Critique internationale, revue en luttes. Réflexion sur une mobilisation d'"ailleurs"

19/01/2020

Critique internationale est partie prenante de la mobilisation des revues de sciences sociales et signataire de la Tribune « Les revues scientifiques fragilisées par les projets de loi » parue dans Le Monde du 29 janvier 2020.

Notre revue souhaite mettre au service de la mobilisation ce qui est au cœur de son identité : une réflexion comparatiste depuis des questionnements généraux de sciences sociales. En 2018, l’Espagne a connu un mouvement de mobilisation sans précédent contre la réforme des retraites. La rédaction de Critique internationale a interrogé à ce sujet le sociologue de l’action collective Manuel Jiménez-Sánchez.


Un mouvement de défense des retraites victorieux ? La mobilisation des retraités espagnols en 2018

Entretien de Critique internationale avec le sociologue Manuel Jiménez-Sánchez


L’Espagne a connu en 2018 une mobilisation importante des retraités. Pouvez-vous nous donner quelques éléments du contexte dans lequel s’est développée cette mobilisation ?

Manuel Jiménez-Sánchez1 – Au cours de la grande récession en Espagne2, les taux de chômage et de risque de pauvreté ont fortement augmenté. Dès lors, les pensions versées par l’État aux retraités ont servi de filet de protection sociale pour de nombreuses familles. En 2014, alors que 26 % de la population active était au chômage, près de 60 % des retraités déclaraient aider financièrement leurs proches, un taux quatre fois plus élevé qu’avant la crise. En 2016, ils étaient encore 45 %3.

Durant toute cette période, les pensions de retraites ont progressivement diminué. En 2011, elles avaient été gelées par le gouvernement socialiste, en 2013, le gouvernement conservateur du Partido Popular a accentué ce processus. Depuis 1997, la loi obligeait d’indexer la revalorisation annuelle des retraites sur l’Indice des prix à la consommation (IPC ou Índice de Precios al Consumo). La réforme de 2013 a créé l’Indice de revalorisation des retraites (IRP ou Índice de Revalorización de las Pensiones) qui n’avait plus de lien avec l’IPC. La réforme de 2011 avait déjà fait passer l’âge de départ à la retraite de 65 ans à 67 ans et allongé de 15 ans à 25 ans la période de référence utilisée pour le calcul des salaires ouvrant droit à la retraite. Depuis, et jusqu’en 2019, le taux de revalorisation des retraites a été chaque année de 0,25 %.

Au moment des réformes, les discours portaient sur l’assainissement du budget de l’État, l’épuisement du fonds de réserve et la remise en cause de la durabilité du système public de pensions. Les retraités ne sont pas descendus dans la rue pour manifester contre ça. En 2018, en revanche, la situation était fort différente. La sortie de crise a coïncidé avec une augmentation du taux de pauvreté parmi les personnes âgées, touchées par plusieurs années de dévaluation de leurs retraites. Le mécontentement s’était également répandu dans l’ensemble de la population. Selon le Centre de recherche en sociologie (Centro de investigaciones sociológicas), 57 % de la population se disaient insatisfaits (peu ou pas satisfaits) de la gestion des retraites en 2017. Ils étaient 36 % en 20104. L’annonce fin 2017 de la revalorisation des retraites une fois encore à un taux de 0,25 % a provoqué alors l’indignation générale et entraîné une mobilisation sans précédent des retraités en Espagne.

Quelle a été l’ampleur de la mobilisation ?

Son importance sur le plan politique est incontestable. Pour essayer – en vain – d’y mettre un terme, le gouvernement de Mariano Rajoy a décidé, en avril 2018, d’indexer la hausse des retraites sur l’IPC, alors que cette mesure avait été jusque-là considérée comme impossible. Le mouvement des retraités a également eu des répercussions sur l’opinion publique. Dans un sondage de mars 2018,5 la question des retraites figure en troisième position sur la liste des problèmes les plus fréquemment mentionnés par les Espagnols. 15,5 % de la population – 32 % parmi les personnes de 65 ans et plus –, soit trois fois plus que les années précédentes, se disent préoccupés par cette question. Le mouvement des retraités a non seulement réussi à rendre visible le problème des retraites, mais il est aussi parvenu à remettre en question le discours dominant sur la non-viabilité du système public et à proposer une approche alternative « possibiliste ».

