La guerre économique ou l’économie politique des sanctions à l’heure de la mondialisation. Le cas de la Russie contemporaine

04/2022

L’invasion de l’Ukraine par l’armée russe le 24 février 2022 a ranimé le débat sur la guerre économique : chaque semaine est marquée par l’adoption de nouvelles mesures économiques restrictives par les pays occidentaux, Etats-Unis et Union européenne d’une part, Russie d’autre part, en marge d’une guerre menée sur le terrain ukrainien. Or cette expression contestée de guerre économique nous interroge : les sanctions internationales sont-elles une forme nouvelle au sein de conflits militaires traditionnels ? expriment-elles de nouveaux ressorts de la puissance internationale dans un ordre international économique globalisé ? et la Russie fait-elle aujourd’hui figure de cas particulier dans l’histoire des sanctions internationales ? 

Le débat n’a pas été tranché depuis les restrictions adoptées dès l’annexion de la Crimée en 2014. De fait, ces instruments des relations inter-étatiques anciens (Mulder, 2022) caractérisent le second XXe siècle et ils sont devenus un outil très prisé des Etats et des organisations multilatérales, notamment de l’ONU. Parmi le large spectre des mesures restrictives sont considérées dans cet article les seules sanctions économiques et financières qu’on caractérise généralement comme des mesures restrictives qui visent le retrait d’un avantage commercial, financier par un Etat, ou groupe d’Etat pour des objectifs de sécurité ou de maintien de l’équilibre des relations internationales.

Le plus intéressant réside toutefois dans la spécificité de cette guerre sans armes que constituent les sanctions économiques internationales. Par rapport à une situation de conflit militaire classique, elles opèrent de multiples déplacements : elles font passer le lieu de la confrontation du champ de bataille tout à la fois dans la sphère économique et sur le terrain politique. Au lieu de toucher les militaires, la pression économique est transportée à l’arrière du front, elle vise la société civile et elle ambitionne de peser tout autant sur le soutien des élites décisionnaires que sur la capacité de l’économie à soutenir l’effort de guerre. Au choc militaire immédiat et direct entre les professionnels de la guerre se superpose une confrontation inscrite dans le long terme qui englobe l’économie, le commerce, le monde des affaires, la société civile, l’opinion publique et les élites. Pour les experts, les sanctions internationales constituent donc un objet complexe qui relèvent autant de l’économie ou de la sociologie que des relations internationales ou du droit. Sans doute, l’interpénétration des champs explique-t-elle également pourquoi plusieurs questions sont aujourd’hui couramment confondues : celle de la spécificité du cas russe dans un monde en bouleversement où les sanctions deviennent un outil courant des relations internationales, celle de l’efficacité de cette guerre sans armes pour infléchir le cours des décisions politiques de l’Etat incriminé, en l’occurrence la Russie, et enfin celle de la légitimité politique et sociale de ces sanctions.

Cet article se propose de desserrer le nœud de cette complexité en portant le regard sur le long terme : plutôt que de détailler le régime des sanctions adoptées, il met en évidence comment l’économie russe perdure dans la guerre loin du doux commerce cher à Montesquieu et de l’échange pacificateur, en posant le regard sur les ajustements, les adaptations et leurs significations pour les populations visées et pour les élites dirigeantes. Quelles sont les conséquences de ces sanctions sur la trajectoire économique de la Russie ? Que révèlent-t-elles de ses perspectives de développement à long terme et de la vision des élites sur la position du pays dans la mondialisation économique et financière ? Enfin, cet article tente de lancer quelques pistes de recherches sur l’analyse économique des conflits internationaux. 

