Birmanie : des élections pour quoi faire ?

Renaud Egreteau

29/06/2015

Les Birmans seront appelés aux urnes dans quelques mois, cinq ans après l’organisation controversée des élections de novembre 2010. Ce scrutin servira à désigner, pour la seconde fois depuis l'entrée en vigueur de la Constitution de 2008, les 498 députés du parlement national bicaméral ainsi que près de 670 parlementaires provinciaux, répartis dans quatorze assemblées régionales. Les parlementaires des deux chambres réunies en congrès éliront ensuite, début 2016, le président de la République de l'Union birmane, ainsi que deux vice-présidents. La date des prochaines élections législatives devrait être annoncée par la Commission électorale dans le courant du mois d’août.

Bien plus que le scrutin de 2010, parfaitement contrôlé par le régime militaire alors en place, ces élections et les intenses tractations politiques qu’elles vont engendrer constituent un test pour les institutions de « l’après-junte ». Au lendemain du scrutin et pour la première fois depuis les années 1950 se posera la question de l’institutionnalisation du jeu démocratique et parlementaire en Birmanie. Pourra-t-on dessiner, sans intervention directe ni manipulation de l’armée, une alternance partisane qui consoliderait la transition débutée en 2010 ? L’élite qui a longtemps dominé le pays mais qui devrait être battue aux prochaines élections reconnaîtra-t-elle sa défaite et acceptera-t-elle de transférer ses pouvoirs ? Quelle sera l’attitude des formations victorieuses du scrutin face aux militaires qui conserveront des prérogatives constitutionnelles difficilement amendables ? Les vainqueurs négocieront-ils une poursuite de la transition par un nouveau « pacte » politique ou remettront-ils en cause le processus actuellement en cours ?

Codifiée par une feuille de route programmatique en 2003, l'habile transformation de la junte née du coup d’Etat militaire de 1988 en un régime parlementaire s’est, dans les faits, déroulée de façon relativement pacifique depuis 2010. A l’exception de la minorité ethnique des Kachin, les forces d’opposition civiles ou armées n'ont pas opté pour une contestation frontale, ni du processus transitionnel ni de la légitimité même de l’administration issue de cette transition solidement encadrée par d’ex-dirigeants de la junte, comme les anciens généraux Thein Sein, président de l’Union birmane depuis février 2011, et Thura Shwe Mann, président de la chambre basse du parlement. Une seule force politique, structurée autour d’une nomenklatura composée d’anciens bureaucrates, d’officiers de l’armée reconvertis et d’hommes d’affaires, le Parti pour la solidarité et le développement de l’Union (USDP), est sortie victorieuse des élections de 2010. Elle s'est alors partagé la quasi-totalité des nouvelles fonctions exécutives et législatives du système politique de l’après-junte conçu par la Constitution de 2008, s'assurant ainsi une transition « dans la continuité ».

Malgré les critiques, ce processus transitionnel proposé par l’armée a été entériné en 2012 par la décision historique de la Ligue nationale pour la démocratie (LND) d’Aung San Suu Kyi de finalement jouer le jeu parlementaire. En acceptant de participer aux élections législatives partielles du 1er avril 2012, Aung San Suu Kyi a conforté la légitimité des institutions « post-junte ». Devenant, pour la première fois, « élue du peuple », l’icône de l’opposition démocratique birmane a fait le choix de poursuivre son combat politique au sein des nouvelles institutions étatiques, et non plus par une opposition frontale et non-coopérative.

Pour que la transition se poursuive, le processus de développement de la légitimité des nouvelles institutions doit désormais passer par un adoubement populaire. Sur le papier, les élections prévues en novembre prochain devraient offrir cette opportunité. Depuis le début de l’année, la Commission électorale – dont l’actuel président, Tin Aye, est un ancien lieutenant général, lui-même élu en 2010 dans une circonscription de Mandalay – n’a en effet cessé de promettre que le scrutin serait libre et organisé de façon équitable.

Toutefois, certaines interrogations demeurent quant au bon déroulement de la campagne électorale et du vote même. Près d’un million de Birmans résidant principalement dans les régions à forte concentration musulmane dans l’Ouest du pays, mais aussi dans les zones frontalières de la Chine, se sont vus retirer en mars dernier les cartes d’identité temporaires qui leur avaient permis de se rendre aux urnes lors des précédents scrutins. De même, la guerre civile gronde toujours dans les territoires kachin, kokang et karen et, comme en 2010, les élections pourraient bien être annulées dans les circonscriptions que l’armée birmane ne contrôle toujours pas. Mais surtout, pourra-t-on, au lendemain de ce scrutin, envisager la mise en place d’une véritable alternance partisane sans que le pays se retrouve à nouveau dans une impasse qui verrait ses nouveaux dirigeants incapables de négocier un « pacte » réunissant un nombre suffisant d’acteurs majeurs de la scène politique birmane pour consolider la transition en cours ? L’histoire récente du pays nous montre en effet que les moments d’entente cordiale entre personnalités birmanes rivales ont rarement duré très longtemps.

