Enquêter au sommet de l’Etat

22/10/2022

Entretien avec Samy Cohen (auteur de Le goût de l’entretien. 40 ans d’enquêtes au sommet de l’Etat, Le bord de l’eau, 2022) 

Comment l’idée d’écrire ce livre vous est-elle venue ? 

Samy Cohen : C’est Sophie Duchesne, directrice de la revue Bulletin de méthodologie sociologique (BMS), qui m’a demandé de soumettre un article, écrit à la première personne, sur mon expérience d’enquête auprès des dirigeants de la diplomatie, sur le quotidien d’un enquêteur, et la façon dont il surmonte les difficultés. Le projet d’article qui devait se limiter à 50 000 signes est devenu rapidement un petit livre de plus de 250 000 signes.   

Sur quels sujets vos enquêtes portaient-elles ? 

Samy Cohen : Au départ, je me suis intéressé à Charles de Gaulle et Israël, ce sujet s’imposait pour l’étudiant israélien que j’étais à Sciences Po. J’ai pu interviewer les acteurs français et israéliens qui ont vécu la rupture entre de Gaulle et Israël. A partir de 1976, j’ai entrepris de rédiger un livre sur les conseillers du président de la République, une idée qui m’était venue grâce au séminaire qu’animait René Rémond à Sciences Po sur les entourages politiques. Je me suis entretenu avec les collaborateurs de Charles de Gaulle, Georges Pompidou et Valéry Giscard d’Estaing. J’ai consacré ensuite six ans au rôle que le Quai d’Orsay jouait dans l’élaboration de la politique étrangère, projet qui a abouti à La Monarchie nucléaire. Les coulisses de la politique étrangère sous la Ve République (Hachette, 1986). A partir de là, tout naturellement, il fallait se pencher sur le rôle des militaires. C’est l’enquête la plus lourde que j’ai réalisée, avec plus de 300 entretiens et qui a abouti à La défaite des généraux. Les rapports entre le pouvoir politique et l’armée sous la Ve République (Fayard, 1994). A partir de 2005, je me suis intéressé à Tsahal. J’ai longuement interviewé des responsables militaires et civils, sur la manière dont l’armée israélienne conduit ses opérations contre le terrorisme (Tsahal à l’épreuve du terrorisme, Seuil, 2009). J’ai rencontré également quelques anciens responsables du Mossad. J’ai effectué par la suite une longue enquête sur les mouvements de paix en Israël (Israël et ses colombes. Enquête sur le camp de la paix, Gallimard, 2016). 

Interroger des responsables de la défense comme des diplomates n’est sans doute pas chose aisée. Quelles difficultés avez-vous rencontrées ? Comment les avez-vous surmontées ? Existe-t-il des « trucs » ou bien est-ce l’expérience qui permet de s’en sortir ?

Samy Cohen : J’en ai connu de plusieurs types : tout d’abord l’accès aux acteurs et témoins. Ainsi, je ne connaissais personne dans les milieux des diplomates et les militaires et je ne savais pas comment commencer, c’était pour moi le « trou noir ». J’ai intuitivement commencé par m’adresser au Centre d’analyse et de prévision du Quai d’Orsay (le CAP), une structure relativement ouverte sur le monde extérieur à l’administration. J’ai pu travailler à partir d’entretiens mais également à partir de leurs archives. J’avais accès à tout, notamment aux notes « secret défense ». A partir de là j’avais un pied dans la maison, c’était plus facile de solliciter des diplomates mais ce qui m’a beaucoup aidé, c’est le fait d’avoir pu obtenir un entretien avec le président de la République, François Mitterrand. Écrire à un haut fonctionnaire en lui disant que j’avais rencontré le chef de l’Etat m’ouvrait toutes les portes. Pour ce qui concerne les militaires, j’ai commencé par d’anciens membres du cabinet du ministre de la Défense et des généraux à la retraite. Je dois dire que ceux-ci m’ont beaucoup aidé, notamment pour accéder à d’autres hauts gradés. 

La deuxième difficulté tenait à la complexité des dossiers souvent très techniques, surtout dans le domaine de la défense. Je tenais beaucoup à ce que mes enquêtes s’appuient sur des études de cas précis. Encore fallait-il avoir une certaine maîtrise du sujet abordé, faute de quoi on risque de se faire « balader » par l’interviewé et lui donner une impression de dilettantisme. Une des conditions pour s’imposer aux imposants c’est de montrer que l’on n’est pas né de la dernière pluie. 