Les sanctions, entre évaluation et mobilisation 

L’évaluation de l’impact économique des sanctions est complexe pour de multiples raisons. La première est méthodologique : elle implique de figer dans le temps une situation, d’isoler une variable d’un contexte économique, alors que les relations économiques sont par définition fluides, que les transactions détruites entre des entités sont remplacées par de nouveaux flux avec d’autres entités. La création peut potentiellement excéder le volume de transactions détruites. Par ailleurs, cette évaluation doit être agrégée entre plusieurs secteurs, intégrer des effets directs en évaluant les variations du commerce des marchandises ciblées par les sanctions, mais elle comprend aussi les effets indirects lorsqu’un regain de défiance ou d’incertitude affecte la valeur de la monnaie par exemple et par effet de rebond le commerce extérieur et la croissance du pays sanctionné. Enfin, elle s’étale dans le temps, ce qui implique de délimiter des bornes chronologiques entre lesquelles ses effets doivent être mesurés. 

Concernant les mesures adoptées à partir de 2014, une étude de l’Union européenne évalue à entre 0,2% à 0,5% d’impact en termes de perte de PIB par an entre 2014 et 2016 pour les pays des Vingt-sept alors que la Russie aurait perdu entre 8% et 10% de son PIB de 2015 à la suite des sanctions européennes (Fritz, Christen, Sinabel, Hinz, 2017). Cet écart est en partie imputable à des effets de distribution asymétriques : les effets des contre-sanctions russes sont distribués sur la totalité des pays européens alors que l’impact des sanctions européennes se fait sur la seule Russie, par ailleurs, pays largement intégré au commerce international. L’une des conclusions essentielles de cette étude est que l’effet global observé dépasse l’impact direct imputable aux secteurs et aux biens précisément ciblés et qu’il est attribuable à la large perte de confiance qui affecte les relations économiques bilatérales entre pays émetteur et pays ciblé. 

Le recul pris depuis 2014 a permis de tirer des enseignements sur l’amélioration de l’impact des sanctions économiques. D’une part, la coordination, la rapidité et le nombre des secteurs touchés ont été délibérément pensés du côté occidental pour frapper, en 2022, l’économie russe de façon plus importante qu’en 2014. L’effet accru par rapport à l’épisode de l’annexion de la Crimée réside surtout dans la capacité de nuisance inédite déployée par les pays occidentaux à l’égard de l’accès de la Russie aux ressources financières en devises de la Banque centrale grâce auxquelles il y a huit ans l’impact récessif avait pu être compensé. Par conséquent, selon certaines estimations, la récession économique en Russie pourrait avoisiner les 15% du PIB en 2022. Au-delà, l’impact du conflit sur l’économie mondiale sera plus important qu’en 2014 :  l’OCDE (OCDE, 2022) ou encore l’OMC (OMC, 2022) évaluent des pertes de croissance mondiale entre 0,7% et 1,3% ; l’inflation mondiale devrait s’accroître en raison des hausses de prix sur les céréales, l’énergie ; le commerce mondial, en phase de reprise après la pandémie de Covid-19, devrait se contracter entre 1,7% et 2,6%. 

Pour autant, ces effets sont-ils susceptibles de rebattre les cartes du conflit en Ukraine ? La divergence de la temporalité des impacts, la dimension punitive des sanctions, le soutien nationaliste et le recours à des stratégies économiques alternatives plaident pour la négative. En effet, le coût économique des sanctions affecte la population qui fait face à la chute des revenus disponibles et la hausse de l’inflation. Cette crise profite cependant à certains : le secteur de l’énergie et celui des céréales engrangent les bénéfices de la hausse des prix mondiaux. Enfin, l’Etat russe accroît son contrôle de l’économie : dans le domaine financier, le maintien du rouble est le résultat d’un contrôle étatique étroit des flux financiers, de limitations sévères sur le change, l’épargne et les transactions financières. Ces remarques ne constituent pas une quelconque dénonciation des sanctions : elles signifient simplement que la question de l’opportunité politique de leur adoption doit être disjointe de celle de leur efficacité économique.  

