CRISEA, projet Horizon 2020

12/07/2018

Entretien avec David Camroux

Vous avez, il y a quelques jours, rencontré à Bruxelles le Service d’Action extérieure de l’Union européenne pour un briefing sur les relations entre la Chine et les pays de l’Asie du Sud-Est, une première rencontre qui s’inscrit dans le cadre du projet CRISEA. Pouvez-vous nous parler de ce projet ?

CRISEA, qui signifie Competing Regional Integrations in Southeast Asia, est un projet Horizon 2020 sur trois ans financé à hauteur de 2,5 millions d’euros par l’Union européenne, et qui implique treize institutions, sept en Europe et six en Asie du Sud-Est. Il est coordonné à Paris par la vénérable Ecole française d’Extrême-Orient qui, grâce à ses huit centres en Asie du Sud-Est, possède une présence exceptionnelle sur le terrain. Au total, soixante-quinze chercheurs issus de disciplines très diverses participent au projet : des sociologues, des anthropologues, des politologues, des spécialistes de relations internationales, des économistes, des historiens, des spécialistes du développement, etc. Cette interdisciplinarité affirmée, le partenariat entre les Asiatiques et les Européens et la structure de l’ensemble constituent les trois grandes forces du projet.



Comment avez-vous conçu ce projet et comment se structure-t-il ?


Nous travaillons sur cinq « arènes ». Au sein de chacune d’entre elles, nous avons un work package, projet de recherche, piloté par un binôme sud-est asiatique-européen. Ces cinq arènes sont les suivantes : l’environnement, l’économie,  l’Etat, la question de l’identité et la région formelle, c’est-à-dire l'Association des Nations de l'Asie du Sud-Est (ASEAN).

Nous travaillons à la fois du haut vers le bas et du bas vers le haut. Je m’explique. Dans le work package sur l’environnement, nous nous intéressons à la mer de Chine du Sud, nous observons les enjeux politiques et économiques mais dans le même temps, nous nous penchons également sur la vie des pêcheurs. Nous nous interrogeons ainsi sur les raisons pour lesquelles ces derniers font de la surpêche : est-ce une conséquence des directives de l’Etat qui leur fixe des quotas trop élevés ou bien est-ce parce que ces pêcheurs ont besoin d’argent qu’ils s’éloignent de plus ne plus des côtes simplement pour pouvoir survivre ? Personnellement, je suis impliqué dans le work package sur l’Etat. Nous observons d’une part la montée du populisme et la mise en cause de la démocratie représentative (pouvoir de Rodrigo Duterte aux Philippines, des généraux en Thaïlande) et d’autre part, comme l’ont montré les surprenantes élections de mai 2018 en Malaisie, la mise en cause par la population des élites corrompues. Ce « top down » et ce « bottom up » constituent la force du projet.



Nous avons au CERI une longue expérience des projets européens et bénéficions d’un grand soutien de la part de l’administration dans la préparation des budgets et des dossiers européens. Les idées sont importantes mais ne suffisent pas. Il faut savoir les structurer au mieux. Ainsi, la diversité des disciplines, la nature novatrice du projet (les cinq arènes) et le fait de vouloir travailler avec des think tanks (le CSIS, Centre d’études internationales et de stratégie de Jakarta, et le GIGA, l’Institut allemand des études globales et régionales basé à Hambourg) qui est lié à l’idée de s’adresser au public le plus large possible, a convaincu l’Union européenne qui veut encourager la publication d’articles et de livres scientifiques, mais également la diffusion vers un public plus vaste.

Constatez-vous de nombreuses similitudes entre l’Europe et l’Asie du Sud-Est ?

En effet. Sur les questions de l’environnement, on voit que les intérêts des paysans diffèrent de ceux des citadins des grandes villes ou de ceux des dirigeants. Un clivage que l’on retrouve en Europe où l’on doit également gérer des sujets, telle la pollution, qui dépassent le cadre national. Ceci est difficile en Asie du Sud-Est car l’ASEAN est fondée sur le principe de non-ingérence. Celui-ci n’a toutefois pas de sens en face de défis qui dépassent le cadre national.



Quelles sont les attentes de l’Union européenne à votre égard ?