La troisième difficulté est de savoir comment faire face à un langage codé, plein de sous-entendus, dans lequel excellent les diplomates. Dans tous les cas, il ne faut jamais feindre avoir compris si ce n’est pas le cas, faute de quoi on ne recueillera qu’un matériau vague, imprécis et inexploitable. La solution est de revenir constamment à la charge, demander des précisons, ne pas se hâter de clore l’entretien avant d’être sûr d’avoir tous les éléments de la démonstration.   

Comment interroge-t-on quelqu’un qui ne veut pas parler ? Quelqu’un qui ne doit pas parler ?

Samy Cohen : On ne peut rien faire face à un acteur qui ne désire pas s’exprimer. Le chercheur n’est pas un policier. Généralement, ce type d’acteur ne répond même pas à la demande d’entretien. La difficulté la plus récurrente est celle d’acteurs qui acceptent de recevoir un chercheur, mais en évitant de donner des détails de telle ou telle décision plus ou moins sensible, « pour des raisons de confidentialité » ou pour « éviter de nuire à l’action de la France en cours ». Que faire dans ce cas ? D’abord, montrer de la compréhension puis inviter à donner des exemples du passé, qui ne risquent pas de « nuire à la France ». Cette ficelle marche généralement bien et c’est le début de l’engrenage. Muni de ces premiers éléments, aller les vérifier avec d’autres acteurs puis revenir vers le premier en lui décrivant l’état d’avancement de l’enquête, afin de l’inciter à progresser. Puis, sans paraître y toucher, insister poliment, montrer que l’on n’est pas tout à fait satisfait des réponses et pour quelles raisons. Les acteurs respectent des enquêteurs sérieux et pugnaces. 

Même si la raison n’est pas celle que l’on croit généralement, l’armée est surnommée la grande muette, les services secrets sont par définition des lieux de silence, comment faire parler des personnes qui ne souhaitent pas, voire qui ne doivent pas parler ? 

Samy Cohen : Curieusement, la grande muette parle, pas de tout bien entendu, mais sur les rapports entre le pouvoir politique et l’armée, les militaires étaient très causants. Ce sujet les passionnait, leur donnait l’envie de s’exprimer. Par ailleurs, l’armée française entend donner d’elle l’image d’une institution ouverte sur la société civile. Les services secrets c’est différent, ils sont beaucoup plus hermétiques, par définition. J’ai pu interroger deux anciens directeurs de la DGSE. Ils se sont montrés très aimables mais sur le sujet qui m’intéressait, l’affaire Greenpeace, la moisson n’a pas été abondante.  

Pouvez-vous nous narrer une anecdote, emblématique d’une situation que vous avez souvent vécue ? 

Samy Cohen : En 1993, lors de la participation à un colloque à l’université de Stanford, mes collègues américains voulaient savoir s’il y avait un militaire en France qui avait accès au code du déclenchement de l’arme nucléaire, apanage du Président. Revenu en France, j’entrepris d’effectuer des entretiens avec des hauts gradés et d’anciens ministres de la Défense. Sur cette question, leur réponse était invariablement : « No comment ! ». Dépité, j’insistais, je montrais à mes interlocuteurs les publications de chercheurs parues outre-Atlantique et qui traitaient de ces questions à partir d’archives devenues accessibles et je leur demandais pourquoi dans la démocratie française on ne permet pas aux citoyens d’accéder ces connaissances, non pas sur la période actuelle bien sûr, mais sur les débuts de la force de dissuasion. La réponse était toujours « Niet », sauf pour un général très au fait de ces questions qui m’indiqua que le chef d’état-major particulier du Président (à l’époque de François Mitterrand) avait accès à ce code du déclenchement de l’arme nucléaire. « Pourquoi ? Comment ? », demandais-je. Silence à nouveau. J’entrepris à partir de cette première indication de revoir une dizaine de mes interlocuteurs. Ils ne voulurent ni confirmer ni infirmer cette information. L’un d’eux pourtant me dit simplement : « Si certains veulent aller de l’avant, qu’ils le fassent ». J’étais sur la bonne piste mais pour en savoir plus, je revins à mon premier informateur, et cette fois-ci, je prêchais le faux en lui disant que tous mes interlocuteurs avaient démenti son information. Furieux, il entreprit alors de me donner toutes les précisions à l’appui de sa révélation. Un des plus proches collaborateurs de Mitterrand à qui j’avais envoyé récemment mon livre me félicita pour la précision des éléments que je dévoilais. La conclusion que j’en tire est qu’en tant que chercheur, il faut tout faire pour tester les possibilités d’avancer, prendre le risque de perdre du temps, trouver les bons arguments pour « adoucir » les interviewés. Faute d’avoir procédé à des tests, on ne sait pas jusqu’où les acteurs sont prêts à aller. 