Le mouvement s’est largement fait connaître le 22 février 2018, lorsque des milliers de personnes, pour la plupart à la retraite, ont répondu à l’appel de la Coordination nationale pour la défense du système public de pensions de retraite (COESPE ou Coordinadora Estatal por la Defensa del Sistema Público de Pensiones) et manifesté dans de nombreuses villes du pays pour exiger des retraites décentes et une revalorisation indexée sur l’IPC. La mobilisation a été particulièrement massive dans certaines capitales de province comme Bilbao, Séville ou Valence. Les télévisions et les journaux relayaient en continu des images de retraités en colère, déchirant la lettre qu’ils avaient reçue quelques semaines auparavant de Fatima Báñez (PP), la ministre du Travail. Lettre qui leur annonçait, pour la cinquième année consécutive, une revalorisation de leurs retraites de 0,25 %, c’est-à-dire bien en deçà du taux prévu par l’IPC (1,65 %).

Les prémices de la mobilisation citoyenne du mois de février se faisaient sentir depuis quelques semaines déjà. Dès le 15 janvier, des rassemblements avaient été organisés tous les lundis devant les mairies, notamment à Bilbao et dans différentes villes basques où leur importance témoignait de la force acquise par le mouvement dans cette région du Nord. La dynamique de la mobilisation, en Biscaye comme ailleurs, était toujours la même : diffusion d’un appel anonyme au rassemblement via WhatsApp et constitution de groupes locaux dans le but d’organiser la manifestation du 22 février.

Quels ont été les principaux acteurs de cette mobilisation ?

Les retraités eux-mêmes. Les syndicats se sont contentés de suivre leurs initiatives. L’annonce de la revalorisation de 0,25 % en 2018 a conduit les syndicats majoritaires à lancer des appels à la mobilisation. Le jeudi 18 janvier 2018, par exemple, 500 personnes environ se sont rassemblées devant les portes du Congrès de Madrid pour exiger que la revalorisation soit indexée sur la hausse du coût de la vie. Plus d’un an auparavant, début octobre 2017, la Confédération syndicale des Commissions ouvrières (Confederación Sindical de Comisiones Obreras) et l’Union générale des travailleurs (UGT ou Sindicato Unión General de Trabajadores) avaient organisé des marches au nom de la « dignité des retraites », et réclamé l’abrogation de la réforme de 2013. Ces manifestations, qui ont culminé à Madrid le 9 octobre 2017 avec environ un millier de participants, ont été principalement menées par d’anciens syndicalistes et des membres des fédérations de retraités au sein des syndicats. À partir de janvier 2018, au contraire, les mobilisations ont dépassé le champ de l’activisme syndical et ont été menées par un échantillon beaucoup plus large des plus de 9 millions de retraités espagnols.

Les rassemblements devant les mairies n’ont jamais cessé tout au long de l’année 2018 et ont permis de coordonner des appels mensuels à la mobilisation nationale. Certaines de ces rencontres ont été encouragées par les syndicats, mais, au cours de l’année, ce sont les organisations du mouvement, et notamment la COESPE au niveau national, qui ont joué un rôle de plus en plus important dans la stratégie de mobilisation.

Le 17 mars 2018, des mobilisations massives ont eu lieu dans de nombreuses communes du pays. Quelques semaines plus tard, lors de l’examen des budgets généraux, le gouvernement du PP a finalement accepté d’aligner la revalorisation des retraites sur l’IPC (1,60 %). La motion de censure6 et le changement de gouvernement n’ont cependant eu aucun effet démobilisateur. Le 19 juin 2018, au mot d’ordre de « Peu importe qui gouverne, les pensions se défendent », des milliers de retraités ont exigé des pensions décentes ainsi que les autres mesures contenues dans la « liste des revendications » du mouvement. L’année 2018 s’est terminée par une journée de manifestations dans plus de 70 villes.

