La Genève internationale 3/3 : sa cartographie, l’envers du décor

Atelier de cartographie de Sciences Po


Carnet de recherche

L’envers du décor ou comment la Genève internationale fut cartographiée

Benoît Martin
Publié le 19/01/2022


Au regard du courant critique de la cartographie (Wood 1992 et Wood 2010 notamment), ce texte vise à expliciter les choix concrets qui ont mené à ce discours, cartographique, sur la Genève internationale :

Atelier de cartographie de Sciences Po, 2021

Récupérer et structurer les données

Le Canton de Genève comptabilise l’implantation des sièges des acteurs internationaux (organisations internationales [OI], missions permanentes des États auprès de ces OI, ONG, institutions académiques, fondations, etc.). Cette liste est tenue à jour et publiée dans un Who’s who qui renseigne les principales informations (nom, type, adresse). Bénédicte Gilbert, qui travaille au service de la Genève internationale de l’État de Genève, nous a aimablement extrait et transmis les données.

Après un “nettoyage” et une structuration des données, un premier traitement consiste à obtenir la position géographique de ces adresses grâce à un “géocodage”. Cela revient à transformer une adresse postale en coordonnées géographiques (latitude et longitude). L’extension Geocode pour le tableur Google Sheets, le fait facilement et de manière efficace (ce qui n’évite pas des vérifications).

Choisir et construire une visualisation

Une rapide carte via QGis donne un aperçu de la géographie de ces sièges d’acteurs internationaux :

Ce premier brouillon est utile à plusieurs titres.

D’abord, cet aperçu aide à définir la bonne “fenêtre” (cadrage géographique). Ce choix consiste à trouver un compromis entre : cadrer large pour intégrer les sites excentrés mais qui risque de montrer de vastes zones vides et de ne pas pouvoir distinguer finement les sites où ils se concentrent et, à l’inverse, cadrer serré pour justement montrer ces détails dans les zones denses mais qui empêche de voir l’isolement et la dispersion des sites éloignés (ceux-ci pouvant être significatifs ou importants).

Ensuite, cet aperçu signale d’ores et déjà des problèmes de bonne lisibilité des sites individuels lorsqu’ils se concentrent en une même adresse. Telle superposition de points cache-t-elle 1, 2 ou 10 acteurs dans un même bâtiment ? Impossible d’y répondre visuellement. Resserrer le cadrage ne résoudrait rien de même que rendre les points semi-transparents réduirait trop le poids de ces objets qui constituent pourtant le sujet de la carte. On choisit plutôt d’agréger l’information à partir d’une grille. Celle-ci donne à montrer une trame de points proportionnels au nombre d’acteurs rassemblés dans chaque cellule. Cette option autorise aussi à conserver un cadrage large tout en éludant les problèmes de lisibilité dans les zones très denses.

Cette grille est créée assez simplement, en arrondissant dans le tableur les coordonnées géographiques à 0,002 degrés. Le choix de ce seuil est entièrement empirique. Il s’opère en évaluant visuellement le bon équilibre entre vue d’ensemble (arrondir à 0,001 ne simplifie pas assez) et identification de détails (arrondir à 0,005 simplifie trop).

Les trois vignettes – qui utilisent une échelle commune de proportionnalité – suggèrent une géographie propre à chaque type d’acteur (OI, missions permanentes des États et ONG) :

L’argumentaire de l’article que cette carte étaye montre les dynamiques de “l’écosystème international genevois” ; en expliquant notamment les bénéfices qu’en tirent les OI. Ces acteurs constituent donc la référence, que l’on pourrait assimiler, en caricaturant, à la variable indépendante à partir de laquelle l’implantation des autres acteurs est analysée. Une carte configurée en deux vignettes seulement permet de souligner la logique de cette démonstration : la première sur les missions permanentes des États, MP (en orange), la seconde sur les ONG (en vert). Au plan graphique, l’utilisation d’un contour épais combiné à un fond transparent pour représenter les OI favorise la superposition et la répétition dans les deux cartes :

Habiller l’image avec des informations jugées pertinentes

Cette carte ne resterait qu’une image relativement vide de sens sans les clés de compréhension généralement qualifiées “d’habillage”. Concrètement, il s’agit d’introduire l’image par un titre (thème), d’indiquer en légende la signification des couleurs (type d’acteurs) et les ordres de grandeur des points proportionnels (nombre), de citer les sources utilisées (officielles), de contextualiser l’activité (publication scientifique), de dater et signer le document, de suggérer la taille de la zone couverte (échelle graphique), etc.

En plus de ces éléments classiques, mais ô combien incontournables tant ils attestent de la rigueur du document produit, de nombreux autres “petits choix” permettent d’incorporer des informations pertinentes :

  • Les noms des lieux. Ils sont réduits au minimum mais présentent un intérêt pour la dimension internationale de Genève. Ce sont des axes structurants de la ville, des infrastructures de transports et des sites historiques ou emblématiques. Sur ce dernier point, les noms des sites ont été préférés à ceux des acteurs (Palais des Nations et non UNHCR), pour renforcer l’approche strictement géographique.
  • Le fond de carte. En plus de la configuration hydrographique particulière de Genève, liée au Lac Léman, au Rhône et à son affluent principal, le réseau des rues (venant d’OpenStreetMap et intégré via l’extension QuickOSM) dessinent bien la morphologie urbaine (centre historique, faubourgs, axes autoroutiers, pistes d’atterrissage, etc.). 
  • L’esthétique globale de l’image. Le contraste assumé entre, d’une part, les éléments relatifs au sujet de la carte montrés avec des couleurs denses (vives ou noir, qu’ils soient graphiques ou écrits) et, d’autre part, le reste montré en gris, renforce la lecture à deux niveaux. En exagérant, on ne perdrait pas l’essentiel ainsi :

Références


  • Wood, Denis. 1992. The Power of Maps. New York (N.-Y.) : Guilford Press.
  • Wood, Denis ; Fels, John ; Krygier, John ; Chrisman, Nicholas ; Pickles, John. 2010. Rethinking the Power of Maps. New York (N.-Y.) : Guilford Press.

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Benoît Martin, le 19/01/2022

Benoît Martin, le 19/01/2022

La Genève internationale 2/3 : deux spécialistes des OI mobilisent la cartographie

Palais des Nations, salle des Droits de l’homme et de l’alliance des civilisations, Genève. trabantos/Shutterstock.


Carnet de recherche

Lorsque deux spécialistes des organisations internationales mobilisent la cartographie

Benoît Martin
Publié le 19/01/2022

Série « La Genève internationale » (2/3). Ce second entretien avec Émilie Dairon et Fanny Badache revient sur la manière dont elles ont convoqué la cartographie pour leur article « Understanding International Organizations’ Headquarters as Ecosystems: The Case of Geneva » paru dans Global Policy (vol. 12, n. 7, déc. 2021). Entretien réalisé en mai 2021.


Benoît Martin : Les internationalistes et les politistes ne mobilisent pas tellement les cartes, et les sociologues guère plus. La dimension spatiale est trop souvent l’apanage des géographes qui, à l’inverse, travaillent assez peu sur les organisations internationales (OI) et le multilatéralisme. Comment en êtes-vous venues à vouloir utiliser la cartographie ?

Émilie Dairon et Fanny Badache : Notre article s’insère dans un numéro spécial de la revue Global Policy intitulé “Time and space in the study of International Organizations”. La dimension spatiale est indissociable de notre réflexion, qui repose sur un triptyque d’unité de temps, de lieu et d’action. Pour résumer, notre questionnement de départ était le suivant : est-ce-que le fait que les institutions engagées dans le multilatéralisme partagent un espace et un agenda commun, peut les amener à agir ensemble ? La première étape était donc de montrer cet espace géographique commun. Nous avons très rapidement pensé à une carte.

À notre grande surprise, il n’existait pas de cartes de Genève figurant l’ensemble des acteurs internationaux (OI, ONGs, institutions académiques, plateformes et missions diplomatiques). Nous avons donc travaillé avec l’Atelier de cartographie de Sciences Po pour réaliser une carte originale et adaptée à notre article.

 

BM : La structure de votre argumentaire sur cet “écosystème international genevois” était déjà assez avancée au moment de la réalisation des premiers brouillons des cartes. En quoi sont-elles venues confirmer vos hypothèses ? Ou au contraire les infirmer ?

EM et FB : La carte s’avère indispensable à notre démonstration car elle montre en un clin d’œil que ces organisations partagent les mêmes lieux de travail et de socialisation. 

La carte vient ainsi confirmer nos hypothèses. Premièrement, les OI mais aussi les ONGs, les universités, les missions diplomatiques, etc. partagent bien un même lieu : ces différentes “couches” d’acteurs se superposent et se mêlent. Deuxièmement, la taille de cet espace partagé est assez resserré dans l’espace. Il s’étale, principalement, de la place des Nations (le siège de l’Onu Genève) à l’aéroport international. Or, de cette seconde hypothèse résulte souvent l’idée que la bonne coordination et les synergies découlent naturellement de cette proximité. Mais notre article démontre que cette relation n’est pas automatique !