Comment ensuite s’est passé ce que l’on peut appeler votre « retour » vers Israël dans les années 2000 ? 

Samy Cohen : A partir de 2005, j’ai commencé à travailler sur Tsahal, l’armée israélienne et ses modes opératoires face au défi terroriste. Je n’avais jamais effectué d’enquête de terrain en Israël auparavant. Mais cette fois j’étais muni de mon expérience et j’ai su comment commencer. Je me suis adressé d’abord aux think tanks qui travaillent avec l’armée, puis à des collègues universitaires, sociologues de la chose militaire. Ces premiers contacts se sont avérés très utiles car il est plus difficile qu’en France d’accéder à des hauts gradés. En revanche, l’accès aux sous-officiers et aux jeunes officiers est plus facile. D’abord, parce que ces jeunes sont bien intégrés dans la société, il est facile de trouver parmi ses relations quelqu’un qui vous dira : « mon fils ou mon neveu fait son service militaire et il sera ravi de vous aider ». Ensuite, Tsahal est l’armée qui possède le plus grand nombre d’associations de soldats protestataires, opposés à l’occupation et prêts à témoigner. 

Vous écrivez : « Ma position d’infériorité m’a le plus souvent stimulé », une phrase que l’on entend très peu de nos jours. Pouvez-vous développer ce propos ? 

Samy Cohen : Je l’ai formulé en pensant à certains jeunes chercheurs pour qui les apparences (le bureau somptueux, les dorures, la présence d’huissiers, etc.), la manière qu’ont les acteurs de se tenir, de s’exprimer, le langage hermétique sont autant d’éléments qui participent de leur « domination », et du coup ils ont tendance à conclure qu’il n’est pas possible de s’« imposer aux imposants ». Que l’on se trouve en position d’infériorité quand on interroge des grands commis de l’État relève de l’évidence, ce n’est pas forcément un inconvénient. 

En quelques mots, quels conseils donneriez-vous aujourd’hui aux chercheurs pour réaliser des entretiens auprès des autorités de l’Etat ? Par exemple, vaut-il mieux préparer au maximum ses questions ou bien laisser une part importante à l’improvisation ? Comment « contrôler » un entretien ?  

Samy Cohen : Avant tout, ne pas se précipiter vers son terrain. Bien se préparer, apprivoiser son sujet, vérifier sa faisabilité, réfléchir à l’accès au terrain et à la manière de cadrer son sujet. Il est très important de le cadrer de manière à ce que sa présentation soit claire, intelligible, qu’elle évite le jargon universitaire et ne formule pas le sujet de manière étriquée. Il est important que les acteurs sollicités comprennent bien quel est le sujet de fond abordé. Il faut réfléchir à la manière de les motiver, leur donner le sentiment qu’ils participent à un travail au sujet duquel ils ont des choses à dire. 

Je suis partisan de bien préparer les questions. Aller à un entretien avec un haut fonctionnaire, civil ou militaire, les mains dans les poches est la meilleure manière de se planter. Une formulation maladroite peut faire capoter l’interview. Il faut préparer ses relances, car un enquêté ne donnera jamais d’emblée toutes les informations qu’on attend de lui. Cela n’exclut nullement l’improvisation. Elle est souvent inévitable et nécessaire car l’enquêté peut nous faire découvrir des choses qui se révèlent très intéressantes. Il faut dans ce cas le laisser parler, entrer dans sa logique, s’écarter provisoirement de son guide d’entretien. En résumé, il faut préparer en amont et se montrer souple pendant la conduite de l’interview.  

Cela étant, il est parfois nécessaire, bien entendu avec tact, de recadrer l’enquêté s’il s’écarte trop du sujet, si la langue de bois est trop manifeste. 

En ce qui concerne les questions sensibles, il est important de ne pas se censurer, mais de bien choisir le moment pour les aborder, pas trop tôt, pas avant que ne se soit établie une relation de confiance. Ici encore, faire preuve de tact, aborder ces questions de manière indirecte, tenter si possible d’amener l’interviewé à en parler de lui-même.  

 Propos recueillis par Corinne Deloy
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