Un observateur de la Home Guard scrute le ciel à Londres pendant la Bataille d’Angleterre. Crédit photo : Paris Bureau of the New York Times/U.S. Information Agency/NARA.


Carnet de recherche

La visualisation des données en histoire : le cas des helpers par Claire Andrieu

Patrice Mitrano
Publié le 27/10/2021

Claire Andrieu a reçu le prix Philippe Viannay le 9 novembre 2021 à Paris. Ce prix récompense chaque année un ouvrage ou un manuscrit inédit consacré à la Résistance au nazisme en France ou en Europe.
L’occasion de revenir sur le travail de recherche de Claire Andrieu et le rôle de l’Atelier de cartographie de Sciences Po dans son accompagnement.


Le contexte

Claire Andrieu, spécialiste d’histoire politique et sociale du XXe siècle et chercheuse au Centre d’Histoire de Sciences Po, a analysé durant une dizaine d’années les comportements de civils confrontés à des situations singulières et avec des conséquences bien différentes. Il s’agit de la réception au sol, par les civils, des aviateurs ennemis tombés durant la deuxième guerre mondiale. La comparaison des comportements des populations anglaise, française et allemande donne à sa recherche un relief particulier.

L’Atelier de cartographie a accompagné Claire Andrieu tout au long de son projet de recherche, avec l’appui de la Direction scientifique de Sciences Po. Cette collaboration connaît son terme avec la conception et la réalisation des cartes et diagrammes publiés dans l’ouvrage Tombés du ciel, paru en avril 2021 aux éditions Tallandier.

L’interview

Patrice Mitrano : En quelques mots, qu’apporte votre travail de recherche à l’historiographie sur la Seconde Guerre mondiale en général et sur la capacité des civils à jouer un rôle dans la résistance à l’ennemi en particulier (vous parlez de « 34 000 soldats inconnus » en France) ?

Claire Andrieu : Le premier apport de l’ouvrage est de montrer que, confrontés à un ennemi ou un ami, les civils se comportent comme des combattants. Ils sont tout aussi en guerre que les combattants en uniforme. Depuis quelques décennies, l’historiographie s’est surtout penchée sur les victimes, -on parle d’un « paradigme victimaire »-, mais ce livre fait ressortir l’engagement des civils dans la guerre. La situation de victime – cette guerre a fait plus de victimes civiles que militaires- n’exclut pas l’engagement combattant. 

L’autre intérêt de l’ouvrage est de constater l’homogénéité ou la spécificité des comportements à l’échelle nationale. On pourrait penser que pris individuellement et par surprise par l’arrivée d’un aviateur, les civils réagissent de manière diversifiée. Il s’avère que non, que les comportements sont standardisés. Ces actes individuels sont en vérité des comportements collectifs. 

En France occupée, quelque 34 000 « helpers » de soldats et aviateurs alliés ont été recensés par les Britanniques et les Américains après la guerre. L’aide aux Alliés était pourtant considérée comme un acte de guerre par l’occupant et puni comme tel, par la peine de mort ou la déportation. Les manuels d’évasion à disposition des instructeurs alliés chargés de « briefer » les équipages précisaient qu’en France, les chances d’être aidé pour rejoindre l’Angleterre étaient de 90 %. 

Un comportement aussi général, contraire aux ordres de l’occupant et aux consignes du gouvernement de Vichy, et contraire, aussi, aux intérêts des familles elles-mêmes, mérite une explication. Il révèle une combinaison particulière des trois déterminants à l’œuvre : le régime politique en vigueur, le poids de la culture politique acquise antérieurement, et le rôle de la mémoire collective. Il est clair que l’aide aux Alliés montre le rejet des deux régimes d’occupation et de Vichy, le maintien de la solidarité avec les Anglais et les Américains, et le rejet de l’occupant allemand, lequel pour la troisième fois dans la vie d’un homme s’imposait en puissance coloniale sur le territoire français. 