 

BM : Vous connaissez bien les OI genevoises, elles sont vos terrains de recherche. Vous les avez pratiquées de nombreuses manières : stages, entretiens, observation, missions, etc. Est-ce que votre géographie mentale issue de la pratique correspondait à ce que montre ces cartes réalisées ensemble ? Auriez-vous des exemples de confirmations mais aussi de surprises ou de découvertes ?

EM et FB : Globalement, la carte correspond en effet à ce que nous avons observé et vécu au quotidien dans notre recherche. Mais, oui, il y a quelques surprises ! Sur le nombre total d’acteurs par exemple, que nous avions sous-estimé, ou encore sur la séparation thématique – qui a des répercussions géographiques – qui ne nous était pas si évidente.

Plus précisément, nos recherches sur le personnel de l’Onu, nous ont amenées à beaucoup nous rendre au Palais des Nations (qui abrite de nombreuses OI) et autour de la Place des Nations mais à moins “pratiquer” d’autres sites tels que la Maison internationale de l’environnement ou encore le Campus de la santé. Ensuite, même si l’on sait le regroupement des acteurs internationaux sur la rive droite du Rhône, on observe aussi quelques dizaines d’acteurs sur la rive gauche, plus au Sud de la ville. Ce dernier point était aussi une surprise.

 

BM : Quelle suite vous inspire ce travail sur l’écosystème international genevois ? Comparer à d’autres sites onusiens ? Affiner cette géographie de Genève ; à l’échelle du quartier, de l’îlot voire du bâtiment ? Changer de registre en mobilisant d’autres outils, tels que les analyses de réseaux, et donc des visualisations en graphes ?

EM et FB : Il pourrait y avoir de nombreuses suites à cet article! D’abord, en effet, utiliser le concept de l’écosystème pour l’appliquer à d’autres villes-sièges, dans une perspective comparative. Le cas de Genève est utilisé ici pour illustrer ce concept, mais nous pourrions également l’appliquer à New York, à Nairobi, etc. afin d’évaluer si ces écosystèmes présentent des degrés de “maturité” ou bien si d’autres dimensions ressortent.

Nous pourrions aussi analyser les impacts de l’écosystème sur les ressources des OI, leurs performances et leur survie. En fait : est-ce qu’un écosystème ancien et bien structuré, comme c’est le cas à Genève, peut aider les institutions qu’il abrite à attirer plus de ressources, à avoir de meilleurs résultats et donc à ne pas avoir à lutter pour sa survie ?

Nous avions également pensé à creuser davantage cet écosystème genevois, en faisant une cartographie plus complète, visuelle et descriptive, des acteurs ; en faisant une analyse de réseaux afin d’analyser comment ces acteurs dialoguent entre eux, lesquels travaillent ensemble, etc. 

Enfin, nous lançons également d’autres pistes de recherche dans l’article, notamment sur l’aspect épistémologique de notre réflexion. Nous pensons que le concept d’écosystème peut être utilisé dans de nombreuses recherches sur les OI, par exemple pour comprendre les questions de production d’expertise ou des questions de recrutement par exemple.

 

Les auteures

Émilie Dairon est doctorante à l’Institut d’Études Politiques de Lyon (Sciences Po Lyon), et membre du laboratoire Triangle. Ses recherches portent sur le personnel des organisations internationales.

Fanny Badache est chercheuse post-doctorale à l’Institut de Hautes Etudes International et du Développement (IHEID) à Genève. Ses recherches portent sur les Nations Unies et son personnel dans une perspective de relations internationales et d’administration publique. 

 

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Benoît Martin, le 03/09/2021

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La Genève internationale 1/3 : singularité de l’écosystème

Lac Léman à Genève. S-F/Shutterstock.


Carnet de recherche

Singularité de « l’écosystème international genevois »

Benoît Martin
Publié le 19/01/2022

Série « La Genève internationale » (1/3). Ce premier entretien avec Émilie Dairon et Fanny Badache porte sur les traits de l’écosystème international genevois que les deux auteures analysent dans leur article « Understanding International Organizations’ Headquarters as Ecosystems: The Case of Geneva » paru dans Global Policy (vol. 12, n. 7, déc. 2021). Entretien réalisé en mai 2021.

[Voir aussi] cet article, des deux auteures, sur l’Observatoire du multilatéralisme.


Benoît Martin : Dans le panorama mondial des sièges des organisations internationales (OI), New York tient le premier pôle mais vous mentionnez aussi Bruxelles, Washington, Paris ou encore Rome, sans oublier des sites onusiens plus “récents” tels que Vienne ou Nairobi. Cette énumération désordonnée suggère une géographie (encore très au Nord) et une épaisseur historique (qui court sur près d’un siècle et demi). Quid de Genève ? Quelle trajectoire présente ce site en matière d’accueil des OI ? Quelle place relative occupe-t-il aujourd’hui ?

Émilie Dairon et Fanny Badache : En termes de chiffres, Genève est le premier pôle mondial par le nombre d’OI et d’ONG présentes sur son territoire. New York est ce qu’on appelle le centre politique, où les grandes décisions sont prises ; c’est notamment le lieu du siège général de l’Onu. Genève est souvent qualifiée de “centre opérationnel” car elle accueille de nombreuses organisations qui ont des activités de terrain à travers lesquelles les grandes décisions sont mises en œuvre. 

Genève a la plus longue histoire en matière d’accueil d’OI. Elle a été le siège de la Société des Nations et de l’Organisation internationale du travail dès 1919 ! Si on ne se limite pas aux seules organisations intergouvernementales, on peut même faire remonter cette tradition d’accueil à la fin du XIXe siècle et l’accueil de la Croix-Rouge. Cette dimension historique sur le temps long est importante pour comprendre la relation entre les habitants (les Genevois) et les OI ainsi que leurs interactions avec l’État hôte (la Suisse). À l’inverse, les États-Unis, et New York en particulier, n’ont accueilli l’Onu qu’après la seconde guerre mondiale.

 

BM : Vous proposez d’utiliser le concept “d’écosystème” pour comprendre les dynamiques entre et autour des acteurs internationaux rassemblés dans une ville. Quels intérêts présente ce concept ? Qu’est ce qu’il vous a concrètement permis d’observer que les autres approches conceptuelles ne permettent pas ?

EM et FB : Au départ, nous souhaitions répondre à la question : qu’est-ce que cela fait à la recherche de se dérouler à Genève ? Nous avons initialement écrit cet article pour une conférence sur les méthodes de recherche sur le OI, organisée à Genève en 2018. Nous sommes donc parties d’une volonté heuristique, qui visait à aider les chercheurs à mieux prendre en compte l’entrelacs des relations personnelles et organisationnelles dans les villes-sièges, en proposant un concept duplicable à d’autres terrains. Dans notre article, nous présentons d’autres concepts utilisés dans l’étude des OI comme le principe de champs, de communauté épistémique ou d’écologie. Nous montrons que ces concepts ne sont pas suffisants pour comprendre les dynamiques de temps et d’espace dans un lieu. Ce concept d’écosystème est tiré des sciences de la vie. Ce qui nous intéresse est justement son côté vivant et dynamique : ce sont les interactions très spécifiques à un lieu qui en font un environnement unique.

Par la suite, au-delà de la portée purement méthodologique, nous nous sommes rendues compte que le concept apportait une dimension analytique nouvelle pour l’étude des OI. Le concept d’écosystème permet de dépasser les frontières géographiques et symboliques mais aussi de comprendre comment une organisation se développe dans un milieu particulier. Pour reprendre une métaphore littéraire bien connue, il permet de voir si l’unité de lieu et l’unité de temps, qui caractérisent un écosystème, permettent d’aboutir en une unité d’action.

 

BM : Vous avancez que la proximité géographique entre les divers acteurs internationaux ne signifie pas automatiquement que les OI en tirent un bénéfice ; que cette émulation collective doit être provoquée ou stimulée. À Genève, vous décrivez un double volontarisme politique : au sein des OI et chez les pouvoirs publics locaux. Pourriez-vous expliquer les formes que prennent ces actions qui visent à “créent du lien” ? Que sont notamment ces “plateformes” que vous citez à plusieurs reprises ?

EM et FB : Un des résultats issus des entretiens que nous avons menés avec des acteurs-clés de cette “Genève internationale” est que, même si ces organisations ont été présentes dans ce même espace depuis des dizaines d’années, ce n’est que récemment qu’elles ont commencé à vraiment travailler ensemble autour d’objectifs et de projets communs. Ce n’est pas si surprenant au regard de l’étude des OI : on sait la difficulté à coopérer en interne et entre organisations. Mais ce qui est intéressant dans le cas de Genève, c’est que la coopération n’arrive pas toute seule, même dans un lieu aussi petit, mais résulte d’un “alignement des étoiles” qui résulte d’un volontarisme double : d’une part, des pouvoirs publics suisses (local, cantonal et national) et, d’autre part, de l’Onu (en particulier l’ancien Directeur général de l’Onu à Genève, Michael Møller). 