Alors que les élections de 2010 avaient nettement été biaisées en faveur de la nomenklatura et que celles de 2012 ne concernaient qu’une quarantaine de sièges, le scrutin de 2015 s’annonce bien plus concurrentiel. Comment le pays et sa société, déjà fortement clivée, géreront-ils ce bouleversement annoncé du paysage politique ? Parmi les « anciens » de la junte et sa bureaucratie clientéliste élus en 2010, nombreux sont ceux qui ont déjà annoncé leur décision de se retirer. Leur participation aux précédentes élections n’avait visiblement pas été un choix mais relevait d’une injonction des plus hautes autorités, auxquelles militaires et fonctionnaires birmans en retraite estiment encore devoir obéissance et loyauté. Ces députés, certains octogénaires, estiment désormais que leur rôle d’accompagnement de la transition s’achève en 2015. Mais il reste un noyau dur, et même rajeuni, de politicien(ne)s birman(e)s gravitant autour de l’USDP qui souhaitent ardemment conserver leurs sièges lors de ce prochain scrutin et éviter ainsi une cuisante défaite au parti qui avait remporté près des trois quarts des sièges à pourvoir en 2010.

La campagne électorale devrait légalement démarrer au mois d’août avec l’officialisation des listes de candidats dans chaque circonscription. Outre la LND, dont les cadres aspirent à une écrasante victoire, une multitude de mouvements politiques ont déjà affiché leur volonté de participer au scrutin, et rares sont aujourd’hui les partisans d’un boycottage électoral. Le 16 juin dernier, la Commission électorale a d’ailleurs entériné la légalisation d’un 87e parti politique souhaitant participer au scrutin de la fin de l’année. En effet, la scène politique birmane ne gravite pas qu’autour de la seule LND et du charisme de son égérie, ni même d’un parti dominant régenté par quelques généraux en retraite. Fondé sur un fort clientélisme, le pouvoir – y compris religieux – est dans l’actuelle Birmanie extrêmement décentralisé. Il repose sur une personnalisation qui se décline à tous les échelons de la société. Comme lors des élections de 1990 (dont les résultats n’ont alors pas été reconnus par la junte) auxquelles 93 partis avaient pris part, un grand nombre de formations politiques ont émergé ces derniers mois sur la base de clientélismes locaux et d’une appartenance identitaire ou régionale exclusive. Tous, ou presque, devraient rapidement chercher à s’émanciper – et ce principalement au niveau local – de l’omniprésence des deux grandes formations que sont l’USDP et la LND.

Pour exister, les petits partis tentent déjà d’acquérir une vraie identité. Certains se réclament d’une personnalité charismatique, voire d’une dynastie politique, à l’instar du Parti démocratique birman (DP-M) fondé par l’octogénaire Thu Wai autour de descendants de politiciens birmans des années 1950, dont la fille ainée du Premier ministre U Nu. D’autres se posent en opposants directs à l’utopisme démocratique que proposerait la LND. C’est le cas de la Force démocratique nationale (NDF), dirigée notamment par Khin Maung Swe, un vétéran de la LND qui a rompu avec « la Dame » peu avant le scrutin de 2010. La NDF est parvenue à obtenir quelques succès électoraux notoires, et a su depuis 2011 prouver son activisme parlementaire, en soutenant des propositions de lois auxquelles s’oppose la LND, comme le vote à la proportionnelle ou l’encadrement des conversions religieuses dans le pays. Les cadres du DP-M et de la NDF n’ont jamais su ni pu se réconcilier avec Aung San Suu Kyi et son entourage. Ils font, comme d’autres, partie de la « troisième force » qui a émergé à la fin des années 2000 et qui n’est proche ni de l’armée ni de l’USDP ni donc de la LND. Il leur sera toutefois difficile de résister, surtout dans les zones urbaines du centre du pays, à la machine électorale de la LND lorsque celle-ci se mettra en marche cet été.
Certains candidats de l’USDP pourraient, en revanche, avoir beaucoup plus de facilité à résister à la déferlante annoncée de la LND, notamment dans les régions rurales de Magwe, Sagaing et Bago, fiefs du parti majoritaire qui a su y élargir ses réseaux. Dans le Nord du pays, les légataires de l’ancien parti unique de l’autocratie socialisante du général Ne Win (1962-1988) continuent de disposer de solides loyautés. S’il se rajeunit, le Parti de l’unité nationale (NUP), rival tant de la LND que des dirigeants de l’USDP qui l’ont évincé à la tête de l’état birman au lendemain du coup d’état de 1988, pourrait ainsi encore obtenir en 2015 quelques sièges dans les zones les plus isolées du pays. D’autres formations politiques chercheront aussi à se démarquer de l’USDP tout en cooptant des membres associés à l’appareil d’Etat – anciens diplomates ou même officiers de l’armée – tel le Parti progressiste national (NPP) de l’ancien conseiller du président Thein Sein, Nay Zin Latt. D’autres encore devraient se développer sur des plateformes ultranationalistes et la défense d’identités particulières, tels les partis bouddhistes de l’Etat de l’Arakan (ou Rakhine, frontalier du Bangladesh) ou encore les formations chrétiennes chin et karen.