Les élites européennes attendent de nous que nous les nourrissions par de la recherche de fond et que nous les briefions sur des sujets précis, comme par exemple la relation entre la Chine et l’Asie du Sud-Est. Dominik Mierzejewski, un de nos collègues polonais de l’Université de Lodz,  a récemment mené une recherche de terrain sur le Yunnan, région située dans le sud de la Chine, qui mène à l’égard de la Birmanie une politique extérieure quelque peu autonome par rapport à celle de Pékin. Les diplomates ne voient pas forcément ce genre de phénomène local, contrairement au chercheur qui va sur le terrain. L’Union européenne attend donc, que nous diffusions les résultats de nos recherches auprès des responsables et des décideurs européens, mais également que nous les rendions accessibles à la société civile.

Certains centres de recherche ou think tanks du projet sont-ils spécialisés sur certains thèmes ?

Oui, par exemple, l’université de Chiang Mai en Thaïlande travaille depuis longtemps sur les questions d’environnement (Mékong, barrages, expropriation des terres). Elle est en binôme avec l’université de Lodz en Pologne, qui possède une approche plus géopolitique de ces thèmes. Sur l’économie, nous avons un binôme qui regroupe l’université Malaya de Malaisie et l’université L’Orientale de Naples. Les historiens et les politologues de Cambridge travaillent avec les anthropologues de l’Académie des sciences sociales du Vietnam sur le rôle de l’Etat. Enfin, les anthropologues et politologues de l’Université de Hambourg abordent avec les spécialistes du développement de l’Université Ateneo de Manille aux Philippines le sujet épineux de l’identité régionale.



Quelle place occupe le CERI dans cet ensemble ?


Plusieurs chercheurs du CERI sont impliqués dans ce projet, à la fois chercheurs, post-doctorants et, à l’avenir, des doctorants. Notamment, François Bafoil travaille sur les zones économiques spéciales avec nos collègues italiens et malaisiens. Personnellement, j’ai une responsabilité administrative avec le titre un peu  pompeux de dissemination coordinator. Avec le manager du projet, Elisabeth Lacroix, je m’occupe du site web et je rédige la Newsletter avec le CSIS de Jakarta, un think tank qui travaille beaucoup avec le secrétariat de l’ASEAN. Avec le coordinateur général du projet, Yves Goudineau, et le coordinateur scientifique, Jacques Leider, et en collaboration avec Kristian Stokke de l’Université d’Oslo, je devrais aussi contribuer à l’organisation de la production scientifique du projet dans les revues spécialisées et dans une collection liée au projet.

En tant que chercheur, je participe au work package sur l’Etat et je travaille sur Rodrigo Duterte et l’évolution de la démocratie illibérale aux Philippines, le possible retour de la famille Marcos puisque le fils de Ferdinand Marcos pourrait bien être le prochain président philippin. Cette recherche pour CRISEA s’inscrit également dans un projet collectif au CERI : le groupe de recherches sur les Nouveaux démagogues, dirigé par Christophe Jaffrelot et Elise Massicard, qui organise un colloque prometteur sur ce sujet fin novembre 2018. Je participe également au work package sur l’ASEAN ce qui va me permettre de revenir à mes origines australiennes puisque, je travaille sur l’ASEAN par rapport à la notion d’Indo-Pacifique, sujet sur lequelle nous espérons lancer prochainement un projet de recherche au CERI. Je travaille sur la centralité de l’ASEAN dans un monde où l’on invente sans cesse de nouvelles régions. Après l’Asie-Pacifique, voici l’Indo-Pacifique qui rassemble le Japon, l’Australie et l’Inde, le Japon et les Etats-Unis avec – et c’est là le sujet de mon interrogation – les pays de l’ASEAN. Or avec l’exception notable de l’Indonésie aucun de ces pays ne « pense » Indo-Pacifique. La question est : quelle est la place de l’Asie du Sud-Est au sein de cette nouvelle construction « imaginaire »?

L’idée est, comme chaque fois, et c’est ce qui est le plus passionnant dans la vie d’un chercheur, de construire sur l’héritage, sur les travaux de nos prédécesseurs tout en menant de nouvelles recherches afin de répondre aux questions que posent les nouveaux enjeux. Ici, il s’agit de voir l’Asie du Sud-est dans un autre contexte régional. Le projet de CRISEA exprime l’idée que rien n’est figé, tout est toujours en construction et l’intégration est sans cesse en mouvement.

Propos recueillis par Corinne Deloy

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