Par exemple, la plateforme Geneva Ecosystem 2030 rassemble divers acteurs dans le domaine du développement à Genève. Grâce à cette plateforme, plusieurs milieux qui ne se côtoyaient pas se rencontrent désormais, tels les acteurs de la place financière genevoise et les acteurs internationaux du développement. Autre exemple, l’ancien Directeur général a initié le SDG Lab qui réunit divers acteurs autour de la réalisation des Objectifs de développement durable (ODD).

 

BM : Lors de la cinquantaine d’entretiens que vous avez menés, les acteurs internationaux interrogés vantent les mérites de Genève. Ils mettent en avant la taille modeste de la ville ou le nombre réduit de professionnels impliqués (35 000 personnes tout de même). La comparaison avec New York ressort souvent et, là encore, Genève proposerait un rythme de travail plus calme et des enjeux moins politisés. À l’inverse, voyez-vous des inconvénients, pour un acteur international, d’être localisé à Genève ?

EM et FB : Oui, les entretiens permettent de faire ressortir les éléments positifs de Genève. Il y a sûrement aussi un effet de désirabilité sociale dans nos entretiens : nos enquêtés sont plus enclins à parler de la ville en des termes positifs. 

Mais les acteurs ont aussi reconnu des aspects plus négatifs. La cherté de la vie et du capital humain revient souvent et pousse certaines organisations à délocaliser leur siège. Certains acteurs locaux nous ont même fait part du “traumatisme” lorsque des OI quittent Genève ou ne choisissent pas la ville.

Par ailleurs, l’éloignement des terrains des opérations pourrait aussi être considéré comme un inconvénient car, comme vous le soulignez, Genève participe à la concentration au Nord des sièges des OI. En réalité, Genève est souvent considérée plus proche des terrains des opérations humanitaires et de développement que New York, car à quelques heures d’avion et dans des fuseaux horaires similaires.

 

BM : Vous soulignez la diversité des acteurs qui participent, autour des OI, à cet écosystème international genevois. Vous insistez notamment sur l’implication des acteurs non-gouvernementaux (ONG, fondations, think tank, centres universitaires, etc.). Genève est réputée pour son secteur bancaire ; il est d’ailleurs “visible” à quiconque déambule sur les rives du Lac Léman. Or vous ne mentionnez pas ces acteurs. Les banques suisses se situeraient-elles en dehors de l’écosystème international que vous avez observé ?

EM et FB : Notre travail porte sur l’écosystème international public et à but non lucratif ! Nous n’avons donc pas cartographié ces acteurs privés. En revanche, comme nous l’avons indiqué, les collaborations entre ces acteurs financiers et les OI se multiplient. Il  n’y a d’ailleurs pas que les banques. De nombreuses multinationales non bancaires ont leur siège ou des entités importantes à Genève ou à proximité. Étudier comment ces acteurs s’intègrent à l’écosystème genevois, notamment grâce à leurs sections dédiées à la philanthropie, pourrait constituer un prochain travail de recherche !

 

Les auteures

Émilie Dairon est doctorante à l’Institut d’Études Politiques de Lyon (Sciences Po Lyon), et membre du laboratoire Triangle. Ses recherches portent sur le personnel des organisations internationales.

Fanny Badache est chercheuse post-doctorale à l’Institut de Hautes Etudes International et du Développement (IHEID) à Genève. Ses recherches portent sur les Nations Unies et son personnel dans une perspective de relations internationales et d’administration publique. 

 

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Benoît Martin, le 03/09/2021

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Visualiser des données historiques inédites : le cas des helpers avec Claire Andrieu

Un observateur de la Home Guard scrute le ciel à Londres pendant la Bataille d’Angleterre. Crédit photo : Paris Bureau of the New York Times/U.S. Information Agency/NARA.


Carnet de recherche

La visualisation des données en histoire : le cas des helpers par Claire Andrieu

Patrice Mitrano
Publié le 27/10/2021

Claire Andrieu a reçu le prix Philippe Viannay le 9 novembre 2021 à Paris. Ce prix récompense chaque année un ouvrage ou un manuscrit inédit consacré à la Résistance au nazisme en France ou en Europe.
L’occasion de revenir sur le travail de recherche de Claire Andrieu et le rôle de l’Atelier de cartographie de Sciences Po dans son accompagnement.


Le contexte

Claire Andrieu, spécialiste d’histoire politique et sociale du XXe siècle et chercheuse au Centre d’Histoire de Sciences Po, a analysé durant une dizaine d’années les comportements de civils confrontés à des situations singulières et avec des conséquences bien différentes. Il s’agit de la réception au sol, par les civils, des aviateurs ennemis tombés durant la deuxième guerre mondiale. La comparaison des comportements des populations anglaise, française et allemande donne à sa recherche un relief particulier.

L’Atelier de cartographie a accompagné Claire Andrieu tout au long de son projet de recherche, avec l’appui de la Direction scientifique de Sciences Po. Cette collaboration connaît son terme avec la conception et la réalisation des cartes et diagrammes publiés dans l’ouvrage Tombés du ciel, paru en avril 2021 aux éditions Tallandier.

L’interview

Patrice Mitrano : En quelques mots, qu’apporte votre travail de recherche à l’historiographie sur la Seconde Guerre mondiale en général et sur la capacité des civils à jouer un rôle dans la résistance à l’ennemi en particulier (vous parlez de « 34 000 soldats inconnus » en France) ?

Claire Andrieu : Le premier apport de l’ouvrage est de montrer que, confrontés à un ennemi ou un ami, les civils se comportent comme des combattants. Ils sont tout aussi en guerre que les combattants en uniforme. Depuis quelques décennies, l’historiographie s’est surtout penchée sur les victimes, -on parle d’un « paradigme victimaire »-, mais ce livre fait ressortir l’engagement des civils dans la guerre. La situation de victime – cette guerre a fait plus de victimes civiles que militaires- n’exclut pas l’engagement combattant. 

L’autre intérêt de l’ouvrage est de constater l’homogénéité ou la spécificité des comportements à l’échelle nationale. On pourrait penser que pris individuellement et par surprise par l’arrivée d’un aviateur, les civils réagissent de manière diversifiée. Il s’avère que non, que les comportements sont standardisés. Ces actes individuels sont en vérité des comportements collectifs. 

En France occupée, quelque 34 000 « helpers » de soldats et aviateurs alliés ont été recensés par les Britanniques et les Américains après la guerre. L’aide aux Alliés était pourtant considérée comme un acte de guerre par l’occupant et puni comme tel, par la peine de mort ou la déportation. Les manuels d’évasion à disposition des instructeurs alliés chargés de « briefer » les équipages précisaient qu’en France, les chances d’être aidé pour rejoindre l’Angleterre étaient de 90 %. 

Un comportement aussi général, contraire aux ordres de l’occupant et aux consignes du gouvernement de Vichy, et contraire, aussi, aux intérêts des familles elles-mêmes, mérite une explication. Il révèle une combinaison particulière des trois déterminants à l’œuvre : le régime politique en vigueur, le poids de la culture politique acquise antérieurement, et le rôle de la mémoire collective. Il est clair que l’aide aux Alliés montre le rejet des deux régimes d’occupation et de Vichy, le maintien de la solidarité avec les Anglais et les Américains, et le rejet de l’occupant allemand, lequel pour la troisième fois dans la vie d’un homme s’imposait en puissance coloniale sur le territoire français. 

Ces trois paramètres -le régime, la culture, la mémoire- rendent assez bien compte des différences constatées d’un pays à l’autre. En Allemagne, le régime nazi, la culture nationaliste et la mémoire des guerres précédentes sont entrées en phase pour déclencher des lynchages de pilotes tombés. En Angleterre, le régime démocratique, le stéréotype culturel de l’humour et l’absence d’invasion passée assurent le calme et même une certaine bienveillance des Britanniques à l’égard des pilotes allemands tombés. 

Victimes de bombardements allemands au Royaume-Uni (1940-1945) et tonnage mensuel de bombes larguées par les Alliés sur l’Allemagne et sur la France (1941-1945)
© Atelier de cartographie / Sciences Po. 2021

Patrice Mitrano : Votre travail met en perspective les comportements de civils à quatre moments différents, dans trois pays singuliers. Quelles sources avez-vous mobilisées ? Comment en avez-vous extrait et préparé les informations utiles à l’équipe de l’Atelier de cartographie ?