Entre désoccidentalisation, démarchandisation et russification de l’économie : le choix de la Russie de Poutine 

Cette contribution entend par ailleurs déplacer le regard vers le long terme. Au-delà d’un repli ou d’un reflux conjoncturel des échanges commerciaux entre l’Ouest et la Russie, le renforcement des sanctions et contre-sanctions en 2022 enracine le rejet d’un modèle, celui de la modernisation occidentale appliqué via le programme de la transition à l’économie de marché lancé au début des années 1990 en Russie. Le régime de sanction interrompt un temps long marqué par trois décennies d’intégration économique internationale menée sur le modèle occidental depuis la chute de l’URSS. 

En effet, l’économie socialiste a été remplacée alors par le modèle du marché fondé sur la promotion de la concurrence, la liberté d’entreprendre, la libération des prix et la privatisation des entreprises. Parallèlement, l’acculturation aux modèles de consommation occidentaux a gagné tous les secteurs qu’il s’agisse de l’alimentation, de l’automobile, de l’équipement, de la pharmacie et de la chimie, des services. Il s’est développé par l’implantation massive des firmes occidentales, à l’échelle d’un pays-continent.

Cette évolution structurelle est aujourd’hui à l’arrêt. Elle avait déjà été singulièrement ralentie en 2014 avec l’adoption d’un programme de substitution aux importations de biens agroalimentaires occidentaux par des produits russes (Dufy, 2021). L’invasion de l’Ukraine en 2022 accélère et généralise ce processus : les sanctions internationales instrumentalisées par le pouvoir possèdent un triple objectif économique : isoler, contrôler, réorienter. En effet, la diminution de la présence des firmes occidentales ne signifie par leur disparition. Par ailleurs, elle s’accompagne de la réorientation des flux commerciaux, financiers et économiques russes vers des pays de l’Asie et vers les émergents, tant pour l’approvisionnement que pour les débouchés des produits russes. La substituabilité imparfaite de certains biens et services occasionne des retards, des coûts, des blocages dans l’approvisionnement de la Russie, pour les semi-conducteurs ou la pharmacie par exemple. 

Le cas à la fois le plus emblématique et le plus complexe concerne le gaz dont les réseaux de transports sont majoritairement tournés vers l’ouest du pays. Les mégas contrats gaziers passés avec la Chine tout comme le lancement du chantier de la nouvelle route de la soie ont été initiés au tournant des années 2010. Simultanément l’intégration économique engagée au sein de la zone économique eurasienne entre la Russie, le Belarus, le Kirghizstan, l’Arménie et le Kazakhstan se renforce de façon incrémentale. La russification des approvisionnements et des échanges est aussi à l’œuvre, y compris pour certaines firmes occidentales qui ont fait le choix de rester dans en Russie : c’est le cas de Sanofi ou encore d’Auchan parmi les sociétés françaises. Pour Moscou, la question porte dès lors moins sur la capacité à trouver des partenaires commerciaux que sur le coût de la réorientation économique des flux commerciaux et financiers. Russification et étatisation de l’économie, voilà de quoi les sanctions économiques internationales sont le nom, en 2022. 

Cet article est un plaidoyer pour un renouvellement de l’analyse économique, en faveur d’une économie morale et politique dans une configuration où l’Etat contraint le choix des agents économiques privés et publics et où les choix économiques sont fortement imprégnés de valeurs morales telles que le nationalisme économique, la souveraineté et l’autonomie, à rebours des trente dernières années.  

Bibliographie

- Dufy, Caroline, Le retour de la puissance céréalière russe, Peter Lang, 2021.

- Fritz Oliver & Elisabeth Christen & Franz Sinabell & Julian Hinz, 2017. « Russia's and the EU's Sanctions. Economic and Trade Effects, Compliance and the Way Forward », WIFO Studies, WIFO, n° 60669, March.

- Mulder, Nicholas, The Economic Weapon. The Rise of Sanctions as a Tool of Modern War, New Haven, Yale University Press, 2022

- Organisation for Economic Cooperation and Development (OECD) (2022), « Economic and Social Impacts and Policy Implications of the War in Ukraine », OECD Publishing, March, Paris.

- World Trade Organization (2022), « The Crisis in Ukraine-Implications of the war for global trade and development », Secretariat Note, 11 April.

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