Birmanie : violences et apartheid contre les Rohingyas

06/11/2012

En partenariat avec Alternatives Internationales

Les Rohingyas sont aujourd’hui victime d’exactions qui reflètent les préjugés xénophobes de la majorité de la population à l’égard de cette minorité musulmane. Et, plus profondément, la persistance d’une conception raciale de la nation en Birmanie

Les récentes violences contre la minorité musulmane des Rohingyas en Birmanie et les manifestations de bonzes réclamant leur expulsion du pays confondent les observateurs étrangers. Elles répondent pourtant à une vision largement partagée en Birmanie. Pourquoi un tel rejet ?

D’abord parce que le discours dominant en Birmanie identifie la minorité rohingya à des étrangers – des Bengalis – n’appartenant pas au socle identitaire « birman ». Les Birmans ont toujours développé une conception raciale de la nation, très éloignée du « vouloir vivre ensemble » cher à Ernest Renan. Être birman, c’est appartenir à une communauté quasi-endogamique fondée sur une pureté raciale, ainsi que sur une morale bouddhiste. Les Rohingya, musulmans et d’origine étrangère, s’en voient donc exclus. L’on touche là au cœur de l’instabilité ethnique et politique de la Birmanie depuis son indépendance en 1948. Comment la construction nationale doit-elle se penser dans le pays ? Qui appartient à cette « communauté birmane », qui doit en être écarté ? Des questions toujours irrésolues.

Il est fort probable que dès la fin du 19e siècle, des communautés sunnites venues de la région de Chittagong, profitant de la colonisation britannique, se soient définitivement fixées au sud de la rivière Naaf, dans les districts de Maungdaw et Buthidaung. Toutefois, au fil des générations, ces populations ont perdu leur caractère « bengali ». Leur langue – un dialecte chittagonien – se différencie nettement du bangla en vigueur au Bangladesh. De même, leur Islam est devenu distinct de celui pratiqué au Bangladesh aussi bien que par les communautés musulmanes d’autres régions birmanes. Après des décennies d’enclavement, il se veut désormais bien plus rigoriste et d’inspiration wahhabite. Preuve en est le port de la burqa noire par les femmes rohingya, pratique inhabituelle dans la région.

Assimiler les Rohingyas à de simples émigrés bengalis semble ainsi être le fruit d’une obsession collective à leur encontre, alimentée par une islamophobie rampante en Birmanie. L’Arakan, région birmane peuplée d’à peine 4 millions d’habitants – dont les trois quarts sont bouddhistes et parlent le rakhine, langue proche du birman ancien – appréhende la pression démographique incontrôlée venue du Bangladesh voisin et de ses 150 millions de musulmans. Coincée entre une majorité birmane jacobine à l’Est et des populations musulmanes grandissantes à l’Ouest, l’ethnie arakanaise, héritière de royaumes bouddhistes indépendants longtemps en lutte contre les dynasties birmanes, peine à défendre le contrôle de ses terres, et donc de ses ressources agricoles, dans une région rurale à l’écart du dynamisme de la Birmanie intérieure.

Par delà le rejet racial et communautaire, s’ajoutent de profondes rancœurs historiques. Pendant la seconde guerre mondiale, les musulmans birmans se rangèrent du coté britannique, alors que les Arakanais bouddhistes embrassaient l’avancée japonaise, engendrant nombre de massacres interconfessionnels. Entre 1947 et 1971, le Pakistan, qui comprenait le territoire de l’actuel Bangladesh alors appelé Pakistan oriental, cultiva des relations ambigües avec les élites musulmanes locales. Il apporta notamment au début des années 1950 un soutien discret à l’insurrection des moudjahidines de l’Arakan menée contre le gouvernement central birman, dirigé par le Premier ministre U Nu. C’est alors que se fixe le terme de « rohingya » (dont l’étymologie est toujours vivement débattue) dans le vocabulaire régional. Mais à partir de 1971, les autorités du Bangladesh indépendant se montrèrent bien plus hostiles à l’endroit de la minorité musulmane de Birmanie, considérée comme trop liée aux autorités de l’ancien occupant, le Pakistan occidental. Depuis lors, les Rohingyas sont dénoncés comme des traîtres par les Bangladais, et vus comme de simples « birmans ».

Quel avenir peuvent-ils envisager? Le dessein le plus en vogue en Birmanie est celui de leur expulsion pure et simple du pays. Les propos du président Thein Sein l’ont récemment confirmé : les Rohingyas seraient bien mieux dans un pays tiers, clame-t-on à Naypyidaw. C’est en outre l’éventualité privilégiée par beaucoup d’opposants démocratiques birmans. Autre scénario moins radical mais tout aussi problématique, celui de l’assimilation forcée et donc de la « birmanisation » des Rohingyas. D’autres communautés musulmanes du pays, tels les Zerbadis et les Kamans, ont peu à peu été intégrées, adoptant langue et traditions birmanes. L’approche assimilatrice a toujours été la politique favorite des élites birmanes, tant militaires que civiles. C’est aussi l’une des sources des conflits interethniques. Les minorités karen, kachin, mais aussi arakanaise, n’ont eu de cesse de lutter contre cette birmanisation imposée par l’état central. Prôner l’approche assimilatrice ne ferait que perpétuer les tensions identitaires.

Il reste donc un troisième scenario probable, celui, hélas, de la poursuite de leur marginalisation en tant que citoyens de seconde zone. Mais citoyens birmans, tout de même. Car dans les faits, les autorités birmanes ont fini par leur octroyer certains droits civiques, à défaut de droits humains et d’équité sociale. Rappelons que les Rohingyas ont voté – ou plutôt ont été forcés à voter – lors des deux scrutins nationaux de 1990 puis de 2010. L’État birman leur reconnait donc un droit de cité. Ils se sont en outre vus conférer des papiers d’identité grâce aux pressions des Nations Unies. Mais ils restent victimes d’une implacable ségrégation et d’un apartheid largement encouragé par le reste de la société birmane. Or, c’est ici que le bât blesse. Que faire lorsque la majorité aspire à l’inconcevable ? Après tout, en effet, vivre en démocratie, n’est-ce pas se soumettre à l’opinion du plus grand nombre ? Certes, mais un régime pleinement démocratique protège aussi ses minorités contre les abus de la majorité, et dans ce domaine, la Birmanie a devant elle un très long chemin à parcourir.

 

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