Claire Andrieu : L’étude repose sur des sources de grande qualité : contemporaines ou proches des événements, produites dans un cadre de vérification des faits, et sérielles. Pour la France, il s’agit d’abord des « debriefings » de soldats et aviateurs alliés qui ont réussi à rejoindre l’Angleterre. Ils sont interrogés dès leur arrivée sur leur périple et les aides qu’ils ont reçues. Ce sont ensuite les procédures de reconnaissance des « helpers » par les Alliés, menées de 1944 à 1947. Pour l’Allemagne, ce sont les procès faits après la guerre, dans les zones d’occupation, pour crimes de guerre (l’agression d’un prisonnier de guerre est un crime en droit international depuis 1899). Pour le Royaume-Uni, la réception au sol s’étant effectuée de manière relativement pacifique, elle n’a pas donné lieu à des sources particulières. C’est par l’étude de la presse que l’on peut déduire la qualité des comportements.

Le caractère sériel des sources m’a d’emblée donné l’idée de faire des statistiques et des cartes. Mais au préalable, il fallait construire des bases de données. Cette étape n’est pas simple car il faut ajuster le but poursuivi aux potentialités du matériau de base (les archives), et aux capacités de la technique cartographique. C’est donc un travail commun qui a commencé avec l’Atelier de cartographie de Sciences Po, et qui s’est développé sur plusieurs années. Le dialogue avec les cartographes, Patrice Mitrano et Thomas Ansart, notamment, a été essentiel dans cette phase de recherche. La réalisation de chaque document, carte ou graphique, qui figure dans le livre, a été pensée en commun. On peut dire qu’il y a eu « co-conception » de la mise en œuvre.

Patrice Mitrano : Vous avez volontairement placé la visualisation parmi d’autres outils d’analyse exploratoire dans votre travail de recherche ? Est-ce plutôt singulier ou est-ce partagé -et incontournable- chez les historien-ne-s aujourd’hui ?

Claire Andrieu : Pourquoi chercher à visualiser un phénomène ? C’est un moyen simple (quoique long à construire !) d’accéder à l’essentiel. Et partant de là, de poser de nouvelles questions. Par exemple, si l’on dit qu’il y a eu 34 000 helpers en France, on ne sait pas si c’est peu ou beaucoup. En revanche, si l’on place sur une carte le territoire de toutes les communes dans lesquelles au moins un fugitif a été aidé, la carte se colore d’une manière particulière. La moitié nord de la France est couverte de taches qui tendent à se rejoindre. Cela correspond aux principales trajectoires des avions alliés. Les obstacles militaires ou naturels, qui nécessitent un surcroît d’aide, ressortent également. C’est le cas pour la ligne de démarcation, les Pyrénées et le Jura.

La cartographie actuelle permet aussi de faire ressortir la chronologie : en croisant les lieux de passage et l’année de passage, le travail cartographique montre la guerre en six tableaux (1940 – 1945). On voit l’Europe traversée par une migration clandestine de milliers de jeunes hommes, du Danemark vers la Suède, de la Pologne ou des Pays-Bas jusqu’à l’Espagne en passant par la France, et de l’Italie du Nord vers le Sud ou la Suisse. Ce « film des événements » donne la dimension européenne du phénomène.

Les historiens d’aujourd’hui cherchent plus qu’autrefois à cartographier les faits sociaux. On parle d’un « spatial turn ». Les cartes ne sont plus considérées comme une simple « illustration » du texte. Elles peuvent avoir une valeur démonstrative et même une capacité à faire apparaître des phénomènes restés ignorés. Elles jouent le rôle des photographies aériennes en archéologie. Bonaparte disait qu’un bon croquis vaut mieux qu’un long discours, mais le propos ne fait du croquis qu’un outil pédagogique. Or le croquis est aussi un instrument de découverte.

Localités traversées par les « escapers » et les « evaders » (1940-1945)
© Atelier de cartographie / Sciences Po. 2021

Patrice Mitrano : De nombreux documents graphiques originaux accompagnent votre ouvrage. Comment les avez-vous associés à votre propos ? Quelle était votre intention ? Était-ce une volonté de votre éditeur ?

Claire Andrieu : En offrant aux yeux une synthèse, les graphiques, comme les cartes, ont une force probante. Cette méthode de présentation donne les proportions et l’évolution chronologique. La vue d’ensemble ainsi obtenue limite les risques d’erreurs de perspective telles que la majoration, la minoration ou la généralisation hâtive.
Par exemple, le graphique des dates d’arrivée en Angleterre des évadés du continent fait ressortir un double phénomène : l’afflux régulier des soldats restés bloqués en juin 1940, et la vitesse d’évasion bien supérieure des aviateurs tombés. On ne peut s’empêcher de penser que les cours d’évasion donnés aux aviateurs ont porté leur fruit.
L’éditrice était un peu inquiète de voir arriver un manuscrit avec une vingtaine de cartes et graphiques. Avec l’Atelier , nous avons donc amélioré la mise en page, le légendage et la répartition dans le livre de ces documents. La coopération s’est poursuivie pratiquement jusqu’au BAT.

Patrice Mitrano : Quels ont été les apports majeurs de l’Atelier de cartographie dans l’accompagnement de votre recherche ?

Claire Andrieu : L’apport central de l’Atelier de cartographie peut s’analyser en deux temps.
Il y a d’abord l’effet-carte ou l’effet-graphique. L’opération de concentration / miniaturisation de milliers de données en une carte ou un graphique produit un effet de réel. Au lieu de créer une distance, la représentation visuelle accroît la présence du phénomène. Elle fait d’un éparpillement de volontés un fait social.

L’autre temps est celui de l’analyse des cartes et graphiques, avec notamment leur comparaison. Sur la carte d’Allemagne, par exemple, on constate que les régions de lynchages nombreux ne correspondent pas toujours aux zones les plus bombardées. On voit aussi que le tonnage de bombes largué par les Alliés sur la France en juin-août 1944 est trois fois supérieur à celui lâché sur l’Allemagne dans le même laps de temps. Pourtant, en France, les helpers ne relâchent pas leur effort tandis que les lyncheurs se multiplient en Allemagne. Ces contrastes permettent de revisiter le lien de causalité souvent posé entre bombardements et lynchages d’aviateurs.
Ce fut une grande expérience que de travailler avec l’équipe de l’Atelier de cartographie. Les cartes et graphiques n’offrent pas que des synthèses en miniature, ils permettent de relancer le questionnement.

 

Interview aimablement accordée par Claire Andrieu à Patrice Mitrano (Atelier de cartographie) – octobre 2021

Référence


  • Andrieu, Claire. 2021. Tombés du ciel. Le sort des pilotes abattus en Europe, 1939-1945. Paris, France : Tallandier.

Carnet

Carnet de recherche

L’Atelier de cartographie participe à diverses activités de recherche en sciences humaines et sociales, sur le champ international notamment, et produit ainsi des contenus scientifiques. Sous la forme d’articles courts, ce carnet de recherche fournit l’occasion de présenter des résultats de recherche, diffuser des supports de communications scientifiques et, plus ponctuellement, déconstruire les effets de choix méthodologiques d’une source, explorer les enjeux sous-jacents d’une carte, etc.

Benoît Martin, le 19/01/2022

Ce premier entretien avec Émilie Dairon et Fanny Badache porte sur les traits de l’écosystème international genevois que les deux auteures analysent dans leur article « Understanding International Organizations’ Headquarters as Ecosystems: The Case of Geneva » paru dans Global Policy  […]

Benoît Martin, le 19/01/2022

Ce second entretien avec Émilie Dairon et Fanny Badache revient sur la manière dont elles ont convoqué la cartographie pour leur article « Understanding International Organizations’ Headquarters as Ecosystems: The Case of Geneva » paru dans Global Policy  […]

Benoît Martin, le 19/01/2022

Cet article dévoile les principaux choix et les étapes de l’élaboration de la carte “International Geneva”, réalisée pour l’article d’Émilie Dairon et Fanny Badache, « Understanding International Organizations’ Headquarters as Ecosystems: The Case of Geneva » paru dans Global Policy  […]

Patrice Mitrano, le 27/10/2021

Claire Andrieu reçoit le prix Philippe Viannay le 9 novembre 2021 à Paris. L’occasion de revenir sur son travail de recherche et le rôle de l’Atelier de cartographie de Sciences Po dans son accompagnement.  […]

Benoît Martin, le 3/03/2021

« Graphique », « diagramme », « infographie », « dataviz », etc., plusieurs termes renvoient à un médium commun : la représentation de données par des images. Influencées au gré des modes esthétiques et des améliorations techniques/technologiques, les dataviz rassemblent en réalité des images […]

Benoît Martin, le 3/03/2021

Les cartes – dans leur acceptation large, soit toute représentation d’informations relatives à un espace géographique – ont toujours constitué des instruments privilégiés des relations internationales : se déplacer dans un territoire, recenser des populations, délimiter des souverainetés […]

Benoît Martin, le 18/12/2019

Cet article relate les travaux menés en 2018-2019 par un étudiant du Master de relations internationales de l’École doctorale de Sciences Po, Thibault Fournol. À l’initiative de Delphine Allès, dans son cours « l’Asie et les relations internationales », Thibault a analysé des discours officiels […]

Benoît Martin, le 9/05/2017

Sixième article profitant de l’actualité électorale pour distiller quelques tuyaux cartographiques. Après avoir précédemment considéré les fructueuses déformations que proposent les cartogrammes, revenons à des représentations plus traditionnelles afin d’expérimenter quelques pistes dans Khartis. […]

Benoît Martin, le 4/05/2017

Après avoir envisagé quelques options de tris du résultat national du premier tour, revenons dans ce cinquième article sur la « forme » des cartes. On distingue là celles qui utilisent un fond de carte euclidien classique des cartogrammes, ces images déformées – voire difformes selon les cas. […]

Benoît Martin, le 27/04/2017

Après trois premiers articles à la fois méthodologiques, appliqués et historiques (sur le maillage territorial, les résultats de 2012 et l’abstention), ce quatrième billet poursuit avec la même approche sur les résultats du premier tour de la présidentielle de 2012.

