Ce que l’Inde doit à l’islam

17/10/2025

Lorsqu’en spécialiste de l’Inde on s’intéresse à ce que l’islam a apporté au pays, on se focalise souvent sur des aspects culturels, qu’il s’agisse de langue, de poésie, de musique, de peinture, des arts de la table ou de spiritualité. On pense plus rarement à la dimension urbanistique. Certes, historiens et géographes examinent volontiers la façon dont ce qu’à la suite des frères Marçais on a appelé « la ville islamique »1  a voyagé en Inde mais surtout pour y voir une institution exogène, voire une enclave abritant une élite venue de l’extérieur et coupée de la société. Le récent ouvrage de Pratyush Shankar couvre cette dimension, bien sûr, mais il va plus loin.

Dans History of Urban Form of India (Delhi, Oxford University Press, 2024), un ouvrage fondé sur l’analyse de 42 cités indiennes, l’auteur distingue trois types de ville – qui donnent ses trois parties du livre : les villes anciennes, les villes médiévales et les villes produites par l’Etat (pré-)moderne.

Les villes anciennes, outre celles de la civilisation de l’Indus, s’incarnent principalement dans « les villes temples » du sud de l’Inde tandis que les villes médiévales relèvent de plusieurs loigiques, Pratyush Shankar distinguant surtout les cités marchandes – typiques du Gujarat -, celles de l’Himalayas (dont la forme est conditionnée par le relief) et celles que les Musulmans ont construites dans le Deccan.

Les comparer se révèle très utile pour saisir l’apport de l’islam à l’Inde – ce que Pratyush Shankar nous aide à faire – sans s’y essayer directement lui-même – grâce à son approche morphologique de la ville : il ne s’intéresse en effet qu’à la forme de la ville, et non à son mode de gouvernance local ou à sa relation avec l’Etat.  

Toutes les villes ont hérité une partie importante de leur structuration du système social, du système des castes. Pratyush Shankar souligne dès l’introduction que le « Caste system had a huge impact in determining the location and formation of neighbourhood clusters that were inward looking (in cases of Jodhpur and Udaipur) and the possibility to shut off from the city by controlling the gates (Pols of Ahmedabad)” (p. 8). La logique des castes est naturellement à l’oeuvre dans la « ville temple » : « The idea of using a Brahmin settlement (with a temple) for creating a surplus economy was central to the birth of cities in South India. This was legitimized through the Brahminical ideology of the Brahmin-Kshatriya coalition expressed through Vedic and puranic religion” (pp. 27-28). Et naturellement, la « ville temple » est “divided into various sectors based on function differentiation that was represented throught various caste-based housing. Caste system was strictly observed and manifested itself in the planning of these urban centres” (p. 30).

Les villes construites par les leaders musulmans à partir du XIVe siècle dans le Deccan n’échappent pas à la caste – d’autant moins que distinguer la ville hindoue de la ville islamique constitue a very simplistic binary (p. 65) ne reflétant pas une réalité bien plus complexe. Ces cités médiévales du Deccan vont cependant ajouter quelque chose d’inédit à la forme urbaine jusqu’alors en vigueur dans le pays. Non loin du mur d’enceinte mais bel et bien à l’extérieur de la ville, vont s’installer d’une façon quasi systématique des saints soufis. Ceux-ci se mettent délibérément à l’écart de la ville pour manifester leur détachement des choses matérielles et vivre au calme. En même temps, les habitants les vénèrent : “People would leave the material city behind to spend a day at the sacred Sufi sites and return by evening” (p. 69). Après leur mort, à l’emplacement même où ils se tenaient, ces saints sont enterrés et autour de leur tombeau est bâti un mausolée appelé « Dargah » (porte) dont l’ampleur varie en fonction de la popularité du saint. Ce que ne dit pas Pratyush Shankar, c’est qu’à travers toute la société, on attribue aux saints soufis des pouvoirs considérables et ce au-delà de la mort : nombre de dévots se rendent donc à la Dargah des siècles après la disparition du saint pour lui demander d’exaucer leurs vœux (qu’il s’agisse d’avoir un enfant, de guérir d’une maladie ou de réussir aux examens). Cette logique votive, du fait de son caractère transactionnelle permet de transcender les barrières sociales en tous genres : des hindous, des chrétiens, des sikhs, etc. rendent un culte aux saints soufis. Des gens de toutes conditions des élites à la plèbe des castes inférieures se côtoient à la Dargah et, enfin, dans le Saint des saints, les femmes et les hommes sont admis au même titre dans une promiscuité à nulle autre pareil. Pratyush Shankar conclut :

“The unique contribution of the Deccan cities was perhaps not so much in any extraordinary formation within, but rather in the development of the prominent district of the Sufi saints and the suburbs. Sufi saints were popular amongst masses and provided the much-needed counterpoint to the state. If the city represented the material world of trade, commerce, and power, the suburban precincts of Sufi tombs were just the opposite; a sacred and spiritual space with frugal infrastructure which is out there in the lap of nature. Over the centuries this typology took firm roots as these complexes of tombs became public places that were frequented by the city dwellers like a pilgrimage out of the city as they often lied just outside the fort walls of the city” (p. 103).

Le mot est lâché : « espace public » ! Les villes créées dans le Deccan par des chefs musulmans du Deccan au XIVe siècle ont introduit la notion d’espace public dans le monde indien qui l’ignorait jusque-là en raison des profondes lignes de clivage liées à la religion, à la caste et au genre qui divisaient la société. Voilà un apport de l’islam à l’Inde que d’aucuns diront paradoxal tant l’image de cette religion est dominée par l’idée de ségrégation, voire d’exclusion. 

Dans son livre Pratyush Shankar cantonne cet apport au Deccan, or il est tentant d’avancer que l’innovation qu’il pointe du doigt se retrouve à travers l’Inde. Dans le nord aussi les saints soufis se sont installés à la périphérie des villes – Nizamuddin n’avait-il pas élu domicile bien loin de Delhi ? – et leur mausolée offre encore l’image d’un espace publique ouvert à toutes et à tous. Cela est encore plus frappant lorsque la Dargah se trouve encore au milieu de la verdure, tout en ayant été englobée dans la ville, comme Sarkhej Roza à Ahmedabad ou Firoz Shah Kotla à Delhi, dont Anand Taneja a bien montré que s’y retrouvaient des gens de de toutes conditions2, comme il sied à un espace public ! 

Photo : Crédit Tien Stencil pour Shutterstock

  • 1. R. Ilbert, « La ville islamique : réalité et abstraction », Les Cahiers de la recherche architecturale : Espaces et formes de l’Orient arabe, 10/11, avril 1982.
  • 2. Anand Taneja, Jinnealogy: Time, Islam, and Ecological Thought in the Medieval Ruins of Delhi, Stanford, CA: Stanford University Press. 2018.
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