L’évolution des manifestations laisse entendre que les organisations du mouvement, telles que la COESPE, ont été en mesure, non seulement de mobiliser les retraités, contrairement aux syndicats, mais aussi de faire durer le mouvement en dépassant les risques d’instrumentalisation partisane, les difficultés posées par les différences territoriales et les changements de rapports de force. La poursuite des mobilisations à l’automne, après le changement de gouvernement et le retour à la revalorisation indexée sur l’IPC, témoigne de l’autonomie du mouvement. Sa reconnaissance par le nouveau pouvoir exécutif socialiste comme interlocuteur direct, indépendamment des syndicats, prouve que le mouvement a su accéder en son nom propre au processus décisionnel.

Cette mobilisation a-t-elle entraîné un processus de configuration du mouvement ?

Oui. Le 15M7 et les manifestations contre l’austérité pendant la crise post-2008 constituent des précédents au mouvement des retraités. La réforme des retraites de 2013 est à l’origine des premières étapes d’articulation organisationnelle du collectif. Cette année-là, des citoyens et des citoyennes, de nombreux retraité·es, ainsi que des membres actifs d’autres mobilisations contre les coupes budgétaires, comme les Yayos ou les Afectados por las Preferentes, se sont réuni·es à plusieurs reprises. Ces initiatives sont d’abord nées à l’échelle locale dans différents territoires comme la Catalogne, les Îles Canaries et l’Andalousie, puis ont donné lieu à des plateformes et « marées » pour défendre les retraites. Des actions collectives ont été également organisées à l’échelle supra-locale autour de campagnes spécifiques, telles que la Coordination nationale pour le « blindage » des retraites (MERP ou Mesa Estatal por el Blindaje de las Pensiones) en 2013, qui exigeait une réforme constitutionnelle pour défendre les pensions versées par l’État, ou le mouvement Retraite anticipée sans pénalisation (ASJUBI40 ou Jubilación Anticipada sin Penalizar) en 2015, qui préconisait de ne pas pénaliser la retraite anticipée après quarante ans de cotisations. En 2017, la campagne de collecte du MERP a atteint près de 1,5 million de signatures.

Les liens noués entre ces différents groupes dans plusieurs communes ont d’abord facilité l’action conjointe selon un processus de coordination du bas vers le haut, puis favorisé la capacité de mobilisation dans la phase d’expansion. Ces traits organisationnels, qui caractérisent la plupart des mouvements sociaux progressistes en Espagne8, au même titre que la transversalité et la concertation, ont permis au mouvement des retraités de s’inscrire dans la tradition contestataire du pays.

La Marée des retraités (Marea Pensionista) a commencé dès 2015 à coordonner plusieurs groupes dans différentes localités, puis le mouvement s’est consolidé en septembre 2016 avec la tenue de la première rencontre nationale, à laquelle participaient également de nombreuses organisations sociales et groupes syndicaux, et avec la création de la COESPE. Si son premier appel à manifester en décembre 2016 est passé inaperçu, le travail d’articulation des groupes et des réseaux tout au long de l’année suivante a fini par porter ses fruits lors du lancement de la mobilisation le 15 janvier 2018.

Le choix de manifester pour faire pression politiquement, mais aussi celui de faire valider par l’ensemble des participants à l’échelle nationale la « liste des revendications » sont essentiel dans la définition organisationnelle de la COESPE. Cette prise de position commune autour d’une série de revendications établit non seulement un horizon d’objectifs communs indispensable pour assurer la continuité de la mobilisation, mais définit aussi les critères d’appartenance et de confluence avec d’autres collectifs. Ainsi, la liste des revendications, les objectifs fixés et le langage choisi ont constitué une feuille de route qui a permis à la COESPE de bénéficier de soutiens plus nombreux et de différencier le mouvement des organisations et des partis politiques. Ces décisions, prises au début de l’organisation du mouvement, se sont donc révélées capitales dans les phases ultérieures de la mobilisation : elles ont abouti à la création d’une identité propre, au rassemblement de sensibilités diverses et au démarcage vis-à-vis des organisations syndicales et des partis politiques. On peut également considérer qu’elles ont permis au mouvement de résister aux tentatives d’instrumentalisation de la part de ces organisations, de se faire entendre en son nom et de construire une image ou une identité collective positive pour de larges secteurs, indépendamment de leurs affiliations politiques.