Benoît Martin, le 20/04/2017

L’abstention est régulièrement citée par les spécialistes comme un des « premiers partis de France ». Dans ce troisième article, après avoir abordé le maillage territorial du vote puis les résultats de 2012, nous explorons la notion d’abstention. Dans ce dernier article de la séquence d’avant […]

Benoît Martin, le 20/04/2017

Après avoir introduit les unités géographiques électorales que sont les circonscriptions législatives, abordons les deux familles classiques de visualisations des données à partir des résultats de la présidentielle de 2012. Khartis permet ces représentations.

Benoît Martin, le 20/04/2017

À quelques jours du premier tour de l’élection présidentielle, l’Atelier de cartographie de Sciences Po propose de brefs articles autour de la dimension cartographique de ce sujet. Cela permet d’éclairer certains points méthodologiques, de proposer des données et des fonds de cartes ainsi que […]

Quand les organisations internationales dessinent le monde : quels indices pour analyser leurs cartes ?

Extrait d’un rapport du GIEC.


Carnet de recherche

Quand les organisations internationales dessinent le monde : quels indices pour analyser leurs cartes ?

Benoît Martin
Publié le 3/03/2021

Cet article est une adaptation du texte « Analyzing Maps Production », à paraître dans l’ouvrage Introduction to International Organization Research Methods dirigé par Fanny Badache, Leah Kimber et Lucile Maertens, chez The University of Michigan Press.

Les cartes – dans leur acceptation large, soit toute représentation d’informations relatives à un espace géographique – ont toujours constitué des instruments privilégiés des relations internationales : se déplacer dans un territoire, recenser des populations, délimiter des souverainetés, découper/se répartir en régions, planifier des attaques, glorifier un empire ou encore iconifier une nation.


Les organisations internationales cartographes

Parmi les multiples acteurs qui produisent des cartes, les organisations internationales font figure d’incontournables au niveau international. Avant d’analyser leur production, il convient d’avoir à l’esprit les deux fonctions principales attendues de ces médias particuliers :

Un outil pour les opérations : la précision est alors un critère important (localisation, actualité, données attributaires). Ces cartes mobilisent parfois des méthodes trapues qui combinent systèmes d’information géographique, télédétection, modélisation et, plus récemment, big data. Aux Nations unies, le DPO, le HCR, le Pnue ou l’OIM produisent de telles cartes.

Un outil pour l’expertise : la logique argumentaire est ici centrale (synthèse d’un panorama global, illustration d’un cas d’étude). Ces cartes, alors qualifiées de « thématiques », enrichissent les publications analytiques (rapports, notes, manuels), au même titre que les tableaux de données ou les dataviz.

Quelle que soit leur fonction, les cartes présentent souvent une apparence technique dont elles tirent justement leur pouvoir de preuve scientifique. Une telle aura peut constituer un obstacle à l’analyse mais elle doit impérativement être dépassée. 

Les cartes comme discours

Le langage cartographique possède ses propres codes et méthodes (Bertin 1967). Ces bonnes pratiques – que certains spécialistes aiment à présenter comme des « règles » – n’évacuent pas toute subjectivité. Réaliser une carte consiste en une succession de choix qui ne sont ni automatiques ni neutres. Par exemple, l’auteur choisit un fond de carte qui présente des distorsions, un centre et des périphéries, des limites et des démarcations ; il choisit aussi des couleurs, il attribue des poids visuels aux éléments graphiques, autant de « paramètres » qui ont des significations culturelles voire émotionnelles. De la sorte, les cartes ne sont pas des objets désincarnés : intimement liés à leur contexte de production, ils présentent une dimension rhétorique indéniable (Harley 1989, Wood 1992).

Prenons deux exemples révélateurs du contexte onusien. Premièrement, la Geospatial Information Section, notamment responsable de la validation de chaque carte onusienne officielle, élabore les normes (graphiques et toponymiques) en matière de frontières internationales. Les cartes onusiennes reflètent néanmoins les rapports de pouvoir entre États-membres. Par exemple, les disputes territoriales sont systématiquement mentionnées dans les « notes de bas de carte » ; elles sont aussi graphiquement décelables dans les lignes en pointillés (frontières indéterminées) et, plus rarement, dans certaines lignes continues à l’intérieur d’États souverains. Deuxièmement, le Giec utilise des cartes pour représenter la géographie des effets des modélisations des scénarios des futurs climatiques possibles. Plus précisément, les fameux Rapports d’évaluation (Assessment Reports) alternent habilement des cartes montrant une Terre sans frontières, pour renforcer la dimension globale du réchauffement climatique, avec d’autres, structurées selon une grille politique, pour enjoindre les États à l’action ou rapporter leurs engagements.

Porter un regard critique sur les cartes des organisations internationales

Les cartes peuvent utilement être considérées comme un sous-type spécifique de dataviz. Elles présentent d’ailleurs les mêmes défis d’analyse qui portent sur leur forme (design), leur contenu (message) et, surtout, le mixte des deux. Ainsi, le triple questionnement proposé dans l’article « Comment analyser les dataviz des OI » (que montre cette image ? qui l’a produite/avec quel objectif ? comment a-t-elle été produite ?) constitue un préalable pertinent voire nécessaire pour analyser les cartes. 

Plus spécifiquement aux cartes, et si l’on considère qu’elles sont « bonnes » lorsqu’elles reflètent les intentions de leur auteur ou commanditaire, leur analyse nécessite de prendre en compte trois effets :

Benoît Martin, © FNSP – Atelier de cartographie, 2020

Références bibliographiques


  • Bertin, Jacques. 2013 (1967). Sémiologie graphique. Les diagrammes, les réseaux, les cartes. Paris, France : Éditions de l’EHESS.
  • Harley, Brian. 1989. “Deconstructing the Map.” Cartographica 26 (2): 1-20.
  • Lévy, Jacques (ed). 2015. A Cartographic Turn. Lausanne, Switzerland: EPFL Press.
  • Wood, Denis. 1992. The Power of Maps. New York, New York: The Guilford Press.

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Benoît Martin, le 03/03/2021

Quand les organisations internationales transforment des données en images : comment analyser leurs dataviz ?

Extrait du « tableau récapitulatif des progrès vers les objectifs de développement durable 2020 » des Nations Unies.


Carnet de recherche

Quand les organisations internationales transforment des données en images : comment analyser leurs dataviz ?

Benoît Martin
Publié le 3/03/2021

Cet article est une adaptation du texte « Analyzing Maps Production », à paraître dans l’ouvrage Introduction to International Organization Research Methods dirigé par Fanny Badache, Leah Kimber et Lucile Maertens, chez The University of Michigan Press.

« Graphique », « diagramme », « infographie », « dataviz », etc., plusieurs termes renvoient à un médium commun : la représentation de données par des images. Influencées au gré des modes esthétiques et des améliorations techniques/technologiques, les dataviz rassemblent en réalité des images hétérogènes qui vont de l’austère et minimaliste graphique statistique au schéma coloré et figuratif. Cette tendance n’est pas nouvelle puisque certains types de visualisations très efficaces sont produits depuis plusieurs siècles (Tufte 1981).


Omniprésence des dataviz dans l’expertise des organisations internationales

Ces « images faites de données » sont omniprésentes dans l’expertise des organisations internationales (rapports, études, manuels) et dans la communication qui en découle (nouvelles, tweets, présentations). Concrètement, les organisations internationales recourent aux dataviz pour : a. expliquer un concept (un schéma ; sur la composition de l’indice de développement humain [IDH]), b. illustrer un cas particulier (une courbe sur la baisse du taux de pauvreté monétaire) ou, c. avoir un aperçu global d’une situation (un tableau de bord sur les indicateurs des Objectifs du développement durable [ODD]). Quelle que soit la fonction, les dataviz renforcent le caractère rigoureux de l’analyse par la combinaison de la preuve statistique et du pouvoir des images. Ainsi, dans un épais et officiel rapport mondial, les graphiques fournissent des repères visuels qui attirent l’attention du lecteur et dont il se souviendra. De la même manière, les tweets comportant des infographies figuratives (des pictogrammes féminins proportionnels à propos de féminicides) suggèrent et attirent davantage l’attention que ceux comportant seulement du texte.