Au sein des minorités ethniques du pays – un tiers de la population totale de la Birmanie –, des divisions internes émergent peu à peu, mais l’enthousiasme et la volonté de participer au scrutin de la fin 2015 sont manifestes. Dans l’Etat Shan, la Ligue des nationalités shan pour la démocratie (SNLD) de Hkun Htun Oo, un élu de 1990,  partisan, il y a peu encore, d’un boycottage des élections, s’apprête à livrer une bataille sans merci au Parti démocratique des nationalités shan (SNDP). Ce dernier doit déjà faire face à de nombreuses défections, plusieurs de ses propres députés ayant rejoint les rangs de la SNLD. Ce jeu de chaises musicales entre formations ethniques est aussi perceptible au sein de la minorité chin. Au début de l’année, le Parti national chin (CNP) a convaincu la moitié des membres du Parti progressiste chin (CPP) de fonder un nouveau mouvement, le Parti pour le développement national chin (CNDP). Certains députés du CPP ont en revanche refusé cette alliance et ont rejoint, certes difficilement, la LND, qu’ils jugent plus rassembleuse. La fragmentation du paysage politique birman se poursuit donc sans qu’aucune leçon ne soit tirée du passé. Depuis la fin des années 1950, l’armée birmane a toujours justifié son intervention sur la scène politique par le danger de division du pays que font peser les politiciens bamar – l’ethnie majoritaire du pays – mais aussi ethniques. 

Ces rivalités des formations ethniques peuvent-elles bénéficier directement à la LND ? Pas si sûr. Le mode de scrutin uninominal majoritaire à un tour, qui favorise le candidat arrivant en tête, pourrait également bénéficier à tout autre parti bien implanté localement. A tort ou à raison, Aung San Suu Kyi et sa formation – longtemps dominée par les Bamar – sont fréquemment perçus par nombre de populations non-bamar comme insensibles aux conflits interethniques et interconfessionnels, voire totalement hostiles aux revendications fédéralistes de certaines minorités. Les partis nationalistes arakanais, fondés sur un registre identitaire, mêlant défense du bouddhisme, rejet de l’islam et des populations musulmanes de l’Etat de l’Arakan et dénonciation de la « birmanisation » (ou bamar-isation) de la société arakanaise, devraient ainsi remporter la grande majorité des suffrages dans cet état, et ce malgré la popularité de la bamar Aung San Suu Kyi.

La campagne du référendum constitutionnel de 2008 et celles des élections de 2010 et 2012 avaient aussi réveillé de vieux antagonismes au sein des élites birmanes et été jusqu’à attiser de nombreux discours de haine. La virulence verbale était cependant restée relativement feutrée, car les médias et l’espace public étaient encore strictement contrôlés par le régime militaire. A l’inverse, le prochain scrutin pourrait bien être entravé de violences, verbales voire physiques. La levée de la censure et le développement tous azimuts des médias et réseaux sociaux laissent présager une campagne électorale agressive, faite de diatribes nationalistes, démagogues et populistes sur fond de mobilisation de masse autour de la défense d’intérêts clientélistes ou identitaires.
Mais surtout, après la forte compétition électorale, les lendemains pourraient bien déchanter. D’abord parce que les résultats ont de fortes chances d’être contestés, ça et là, par les perdants. Déjà en 2010, quelques candidats malheureux avaient protesté auprès des tribunaux birmans ; les batailles juridiques furent âpres notamment entre la NDF, le DP-M et l’USDP. On peut s’attendre à ce que de nombreux candidats battus se pourvoient en justice dès novembre prochain, ce qui pourrait différer l’annonce des résultats. En outre, la Constitution de 2008 prévoit un délai maximal de trois mois entre le jour du scrutin et la première réunion des deux chambres du nouveau parlement élu. Durant cette période, les tractations politiques entre les états-majors des partis victorieux – voire vaincus – pour préparer la désignation des nouvelles équipes (présidentielle, gouvernementale et législative) seront particulièrement intenses. En outre, le parlement élu en 2010 pour cinq ans dont la mandature s’achève le 30 janvier 2016 pourra toujours légalement siéger (et donc débattre) plusieurs semaines après ces élections. Aucune disposition constitutionnelle ne prévoit en effet sa dissolution avant la fin de son terme et par conséquent avant le scrutin.

