Ce que le Kurdistan d’Irak fait au « grand » Kurdistan. Enjeux et modalités de la constitution d’un espace transfrontalier

04/2014

Ce dossier est le fruit du colloque Le Kurdistan d’Irak et la question kurde au Moyen-Orient. Nouvelles dynamiques, nouveaux enjeux, qui s’est tenu à Paris au Centre d’études et de recherches internationales (CERI), le 22 novembre 2013 sous la direction scientifique de Nazand Begikhani, Hamit Bozarslan, Olivier Grojean, Akil Marceau et Luis Martinez, ce colloque a été organisé en partenariat avec le CERI (Sciences Po – CNRS), la Représentation du Gouvernement régional du Kurdistan en France, l'Université du Kurdistan, et le Centre d’études et de recherches internationaux et communautaires (CERIC, UMR 7318 - Aix-Marseille Université/CNRS). A l’initiative de Nazand Begikhani, une délégation de Sciences Po a été invitée, en octobre 2013, à Erbil afin d’établir un partenariat entre l’Université du Kurdistan et Sciences Po. Le colloque est la mise en œuvre du volet recherche de ce partenariat. Réunissant près de vingt chercheurs travaillant sur les quatre parties du Kurdistan et consacré aux évolutions récentes de la question kurde, il a permis d’évaluer les conséquences de la formation d’un quasi-Etat kurde en Irak sur l’ensemble de l’espace kurde au Moyen-Orient et au sein de la diaspora.

La fin de la Première Guerre mondiale et la défaite de l’Empire ottoman ont offert de nouvelles opportunités aux cercles nationalistes kurdes. Ces derniers cherchent alors à obtenir l’indépendance du Kurdistan, cet espace divisé entre ce qui reste de l’Empire ottoman, la Perse et les régimes mandataires français en Syrie et anglais en Irak. Cette option, avalisée par le traité de Sèvres (1920), ne survivra néanmoins pas à la guerre d’indépendance turque (1919-1922) ni au traité de Lausanne (1923). Les logiques d’empires cèdent alors la place à des projets d’Etats-nation dans les quatre pays concernés. La République est proclamée en 1923 en Turquie, le nationalisme turc devient le fer de lance d’une modernisation à marche forcée et toute expression culturelle ou politique kurde est interdite. En Syrie sous mandat français, les Kurdes peuvent être encouragés dans leurs activités culturelles, mais ne disposent d’aucun statut. En Irak, la Grande-Bretagne accorde un certain nombre de droits aux Kurdes, mais combat toutes leurs revendications d’autonomie. Enfin, en Perse, le nationalisme persan devient avec Reza Shah l’idéologie officielle du pays et les Kurdes ne disposent d’aucun droit ni d’aucune reconnaissance spécifique. En dépit des différences notables existant entre les quatre pays, le nouvel ordre étatique devient ainsi synonyme de centralisation, d’assimilation et de répression des Kurdes. Ces politiques vont peu ou prou se poursuivre après l’indépendance de l’Irak (1932) et de la Syrie (1946), aussi bien qu’en Turquie et en Iran.

Dès lors, si les frontières sont régulièrement contestées, voire dépassées (par les révoltes, les activités de contrebande mais aussi les solidarités linguistiques, confrériques, tribales ou familiales, les influences politiques et culturelles, etc.), elles contribuent néanmoins à inscrire les questions kurdes dans leurs « Etats-nations » respectifs. D’autant plus que des phases plus importantes d’ancrage nationaux, ou de « nationalisation », peuvent être repérées quand les Etats sont plus forts et peuvent s’allier aux autres Etats de la région afin de conserver un statu quo durable (entre les années 1930 et 1960 pour tous les acteurs kurdes, et dans les années 1960 et 1980 pour les Kurdes de Turquie par exemple, quand l’Etat turc est parvenu à isoler ses propres populations kurdes du contexte moyen-oriental).
Néanmoins, des phases de « régionalisation », c’est-à-dire de passage à une échelle intégrant l’ensemble du Kurdistan, peuvent également intervenir à des moments où les Etats sont en crise ou plus faibles : les acteurs kurdes peuvent alors monnayer le soutien d’un autre Etat afin de faire avancer leur cause (durant la guerre Iran-Irak ou dans la Turquie des années 1990 par exemple)1 . Ces dynamiques, qui ont parfois eu pour corollaires de très violents conflits intra-kurdes (notamment dans les années 1980 et 1990) comme des événements liés ayant eu des répercussions importantes à l’échelle internationale (révolution iranienne, coup d’Etat en Turquie, guerre civile en Syrie) et les interventions militaires extérieures (les guerres du Golfe de 1991 et 2003) ont conduit les chercheurs à concevoir un Kurdistan à géométrie variable selon les enjeux et les acteurs impliqués.