Les organisations internationales ne sont pas des acteurs monolithiques. Leur production de dataviz implique souvent divers spécialistes (experts, statisticiens, graphistes, etc.), fonctionnaires internationaux comme représentants d’États-membres ou experts individuels, qui, selon les configurations, travaillent collectivement, individuellement voire externalisent une partie du travail. La dataviz ainsi produite est située aux plans professionnels, sociologiques, techniques, etc. L’analyse d’une image permet néanmoins de déceler des indices sur ses auteurs, leur spécialité et leurs biais, notamment lorsque l’on considère les équilibres entre abstraction et figuration, fonctionnalisme et décoration, multi et unidimensionnalité ou même classicisme et originalité (Cairo 2012). Ensuite, les conditions de sa réalisation se voient dissociées de la dataviz elle-même dès lors qu’elle circule et que ses lecteurs se la réapproprient, menant parfois à des interprétations très variables. Ces trajectoires des usages doivent aussi être analysées.

Superpositions de couches de subjectivités

Le processus de production d’une dataviz implique des choix qui déterminent son message :

  1. Le choix de transformer une/des information(s) en dataviz est fondamental, bien que souvent négligé – l’auteur/le commanditaire décide délibérément de mettre en avant une question spécifique.
  2. Cette « question spécifique » présente souvent plusieurs dimensions (qui équivalent à autant de colonnes dans un tableau de données). Prenons le cas des statistiques sur les migrations ; on peut considérer des effectifs de migrants (flux,soldes), des ratios calculés (part d’un total, évolution dans le temps) ou encore d’autres aspects plus qualitatifs (genre, statut, nationalité). Les messages de ces dimensions ne sont pas tous univoques. 
  3. Chaque type de dataviz transmet idéalement un type d’argument. Dans sa table FT Visual Vocabulary, l’équipe de datajournalisme du Financial Times distingue neuf fonctions statistiques principales : déviation, corrélation, classement, distribution, changement dans le temps, ordre de grandeur, partie d’un tout, spatial et flux. Choisir une représentation plutôt que d’autres n’est ni automatique ni exclusif. Car, un jeu de données peut remplir plusieurs fonctions tout comme une visualisation peut en retour montrer la complexité (plusieurs fonctions).
  4. Les derniers réglages, qu’ils portent sur le contenu statistique (échelles, périodes, axes) ou sur des aspects esthétiques (taille, couleurs, mise en page), influencent aussi le message et son interprétation. La pléthore de livres de vulgarisation scientifique relatifs à « comment mentir avec les graphiques » confirme la latitude d’action de l’auteur d’une dataviz et les effets induits – parfois imprévus/indésirables.
Comment analyser les dataviz des organisations internationales ?

Benoît Martin, © FNSP – Atelier de cartographie, 2020

Références bibliographiques


  • Bertin, Jacques. 2017 (1977). La graphique et le traitement graphique de l’information. Bruxelles : Zones sensibles.
  • Cairo, Alberto. 2012. The Functional Art. Berkeley, California: New Riders.
  • Tufte, Edward. 2011 (1983). The Visual Display of Quantitative Information. Cheshire, Connecticut: Graphics Press.

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Benoît Martin, le 03/03/2021

Cartographier les discours sur l’Indo Pacifique

Crédit : Benoît Martin, 2019.


Carnet de recherche

Cartographier les discours sur l’Indo Pacifique

Benoît Martin
Publié le 18/12/2019

Cet article relate les travaux menés en 2018-2019 par un étudiant du Master de relations internationales de l’École doctorale de Sciences Po, Thibault Fournol. À l’initiative de Delphine Allès, dans son cours « l’Asie et les relations internationales », Thibault a analysé des discours officiels pour dévoiler les différentes visions stratégiques de cet « espace Indo Pacifique ». L’Atelier de cartographie l’a accompagné dans son travail.


Transformer des discours en cartes

Sept acteurs mobilisent le concept d’Indo-Pacifique : l’Australie, les États-Unis, la France, l’Inde, l’Indonésie, le Japon et, plus récemment en 2019, l’Asean. Pour Thibault, ce concept « relève jusqu’à présent d’un slogan politique flou et ambigu » ; d’où sa volonté d’en dresser des contours (plus) précis… en le cartographiant.

Les sources rassemblées se composent de discours tenus par des représentants officiels : allocutions de chefs d’État, de gouvernement, de ministres des Affaires étrangères ou de la Défense. D’autres documents officiels (rapports, brochures ou livres blancs) viennent parfois compléter ce corpus. Un échantillon de trois discours est ensuite retenu pour chacun des 6 États étudiés selon un double critère : chronologique (en privilégiant les plus récents) et d’exhaustivité (en recherchant le panorama sur l’Indo Pacifique affiché par l’État).

Thibault réalise alors, manuellement, une série de cartes pour illustrer chacune des visions stratégiques de cet espace Indo Pacifique.

Collage à partir des réalisations de Thibault Fournol.

Par la suite, l’approche comparative est préférée à celle monographique : révéler les similitudes et les différences entre ces 6 visions stratégiques plutôt que de les étudier séparément. Cette démarche nécessite d’utiliser une grille commune, élaborée à partir d’un balayage de l’ensemble du corpus. Quatre dimensions émergent alors des discours : l’établissement de partenariats bilatéraux, la coopération régionale, l’identification des menaces déstabilisatrices pour la région et, enfin, la formulation d’un concept, souvent sous forme de slogan.

Collage à partir des réalisations de Thibault Fournol.

Une typologie des visions de l’Indo Pacifique

En relevant ainsi les informations factuelles contenues dans les discours, puis en les cartographiant, Thibault Fournol distingue trois types de « visions » qu’il présente ainsi :

  1. une vision projective, portée par les États-Unis et le Japon, qui s’appuie sur la promotion de valeurs (liberté, prospérité, ouverture, etc.) et la projection de leur influence dans cet espace. Le Japon a récemment remplacé le concept de « Arch of freedom and prosperity » par celui de « Free and open Indo-Pacific (FOIP) » . Il s’agit avant tout d’une diplomatie axée sur le partage de valeurs communes et la consolidation de ses partenariats, notamment avec les membres du « diamant de la sécurité ». L’idée de FOIP a été ensuite reprise par les États-Unis qui envisagent l’Indo Pacifique comme une grande toile de partenariats stratégiques bilatéraux dont la solidité repose sur l’affirmation de sa présence militaire dans la région.
  2. une vision inclusive, celle de l’Inde et de l’Indonésie, qui promeuvent un discours inclusif et régionaliste. L’objectif affiché par l’Inde de construire une région de dialogue, ouverte et inclusive reflète l’importante place occupée par la coopération régionale au sein de la vision indienne, tout en faisant de son partenariat avec le Japon l’une des pierres angulaires de « l’Act East Policy » visant à approfondir les liens entre l’Inde et son voisinage oriental. L’Indonésie, qui se considère comme « pivot maritime global » est également le tenant d’une approche régionaliste reposant largement sur le cadre coopératif déjà offert par l’Asean, destiné à devenir l’élément moteur de l’architecture indopacifique.
  3. une vision mixte, adoptée par l’Australie et la France, situé entre le renforcement de la coopération régionale et la projection d’influence. « L’arc stratégique » indopacifique sert à l’Australie pour élaborer un réseau de coopération régionale (centré sur l’Asean et des structures élargies), tout en diversifiant ses partenariats et en maintenant une relation étroite avec les États-Unis mais aussi l’Inde et l’Indonésie (« triangle indopacifique »). Cette approche est aussi celle de la France qui, avec des territoires dans les deux océans, s’appuie à la fois sur le renforcement de partenariats stratégiques bilatéraux (entre autres, « l’axe indopacifique Paris/New Delhi/Canberra ») et sur la promotion d’un dialogue régional multilatéral (tout en insistant sur la sécurité maritime et environnementale).

Crédit : Benoît Martin, 2019

Explorer quelques comparaisons – présidentielles 2017, 1er tour, 3/3

Crédit : Benoît Martin, 2017.


Carnet de recherche

Explorer quelques comparaisons – présidentielles 2017, 1er tour, 3/3

Benoît Martin
Publié le 9/05/2017

Sixième article profitant de l’actualité électorale pour distiller quelques tuyaux cartographiques. Après avoir précédemment considéré les fructueuses déformations que proposent les cartogrammes, revenons à des représentations plus traditionnelles afin d’expérimenter quelques pistes dans Khartis. On propose maintenant de dépasser la seule visualisation brute des résultats d’un candidat en opérant quelques calculs et combinaisons simples.


D’abord, toujours rappeler le niveau

Avant de calculer et de représenter des évolutions, il est opportun d’indiquer au préalable un ordre de grandeur ou un niveau. On peut prendre l’image bien connue du PIB : avant de comparer la « croissance » entre pays, il vaut mieux montrer les volumes respectifs. Il en est de même en géographie électorale : un candidat peut voir son score multiplié par 10 d’une élection à l’autre, si, au niveau national, il ne rassemble que quelques centaines de milliers de voix, son score restera inférieur à un candidat qui stagne à plusieurs millions de voix.