D’aucuns parient sur une large victoire de la LND lors des prochaines élections – ce qui faciliterait en effet les négociations postélectorales, en positionnant Aung San Suu Kyi et ses députés en « faiseurs de roi ». Bien que favorite, la LND n’est pas sûre d’obtenir la majorité absolue au parlement et d’être en mesure de choisir seule le nouveau président ou de former seule le prochain gouvernement. Au début de 2016, les députés nationaux choisiront d'abord les deux présidents des chambres du parlement – Aung San Suu Kyi pourrait elle-même être candidate à l’un de ces deux postes cruciaux, quoique son entourage ait longtemps écarté cette hypothèse. Les députés de l’Union proposeront ensuite trois candidats au poste de président de la République. Le premier des candidats sera nommé par les 166 représentants législatifs de l’armée, non-élus et affectés au parlement par leur état-major ; le deuxième par les élus de la chambre basse et le troisième par ceux de la chambre haute. Tous les parlementaires, élus et nommés, prendront part au vote final. Les deux candidats battus seront nommés vice-présidents, un poste en grande partie honorifique.
Le processus de sélection début 2016 du prochain chef de l’exécutif s’annonce donc particulièrement ouvert. Un seul candidat s’est officiellement déclaré à ce jour : Thura Shwe Mann, ancien chef d’état-major de l’armée et actuel président de la chambre basse. Le président Thein Sein, bien que fortement incité par son entourage à poursuivre l’aventure transitionnelle quelques années supplémentaires, n’a pas encore rendu publique sa décision. Des rumeurs circulent quant aux ambitions d’autres personnalités de premier plan, à l’instar de l’actuel commandant-en-chef de l’armée, Min Aung Hlaing, ou de l’un des anciens dirigeants du soulèvement estudiantin de 1988, Ko Ko Gyi, ou encore de l’actuel président de la chambre haute, l’ex-général Khin Aung Myint. Aung San Suu Kyi est d’ores et déjà exclue de la course présidentielle par l’article 59f de la Constitution, qui prohibe la nomination au poste de chef de l’Etat et de vice-président de tout citoyen birman ayant un membre de son entourage familial de nationalité étrangère. La réforme constitutionnelle en cours n’a d’ailleurs pas permis de modifier cet alinéa : les députés militaires ont en effet voté contre l’amendement de cet article proposé par l’USDP le 25 juin dernier. Ainsi, du nombre de députés que la LND fera entrer dans le nouveau parlement dépendra la capacité d’Aung San Suu Kyi à influer sur la désignation des prochains dirigeants du pays, chefs de l’armée exceptés.

Le scrutin de novembre 2015 – s’il n’est pas repoussé au dernier moment – marquera donc très certainement la fin d’un premier cycle transitionnel, et le début d’un autre, non encore codifié par une « feuille de route ». Il permettra l’entrée sur la scène politique birmane de jeunes politiciens souhaitant s’émanciper de la LND et de l’USDP, d’anciens militaires désirant redorer leur blason, d’activistes en herbe attirés par le prestige croissant de la fonction législative, de représentants de minorités ethniques au fort ancrage local ou de membres de la société civile birmane, aujourd’hui très influente. A nouveaux acteurs législatifs, nouvelles revendications politiques. Les vainqueurs du scrutin de la fin 2015 sauront-ils gérer les inévitables déceptions et frustrations post-électorales et travailler à la genèse d’un nouveau « pacte » qui poursuivra la transition initiée en 2010, ou remettront-ils celle-ci en cause ? Il y a cependant fort à parier qu’un climat post-électoral chaotique émaillé de violences et une scène parlementaire de plus en plus fragmentée par des rivalités de personnes retarderont d’autant plus le retrait graduel (pourtant annoncé) de l’armée birmane d’un champ politique qu’elle a pleinement contrôlé pendant plus de cinq décennies.

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