En quoi le mouvement des retraités en Espagne a-t-il été une mobilisation réussie ?

Il est tout d’abord parvenu à faire des retraités un acteur politique avec une conscience collective. Jamais auparavant ces personnes ne s’étaient autant mobilisées, encore moins pour un sujet qui les concernaient elles seules en tant que collectif social. Nos recherches montrent que le succès de la mobilisation des retraités en 2018 s’explique par le processus de construction d’une identité collective sur la base d’une dynamique organisationnelle amorcée au cours des années précédentes. D’un point de vue méso, nous avons identifié les bases organisationnelles du mouvement parmi l’enchevêtrement d’initiatives et de collectifs ; elles sont plus proches de la culture organisationnelle des mouvements sociaux progressistes que de celle des organisations institutionnalisées préexistantes comme les syndicats ou les associations de personnes âgées. Des caractéristiques telles que la décentralisation ou la transversalité permettent de comprendre le succès de la mobilisation et sa continuité. D’un point de vue micro, sur la base des récits des participants et des participantes aux mobilisations, nous avons pu vérifier le succès de cette stratégie : le mouvement a débouché sur la création d’une identité propre.

Au-delà de ce processus organisationnel et identitaire, les mobilisations ont réussi à freiner la mise en œuvre de certains des éléments les plus rétrogrades à court terme des réformes menées à bien pendant la grande récession. Depuis 2019, la revalorisation des retraites est indexée sur l’IPC, comme c’était le cas avant 2013 mais elle doit encore être garantie de manière permanente. Le mouvement revendique en effet le « blindage » des retraites. De même, les manifestations ont permis de remettre en question le discours dominant sur la non-viabilité du système public des retraites qui justifiait le refus d’augmenter les dépenses de l’État et la volonté de développer des systèmes privés de retraites complémentaires.


Propos recueillis pour la rédaction de Critique internationale par Hélène Combes,
Universidad Pablo de Olavide, Séville, janvier 2020.
Traduits de l’espagnol par Julia Chardavoine

  • 1. Professeur du département de sociologie de l’Université Pablo de Olavide et directeur du projet de recherche « Manifestations, apprentissage et changement politique » (PROTEiCA ou Protesta, aprendizaje y cambio político) financé par le FEDER/Ministerio de Ciencia, Innovación y Universidades-Agencia Estatal de Investigación (Referencia CS2017-84861-P). Dans le cadre de ce projet, une série d’entretiens ont été conduits dans trois villes différentes (Bilbao, Madrid, Séville) auprès de participants à la mobilisation.
  • 2. Sur les effets de la crise de 2008 en Espagne, voir notamment le documentaire de Quentin Ravelli (CNRS, Centre Maurice Halbwachs), Bricks - de la spéculation au soulèvement, 2017
  • 3. UPD - Barómetro Mayores, 2018.
  • 4. www. cis.es
  • 5. CIS, 2018.
  • 6. Le gouvernement de Mariano Raroy (PP) a été renversé le 1er juin 2018. La chambre des députés a voté en faveur de Pedro Sánchez (PSOE) qui est donc devenu président du gouvernement.
  • 7. Voir notamment Héloïse Nez, Podemos, de l’indignation à l’élection, Paris, Les petits matins, 2015 et le numéro spécial de la revue Mouvements, intitulé Une alternative ? Podemos, mouvements sociaux et renouveau politique en Espagne (94 (2), 2018).
  • 8. Manuel Jiménez-Sánchez, Ángel Calle, « Les nouveaux mouvements globaux en Espagne », dans Isabelle Sommier, Olivier Fillieule, Éric Agrikoliansky (dir.), Généalogie des mouvements altermondialistes en Europe. Une perspective comparée, Paris, Karthala, 2008, p. 143-166.
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