L’évolution dans le temps : ratio ou solde ?

L’option de comparer deux cartes, en échelle commune, à des dates différentes est souvent efficace mais les changements sont parfois subtils et deviennent invisibles par la seule comparaison de deux images. Il faut donc aller au delà et calculer ; ce que quelques opérations simples dans un tableur permettent généralement.

Deux grandes options se présentent : calculer un ratio (c’est à dire un % d’évolution entre deux dates, aussi équivalent à un coefficient multiplicateur) ou calculer un solde (c’est à dire une différence entre deux dates). La première opération est une division qui produit une quantité dite « relative » (relative aux deux autres), la seconde est une soustraction qui aboutit à une quantité dite « absolue » (un effectif). Par exemple, la balance commerciale d’un pays est un solde : excédentaire ou déficitaire, elle demeure une quantité. Attention, il est périlleux de calculer un solde à partir de %, dans ce cas mieux vaut utiliser un ratio. 

Ces deux types d’évolutions appellent des visualisations spécifiques. Les ratios peuvent idéalement être agrégés en classes et représentés par un dégradé de couleur (la valeur varie). Les soldes peuvent être montrés à l’aide de symboles proportionnels (la taille varie) en même temps que le candidat vers lequel cet effectif tend serait différencié par des teintes (la couleur varie).

L’exemple ci-après porte sur le vote pour Marine Le Pen en 2012 et 2017 en Île-de-France. La première vignette rappelle la géographie de ce vote en 2017 : en part des voix exprimées car le nombre absolu montre une image trop peu contrastée (revoir à ce sujet le second article de la série précédente). Les deux vignettes suivantes illustrent une évolution en % (sur la part du vote exprimé) et un solde (de voix) ainsi que leur systèmes de légende respectifs. Ce sont des extraits, la légende peut couvrir un spectre de valeurs plus large que ne le montre la zone.

Crédit : Sciences Po, Atelier de cartographie, 2017

Attention, ces deux types d’évolutions (ratio ou solde) n’amènent pas la même interprétation. Les ratios indiquent un rapport entre deux dates, et ce indépendamment du score obtenu. Un « petit » candidat peut voir son nombre de voix tripler mais rester inférieur à 5 %. Les soldes montrent un nombre de voix gagnées ou perdues, ici entre deux élections. Ainsi, un candidat peut maintenir un nombre de voix élevé, il stagne donc le solde est proche de zéro, ils sera alors presque invisible sur la carte (avec des points très petits).

Projet khartis (kh) dont sont extraits les vignettes précédentes.

 Tableau (xls) des données 2012-2017 (1ers tours) avec quelques calculs d’évolutions (abstention, votes Le Pen, Sarkozy-Fillon et Mélenchon).

Ratios entre candidats

On peut suivre la même logique de calculs simples pour comparer deux candidats. Le classement au niveau national montre que, grosso modo, les quatre premiers candidats se suivent deux par deux. Testons ces ratios.

Il s’agit de diviser le nombre de voix d’un candidat par celui d’un autre, ici Macron/ Le Pen et Fillon/Mélenchon. L’équilibre entre les deux candidats correspond à la valeur 1, le changement de couleur montrant la bascule. Ainsi, dans la première carte, plus l’écart relatif entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen est au profit du premier plus le vert est foncé ; et à l’inverse, plus le nombre de voix est en faveur de la candidate d’extrême droite, plus le violet est foncé. La logique est similaire dans la seconde carte, avec un double dégradé vers le bleu (favorable à François Fillon) ou vers le rouge (pour Jean-Luc Mélenchon).

Projet khartis (kh) comprenant les deux cartes.

Crédit : Sciences Po, Atelier de cartographie, 2017

Crédit : Sciences Po, Atelier de cartographie, 2017

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La « forme » des cartes – présidentielles 2017, 1er tour, 2/3

Crédit : Benoît Martin, 2017


Carnet de recherche

La « forme » des cartes – présidentielles 2017, 1er tour, 2/3

Benoît Martin
Publié le 4/05/2017

Après avoir envisagé quelques options de tris du résultat national du premier tour, revenons dans ce cinquième article sur la « forme » des cartes. On distingue là celles qui utilisent un fond de carte euclidien classique des cartogrammes, ces images déformées – voire difformes selon les cas. Elles s’avèrent très intéressantes pour montrer des résultats électoraux.


Déformer selon les données

On observe une production grandissante des cartogrammes depuis les années 2000, notamment grâce aux travaux féconds de Jacques Lévy, grand promoteur de ces images. Plusieurs logiciels et applications proposent désormais de telles représentations, la référence (libre) demeure Scapetoad. Sur la forme, les cartogrammes sont spectaculaires : les unités géographiques se voient « gonflées » ou « dégonflées » en fonction des données. Les valeurs fortes donnent l’impression de régions obèses, prêtes à éclater, quand d’autres apparaissent décharnées. Ce qui compte, c’est donc la proportionnalité des entités géographiques elles-mêmes (la taille varie). Voici une première planche qui montre une géographie des communes françaises selon le nombre de voix obtenues par les quatre premiers candidats et l’abstention, au premier tour de la présidentielle de 2017.

Crédit : Sciences Po, Atelier de cartographie, 2017

Atouts des cartogrammes

En déformant le fond de carte selon une variable choisie, le cartogramme permet de se détacher de la contrainte de l’espace géographique, notamment des superficies des unités géographiques. De la sorte, la colonne de données sélectionnée « devient » le fond de carte. Un grand classique consiste à déformer selon la population. Cela présente un atout considérable en matière de cartographie électorale. Il est en effet bien plus pertinent de raisonner à partir des individus (ceux qui votent) que des territoires administratifs (circonscriptions, communes, départements, etc.). Le cartogramme montre alors les acteurs et non la structure. C’est d’autant plus valable lors d’un vote national au suffrage direct comme l’élection présidentielle. Un cartogramme déformé selon la population des communes, mettra en avant les centres urbains densément peuplés, qui pèsent pour beaucoup dans le vote national, au dépend des zones rurales, couvrant certes de larges part du territoire, mais au peuplement lâche. Cette seconde planche compare les deux approches. L’échelle et le mode de visualisation (un dégradé mixte de valeur et de couleur varie) sont identiques, seul le fond – communal – varie : la population pour les cartogrammes, le territoire pour les cartes euclidiennes.

Crédit : Sciences Po, Atelier de cartographie, 2017

Quelques limites

Le premier problème touche à l’identification de l’espace géographique représenté, les déformations sont parfois telles qu’on ne reconnait pas. On le remarque bien dans la première planche ci-dessus. Cela peut être résolu en introduisant chaque cartogramme d’une carte classique. En parallèle, notre œil commence à s’habituer aux cartogrammes les plus répandus, l’accoutumance est en cours… Le second inconvénient concerne notre capacité à juger la proportionnalité entre des objets aux formes différentes. C’est surtout le cas à l’échelle internationale où les États présentent de fortes inégalités, de superficie notamment. Cet aspect introduit donc un biais initial difficile à contourner : les petits États (tels Singapour, le Qatar ou les Pays-Bas) apparaissent systématiquement davantage « gonflés » que les grands (Russie, Brésil, etc.) qui montrent eux un aspect rétrécis en raison de leur grande taille.

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Visualiser le résultat des candidats – présidentielles 2017, 1er tour, 1/3

Crédit : Benoît Martin, 2017.


Carnet de recherche

Visualiser le résultat des candidats – présidentielles 2017, 1er tour, 1/3

Benoît Martin
Publié le 27/04/2017

Après trois premiers articles à la fois méthodologiques, appliqués et historiques (sur le maillage territorial, les résultats de 2012 et l’abstention), ce quatrième billet poursuit avec la même approche sur les résultats du premier tour de la présidentielle de 2012.


Trois graphiques en forme de résultat

On conserve la proposition formulée dans l’article précédent en considérant comme base 100 le nombre d’inscrits, et non celui des votants, ce qui permet d’incorporer l’abstention. Rappelons que les individus inscrits mais qui ne sont pas allés voter – les « abstentionnistes » donc – sont plus nombreux que les voix recueillies par le candidat arrivé en tête, Emmanuel Macron.

De manière assez classique, le résultat au niveau national peut être visualisé sous forme d’un diagramme en barres. Si le traitement paraît simple, il faut rester vigilant au tri (l’ordre des barres). L’efficacité de l’image finale en dépend.

Cette image triple montre les trois tris les plus répandus :

  1. Selon les valeurs – il apparaît bien meilleur que les autres. C’est le classement par excellence. Il permet de retenir l’image (profil de la série et hauteurs de chaque barre) et de comparer immédiatement les candidats dans l’ordre d’arrivée.
  2. Selon l’orientation politique – il se heurte aux limites de la pertinence du clivage droite/gauche comme typologie des candidats. En effet, sur de nombreux thèmes (sociétaux, internationaux, économiques, etc.) ce gradient binaire n’est plus vraiment valable. Le positionnement de certains « petits » candidats est délicat tout comme l’abstention et les votes blancs/nuls sortent de la typologie.
  3. Selon l’ordre alphabétique – c’est le pire. Il s’avère sans fondement graphique ni statistique autant donc s’épargner l’effort de faire un diagramme et conserver une liste, en texte (puisque c’est la référence du tri). Cette option correspond à l’approche « neutre » souvent retenue par les administrations.