Les années 1990 et 2000 ont été marquées par une régionalisation sans précédent de la question kurde, régionalisation liée à l’action des Etats mais aussi à celles des acteurs « kurdistes ». Mais au delà, il semble que l’on assiste depuis une à deux décennies à la constitution d’un espace transfrontalier singulier : depuis 1992, et surtout depuis l’intervention américaine en Irak en 2003, la construction d’une entité kurde autonome en Irak est en effet un phénomène inédit, qui a des répercussions importantes sur l’ensemble du Kurdistan. La transformation d’un acteur contestataire en acteur quasi-étatique, qui vise le monopole de la violence légitime sur son territoire, doté de véritables moyens économiques et diplomatiques, et capable de négocier d’égal à égal avec les Etats, bouleverse la donne régionale. Couvrant un territoire de plus de 40 000 km22  et possédant 17% des revenus pétroliers de l’Irak, le Kurdistan d’Irak possède en effet presque tous les attributs d’un Etat : un gouvernement, un parlement, une armée, des services de sécurité, un budget, un système fiscal, etc.3  Et avec le déclin spectaculaire de l’Union patriotique du Kurdistan de Jalal Talabani (UPK), le Kurdistan Regional Government (KRG) est aujourd’hui largement dominé par le Parti démocratique du Kurdistan de Massoud Barzani (PDK), une position qui l’autorise à faire pression ou à négocier avec les autres acteurs kurdes de Turquie, d’Iran ou de Syrie dans une certaine continuité avec le système d’interaction jusque-là en vigueur entre les partis kurdes au Moyen-Orient (soit une relation d’égal à égal avec les autres partis). Ajouté au soutien turc et à la marginalisation du gouvernement central irakien sur la scène régionale, le cumul de ces deux « statuts » – ou plus précisément cette double légitimité – fait ainsi du KRG-PDK un acteur incontournable au Moyen-Orient pour les Etats mais également pour les partis « kurdistes » autorisés en Turquie, l’opposition syrienne ou iranienne et les institutions internationales. Rien d’étonnant alors à ce qu’il cherche à constituer un pôle idéologique et politique régional puissant - qui ne lui est d’ailleurs contesté que par le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) - afin de (re)devenir l’acteur de référence du mouvement kurde dans son ensemble. L’articulation complexe entre politiques internes, processus régionaux et dynamiques internationales est donc cruciale pour comprendre les récentes évolutions de la question kurde. Celles-ci sont précisément l’objet de ce dossier, fruit du colloque Le Kurdistan d’Irak et la question kurde au Moyen-Orient. Nouvelles dynamiques, nouveaux enjeux du 22 novembre 2013. Notre dossier comprend six articles rédigés par des chercheurs qui travaillent sur différents phénomènes et dimensions de l’espace kurde autour de la question de l’influence de l’autonomisation des Kurdes d’Irak sur la construction d’un espace transfrontalier régional 4 .

