus à une volonté de Business as usual : quelques mois après la guerre de 2008 en Géorgie, la question de l’Abkhazie et de l’Ossétie du sud (régions géorgiennes dont Moscou a alors reconnu l’indépendance) était traitée comme un problème parmi d’autres ; quelques années après l’annexion de la Crimée, la Russie était sortie de l’isolement sur la scène internationale dans elquel elle était, des décisions majeures (comme celle concernant la construction du gazoduc Nord Stream 2), qui avaient pour conséquences de développer le partenariat et la dépendance de l’Europe à son égard, étaient à nouveau prises et les élites « amies » de la Russie continuaient à s’engager à ses côtés.


En 2022, ces attitudes ont conduit le Kremlin à faire des erreurs de jugement majeures : il n’a notamment anticipé ni la résistance des Ukrainiens ni la mobilisation massive des Occidentaux aux côtés des Ukrainiens. Après deux ans de guerre, Ukrainiens et Occidentaux sont confrontés à de profondes difficultés mais la résistance des premiers et la mobilisation des seconds demeurent. Miser aujourd’hui sur une lassitude des uns et des autres pourrait bien constituer une nouvelle erreur de jugement. De plus, dans le domaine militaire, les performances des forces armées russes restent limitées : au cours des derniers mois, on l’a dit, elles n’ont remporté aucune victoire décisive, elles n’ont pas non plus réussi à prévenir les spectaculaires opérations régulièrement menées par les Ukrainiens dans la profondeur du territoire russe. Et elles ont subi des pertes humaines et matérielles importantes. Dans le domaine économique, à long terme les perspectives sont qualifiées par Agathe Demarais dans ce volume et par d’autres économistes de « mauvaises ». L’économie russe a certes mieux résisté que les Occidentaux le pensaient aux sanctions occidentales mais la guerre, l’économie de guerre qui a été mise en place et les sanctions entravent les investissements dont la Russie a besoin, elles limitent son accès aux technologies de pointe et elles obstruent son insertion internationale. La rupture avec l’Ukraine, celle avec ses partenaires traditionnels que sont l’Europe et les Etats-Unis, le pivot vers l’Asie et la vassalisation à l’égard de la Chine qui en résulte ont par ailleurs de multiples répercussions, entre autres identitaires, qui ne vont pas dans le sens des intérêts de la Russie. Parce qu’elle est vulnérable et peu performante et parce qu’elle risque de sortir affaiblie de cette confrontation, il est peu probable que le temps joue en faveur de Moscou.

Propos recueillis par Corinne Deloy

Lire l'Etude n° 273-274
Lire l'entretien avec Bayram Balci, Les Etats d’Asie centrale face aux turbulences du monde 

Un lancement de Regards sur l'Eurasie. L'année politique 2023 est organisé le 26 février (15h-18h) au CERI, 28 des Saints-Pères (Paris 7e)
Invitation et inscription sur ce lien

Photographie de couverture : Couverture de l'Etude 
Photo 1 : Irpin, 10 mars 2023, partie du cimetière réservé aux soldats ukrainiens morts pendant la bataille d'Irpin. Crédit photo Jose Hernandez pour Shutterstock.
Photo 2 : Bakhmout, 17 janvier 2023, des artilleurs ukrainiens tirent sur des cibles ennemies à partir d'un canon d'artillerie automoteur de calibre 2S7 Pion 203mm. Crédit photo : Dmytro Larin pour Shutterstock.
Photo 3 : Kiev, 20 février 2023, le président américain Joe Biden et le président ukrainien Volodymyr Zelenskiy. Crédit photo : photowalking pour Shutterstock.
Photo 4 : Moscou, 24 juillet 2023, un panneau d'affichage numérique dans le centre de Moscou affiche une campagne de promotion des forces armées de la Fédération de Russie. Crédit photo : Arnold O. A. Pinto pour Shutterstock.

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