Explorez/cartographiez les résultats du premier tour avec Khartis !

Vous pouvez directement copier/coller dans Khartis les données du fichier ci-dessous :

> résultats du premier tour par circonscription (csv) (source : data-gouv.fr).

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Le maillage territorial du vote – en attendant le premier tour, 1/3

Crédit : Benoît Martin, 2017.


Carnet de recherche

Le maillage territorial du vote – en attendant le premier tour, 1/3

Benoît Martin
Publié le 20/04/2017

À quelques jours du premier tour de l’élection présidentielle, l’Atelier de cartographie de Sciences Po propose de brefs articles autour de la dimension cartographique de ce sujet. Cela permet d’éclairer certains points méthodologiques, de proposer des données et des fonds de cartes ainsi que de suggérer des usages immédiats avec Khartis.

Le premier article porte sur le matériel préalable à toute cartographie électorale : les unités géographiques du vote. Elles sont importantes puisqu’elles conditionnent la structure du fond de carte et des données.


Bureaux, circonscriptions, départements et nation

Le résultat de l’élection présidentielle s’applique au niveau national, le territoire français constituant alors l’unique circonscription. À des fins d’analyse, on peut avantageusement jouer avec les échelles dont les différents niveaux « s’emboîtent » géographiquement. Les voix ne sont comptabilisées qu’à l’échelon le plus fin, celui des bureaux de vote. Le résultat national résulte donc d’une vaste somme des étages inférieurs.

Crédit : Sciences Po, Atelier de cartographie, 2017

> fichier original en svg (circonscriptions et départements).

Le fond de carte des circonscriptions de 2017

Nous optons pour le premier niveau agrégé, celui des circonscriptions législatives. Observer le vote à cette échelle présente un équilibre intéressant car il permet une vision d’ensemble au niveau national tout en conservant les détails et aspérités plus locales. Pour les autres niveaux, d’une part les bureaux de vote sont très nombreux, malgré leur pertinence pour l’analyse sociologique ; et d’autre part les départements proposent une géographie très agrégée, trop simplificatrice.

À l’heure de l’open data, on déplore l’absence de fond de carte officiel de référence sur les circonscriptions qui soit à la fois précis, libre et exploitable. Après un travail de nettoyage, d’adaptation et de vérification des données de toxicode, nous proposons un fichier qui fonctionne ! Attention, ce fond ne couvre pas les territoires d’outre-mer (TOM) ni les français votant de l’étranger.

> fichiers shapefile ou geojson du fond de carte par circonscription (aussi sur data.gouv.fr).

Équivalence des circonscriptions, contrastes entre départements

Au plan cartographique, le choix des circonscriptions a deux conséquences.

D’abord, leur tracé est parfois biscornu car leur découpage est en soi un enjeu politique. Ensuite, le nombre d’inscrits dans chaque circonscription s’avère relativement homogène, la dimension démographique étant un des critères. Ainsi, les départements les moins peuplés (Creuse, Lozère) ne comptent qu’une seule circonscription quand le plus habité (Nord) en rassemble plus d’une vingtaine. Nous verrons dans un article à venir que cette homogénéité peut réduire l’efficacité de certaines cartes en points proportionnels.

Les deux cartes simples ci-après, entièrement réalisées avec Khartis, illustrent ces deux aspects.

Crédit : Sciences Po, Atelier de cartographie, 2017

Crédit : Sciences Po, Atelier de cartographie, 2017

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Retour sur les résultats de 2012 – en attendant le premier tour, 2/3

Crédit : Benoît Martin, 2017.


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Retour sur les résultats de 2012 – en attendant le premier tour, 2/3

Benoît Martin
Publié le 20/04/2017

Après avoir introduit les unités géographiques électorales que sont les circonscriptions législatives, abordons les deux familles classiques de visualisations des données à partir des résultats de la présidentielle de 2012. Khartis permet ces représentations.


Récupérer les données

Elles sont notamment diffusées par le CDSP de Sciences Po. On peut les télécharger sur la plateforme data.gouv, dans un format csv, puis les utiliser telles quelles dans Khartis.

On peut aussi ouvrir l’appli et charger le projet correspondant dans lequel les données sont précédemment chargées et une visualisation déjà proposée :

> projet Khartis

Types de données/visualisation

À l’issue du dépouillement du vote, les données obtenues sont brutes : ce sont des nombres de voix. Par calcul, ils sont ensuite transformés en ratio en les divisant par le nombre de votes exprimés et deviennent alors des parts (exprimées en % des votants). Dans le tableau, ces deux types de données correspondent aux colonnes intitulées « voix » et « % ».

Pour les visualiser, les nombres sont idéalement montrés par des points proportionnels (la taille varie) alors que les parts le sont plutôt par des dégradés de couleur (la valeur varie).

Apprécier l’efficacité des images produites

Néanmoins, les cartes en points proportionnels peuvent parfois montrer des images peu ou pas assez contrastées. C’est souvent le cas en cartographie électorale. Plusieurs facteurs se combinent, citons le poids équivalent des circonscriptions, le nombre important de symboles et leurs faibles différences de taille.

Certes la nature de l’information n’est pas la même mais sur un plan strictement graphique – et n’est-ce pas l’objectif visé ? – les cartes en dégradés de couleur se montrent ici bien plus efficaces et rapides à interpréter, l’information étant « simplifiée » par l’agrégation en classes. Les deux cartes ci-dessous, extraites du projet kh partagé plus haut, l’illustrent :

Crédit : Sciences Po, Atelier de cartographie, 2017

Classes et comparaisons possibles

Faire des classes nécessite de choisir une méthode pour découper la série (la « discrétisation »). La sélection se fait selon le profil de la série – la dispersion par exemple – mais aussi du message à transmettre ou de la comparaison envisagée.

En la matière, Khartis ne propose pour l’instant que des méthodes statistiques (on ne peut pas entrer manuellement les valeurs des seuils). Elles restent néanmoins appropriées pour « voir la géographie » du vote pour un candidat, on pense notamment aux méthodes des quantiles ou des moyennes. En revanche, la comparaison de plusieurs candidats n’est pas envisageable. Il faut pour cela utiliser une légende commune dont les seuils des classes sont calculés sur l’ensemble de la série.

Ces deux approches (échelle propre et échelle commune) qui présentent chacune leur intérêt, sont respectivement illustrées par les deux planches ci-dessous. La première a été réalisée avec Khartis, la seconde avec Magrit.

Crédit : Sciences Po, Atelier de cartographie, 2017

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Crédit : Benoît Martin, 2017.


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L’abstention, 1965-2012 – en attendant le premier tour, 3/3

Benoît Martin
Publié le 20/04/2017

L’abstention est régulièrement citée par les spécialistes comme un des « premiers partis de France ». Dans ce troisième article, après avoir abordé le maillage territorial du vote puis les résultats de 2012, nous explorons la notion d’abstention. Dans ce dernier article de la séquence d’avant le premier tour (2017), davantage graphique et moins littéraire, nous pointons la question de la délimitation de l’abstention puis ses dimensions historiques et géographiques.


Imbrication des individus et des comportements

Resituons l’abstention au sein des comportement électoraux en partant de la population initiale, les individus qui ont le droit de voter.

Ce premier graphique amène des questions importantes en matière d’unités. Si les voix accordées aux candidats sont souvent exprimées en % des votes exprimés (la base 100 équivaut aux 35,9 millions, soit carré gris du diagramme précédent), l’abstention est généralement rapportée au nombre d’inscrits sur les listes électorales (100 % correspond alors aux 46 millions). Il est donc impératif de ne pas comparer les % des voix pour les candidats à celui de l’abstention, les bases 100 ne renvoient pas aux mêmes populations.

En revanche, il est possible de comparer les nombres absolus. Et dès lors que l’on intégre l’abstention, les non inscrits et les votes blancs et nuls, la physionomie du classement issue du premier tour de 2012 change considérablement :

Crédit : Sciences Po, Atelier de cartographie, 2017

L’abstention aux présidentielles depuis 1965

Ces deux dimensions de l’abstention (la magnitude et la part) peuvent être visualisées en mobilisant des objets graphiques propres. On peut alors remarquer que malgré un taux d’abstention au premier tour de 2002 supérieur de 8 points à celui de 2012, le nombre d’abstentionnistes est plus important lors de cette dernière élection.

Crédit : Sciences Po, Atelier de cartographie, 2017

Carte de l'absention au 1er tour de la présidentielle de 2012

Crédit : Sciences Po, Atelier de cartographie, 2017

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