Le KRG a donc en effet obtenu le statut d’Etat fédéré par l’entrée en vigueur de la Constitution du nouvel Irak fédéral en 2005. Ce texte lui accorde le contrôle de 13% des revenus pétroliers de l’Irak, permettant ainsi aux dirigeants kurdes de renforcer l’autonomie de la région. Dans un texte-manifeste intitulé Kurdistan is Possible!, Khaled Salih, vice-président de l’Université du Kurdistan - Hewler (Erbil, Kurdistan d’Irak), décrit les interactions existant entre le processus historique de construction politique de la région depuis la première Guerre du Golfe et la nature de l’Etat kurde dans le système fédéral irakien. Comme nous l’avons souligné plus haut, les dimensions politiques ne peuvent être dissociées des questions économiques : c’est aussi grâce à ses revenus pétroliers que le Kurdistan d’Irak peut se construire en véritable acteur politique, capable de traiter d’égal à égal avec les Etats voisins. Dans son article, Gareth Stanfield, professeur à l’Institut of Arab and Islamic Studies de l’Université d’Exeter (Royaume-Uni), analyse les conséquences des accords pétroliers et gaziers signés par le gouvernement d’Erbil. En rappelant les origines historiques du partage des ressources naturelles au Moyen-Orient, ce texte met en évidence à la fois les enjeux liés au nouveau statut de la région kurde d’Irak et les tensions qui en découlent. Dans la continuité de ces dimensions économiques, Merve Özdemirkiran, maître de conférences à l’Université Bahçesehir à Istanbul et chercheuse invitée au CERI, étudie les échanges économiques entre la Turquie et le Gouvernement régional du Kurdistan et montre, à partir de l’action des hommes d’affaires, les conséquences politiques et sociales que pourrait avoir une éventuelle intégration économique régionale sur le Kurdistan de Turquie. Clémence Scalbert Yücel, chargée de recherches à l’Institute of Arab and Islamic Studies de l’Université d’Exeter, quitte le terrain économique pour investir celui de la culture. Elle analyse dans son texte les dynamiques transfrontalières de la littérature pan-kurde, en insistant tout à la fois sur les obstacles à la constitution d’un véritable champ littéraire transfrontalier et sur les singularités de cet espace en formation. Dans une optique davantage politique, Yohanan Benhaim, doctorant à l’Université Paris 1-Panthéon Sorbonne et pensionnaire à l’Institut français d’études anatoliennes (IFEA) à Istanbul, examine dans son article les nouvelles relations entre le quasi-Etat kurde d’Irak et Ankara : la nouvelle politique étrangère turque, impensable il y a encore quelques années, a en effet des incidences importantes sur les Kurdes d’Irak, mais aussi sur ceux de Turquie et de Syrie. Enfin, Olivier Grojean, maître de conférences à Aix-Marseille Université, s’attache à décrire et à analyser le processus de régionalisation qui affecte le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) depuis le début des années 2000. Il montre ainsi les liens de dépendance entre le PKK et ses organisations sœurs en Iran, Irak et Syrie, tout en soulignant la fluidité des agendas politiques de chacun de ces partis : il semble bien que l’on assiste surtout à la constitution d’un pôle idéologique régional pro-PKK visant à contrer l’influence grandissante du Parti démocratique du Kurdistan.

Ce processus de régionalisation ne signifie par pour autant un rétrécissement des marges de manœuvre des Etats, qui continuent généralement de dominer les sphères militaires et diplomatiques, et peuvent toujours tenter de contenir ces dynamiques transfrontalières. L’« instrumentalisation du fait minoritaire » et la « diplomatie parallèle » autorisent toujours les revirements d’alliances soudains et spectaculaires, le plus souvent aux dépens des acteurs kurdes5 . Tous ces textes, qui n’épuisent évidemment pas les multiples dimensions de la question kurde aujourd’hui, soulignent néanmoins la densification des interactions entre les acteurs à l’échelle régionale et sonnent comme une invitation à mieux comprendre les enjeux et les modalités de la constitution d’un espace transfrontalier singulier. Le cas kurde est ici presque idéal-typique, mais de nombreux autres espaces pourraient lui être comparés, qu’il s’agisse de l’espace palestinien au Proche-Orient, de l’espace afghano-pakistanais ou encore de l’espace sahélien, qui sont tous traversés par des dynamiques régionales associant Etats et acteurs contestataires pouvant déboucher sur des engrenages particulièrement violents.

  • 1. Voir Bozarslan, Hamit, La question kurde. Etats et minorités au Moyen-Orient, Paris, Presses de Sciences Po, 1997, p. 301.
  • 2. Sur les frontières de la région voir Roussel, Cyril, « Le Kurdistan irakien : le défi des cartographes », Moyen-Orient, n°21, janvier-mars 2014, p. 79.
  • 3. Le gouvernement kurde ne délivre pas de passeport mais il appose son propre tampon sur les passeports des étrangers qui entrent en Irak par le Kurdistan. Il est aussi encore relativement dépendant de Bagdad dans ses accords pétroliers avec l’étranger.
  • 4. Le format des Dossiers du CERI interdisait la publication de l’ensemble des communications. Mais ce dossier doit beaucoup à toutes les discussions lancées au cours de ce colloque, et notamment aux interventions d’Alex Danielovic, Nazand Begikhani, Said Shams, Michael Leezenberg, Gilles Dorronsoro, Jordi Tejel, Joseph Bahout, Hamit Bozarslan, Laurence Louër et Alain Dieckhoff. Qu’ils en soient tous ici remerciés.
  • 5. Bozarslan, Hamit, op. cit., pp. 311-321.
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