Turquie : Les Alévis font le choix de la neutralité

Elise Massicard

03/12/2012

En partenariat avec Alternatives Internationales

Turquie : Les Alévis font le choix de la neutralité Cette minorité turque, chiite et relativement proche des Alaouites, la communauté de Bachar al-Assad, s’inquiète de la diplomatie syrienne d’Ankara qu’elle estime trop favorable à l’opposition sunnite. Sans toutefois soutenir un régime qu'elle juge contraire à ses valeurs de justice.

Alors que les violences en Syrie s’aggravent, les lectures en termes d’affrontements ethniques et confessionnels dominent, et l’éventualité de répercussions de la crise sur la région inquiète. La Turquie voisine est exposée en raison de la prégnance de la question kurde, mais qu’en est-il au niveau confessionnel ? Les tensions confessionnelles en Syrie risquent-elles d’y entraîner un regain de tensions entre majorité sunnite et Alévis ? Qui sont les Alévis de Turquie et quels liens entretiennent-ils avec les Alaouites, aussi connus sous le nom de Nusayris, en Syrie ?
Relativement proches du chiisme duodécimain, les deux groupes partagent un certain nombre de principes et de pratiques qui les distinguent du reste des chiites, en particulier la divinisation d’Ali (d’où leur nom), gendre du prophète Mohammed. Cependant, ce qui les sépare est beaucoup plus important : l’époque et les circonstances de la formation des deux groupes, leurs textes sacrés, leurs pratiques et dignitaires religieux, diffèrent. Les Alaouites de Syrie (environ 2 millions de personnes) sont arabophones, alors que les Alévis de Turquie (entre 12 et 20 millions) sont turcophones ou kurdophones, à l’exception d’un petit groupe d’arabophones (environ un demi-million de personnes). Ces derniers sont proches des Alaouites de Syrie, avec lesquels ils maintiennent liens de parenté et affinités ; ils vivent majoritairement dans les zones frontalières, notamment dans la province d’Antioche.
En dehors de ce groupe, il existe peu d’interactions entre Alévis de Turquie et Alaouites de Syrie. En quoi cette relative proximité peut-elle mener à un alignement politique ? Alévis de Turquie et Nusayris de Syrie partagent un sentiment de marginalisation par rapport aux pouvoirs sunnites et ont souvent soutenu les régimes limitant la domination sunnite. L’accès du clan Assad au pouvoir en Syrie en 1970 a emporté le soutien des Alaouites. Cependant, se considérant défenseurs de la justice et de l’égalité, les Alévis de Turquie peuvent difficilement défendre le régime de Damas connu pour les atrocités qu’il a commises. C’est pourquoi cette relative proximité avec les Alaouites n’entraîne pas d’alignement politique massif, ni de regain de tension avec les sunnites en Turquie.
La question syrienne inquiète et divise la société turque, mais de manière avant tout politique. La politique syrienne du gouvernement turc est désapprouvée par une majorité de la population et montée en épingle par tous les opposants de l’AKP, y compris les Alévis de Turquie.
Certains interprètent l’appui de l’AKP à l’opposition syrienne, qui a mis fin à plusieurs années de rapprochement avec Damas, comme un signe de solidarité avec les sunnites et plus généralement d’une politique « anti-chiite » dans la région, une lecture dont l’AKP lui-même se défend. Si le CHP principal parti d’opposition, kémaliste défenseur de la laïcité, soutenu par une bonne partie des Alévis de Turquie, critique la politique syrienne de l’AKP, c’est plus par stratégie politique que par solidarité avec le régime de Damas ou les Alaouites. De même, si la majorité des Alévis critiquent les positions gouvernementales, c’est surtout par peur d’une déstabilisation en Turquie (question kurde, afflux de réfugiés, influence croissante des jihadistes en Syrie). Les quelques démonstrations de solidarité avec le régime de Damas impliquant un petit nombre d’Alévis, principalement dans la province exposée d’Antioche, visent avant tout la présence croissante de réfugiés syriens (plus de 100 000) et de l’opposition armée. En outre, le régime de Damas a peu de prise sur les Alévis de Turquie – qui, à la différence des Kurdes, ne disposent pas de parti, organisation ou relais mobilisateur et efficace – et ne peut guère brandir la menace d’un hypothétique « levier alévi ».

Élise Massicard,
Chercheuse à l’Institut français d’études anatoliennes à Istanbul, associée au CERI. Auteure de « The Alevis in Turkey and Europe, Identity and Managing Territorial Diversity », Routledge, Oxford, 2012 .

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