Ces trois paramètres -le régime, la culture, la mémoire- rendent assez bien compte des différences constatées d’un pays à l’autre. En Allemagne, le régime nazi, la culture nationaliste et la mémoire des guerres précédentes sont entrées en phase pour déclencher des lynchages de pilotes tombés. En Angleterre, le régime démocratique, le stéréotype culturel de l’humour et l’absence d’invasion passée assurent le calme et même une certaine bienveillance des Britanniques à l’égard des pilotes allemands tombés. 

Victimes de bombardements allemands au Royaume-Uni (1940-1945) et tonnage mensuel de bombes larguées par les Alliés sur l’Allemagne et sur la France (1941-1945)
© Atelier de cartographie / Sciences Po. 2021

Patrice Mitrano : Votre travail met en perspective les comportements de civils à quatre moments différents, dans trois pays singuliers. Quelles sources avez-vous mobilisées ? Comment en avez-vous extrait et préparé les informations utiles à l’équipe de l’Atelier de cartographie ?

Claire Andrieu : L’étude repose sur des sources de grande qualité : contemporaines ou proches des événements, produites dans un cadre de vérification des faits, et sérielles. Pour la France, il s’agit d’abord des « debriefings » de soldats et aviateurs alliés qui ont réussi à rejoindre l’Angleterre. Ils sont interrogés dès leur arrivée sur leur périple et les aides qu’ils ont reçues. Ce sont ensuite les procédures de reconnaissance des « helpers » par les Alliés, menées de 1944 à 1947. Pour l’Allemagne, ce sont les procès faits après la guerre, dans les zones d’occupation, pour crimes de guerre (l’agression d’un prisonnier de guerre est un crime en droit international depuis 1899). Pour le Royaume-Uni, la réception au sol s’étant effectuée de manière relativement pacifique, elle n’a pas donné lieu à des sources particulières. C’est par l’étude de la presse que l’on peut déduire la qualité des comportements.

Le caractère sériel des sources m’a d’emblée donné l’idée de faire des statistiques et des cartes. Mais au préalable, il fallait construire des bases de données. Cette étape n’est pas simple car il faut ajuster le but poursuivi aux potentialités du matériau de base (les archives), et aux capacités de la technique cartographique. C’est donc un travail commun qui a commencé avec l’Atelier de cartographie de Sciences Po, et qui s’est développé sur plusieurs années. Le dialogue avec les cartographes, Patrice Mitrano et Thomas Ansart, notamment, a été essentiel dans cette phase de recherche. La réalisation de chaque document, carte ou graphique, qui figure dans le livre, a été pensée en commun. On peut dire qu’il y a eu « co-conception » de la mise en œuvre.

Patrice Mitrano : Vous avez volontairement placé la visualisation parmi d’autres outils d’analyse exploratoire dans votre travail de recherche ? Est-ce plutôt singulier ou est-ce partagé -et incontournable- chez les historien-ne-s aujourd’hui ?

Claire Andrieu : Pourquoi chercher à visualiser un phénomène ? C’est un moyen simple (quoique long à construire !) d’accéder à l’essentiel. Et partant de là, de poser de nouvelles questions. Par exemple, si l’on dit qu’il y a eu 34 000 helpers en France, on ne sait pas si c’est peu ou beaucoup. En revanche, si l’on place sur une carte le territoire de toutes les communes dans lesquelles au moins un fugitif a été aidé, la carte se colore d’une manière particulière. La moitié nord de la France est couverte de taches qui tendent à se rejoindre. Cela correspond aux principales trajectoires des avions alliés. Les obstacles militaires ou naturels, qui nécessitent un surcroît d’aide, ressortent également. C’est le cas pour la ligne de démarcation, les Pyrénées et le Jura.

La cartographie actuelle permet aussi de faire ressortir la chronologie : en croisant les lieux de passage et l’année de passage, le travail cartographique montre la guerre en six tableaux (1940 – 1945). On voit l’Europe traversée par une migration clandestine de milliers de jeunes hommes, du Danemark vers la Suède, de la Pologne ou des Pays-Bas jusqu’à l’Espagne en passant par la France, et de l’Italie du Nord vers le Sud ou la Suisse. Ce « film des événements » donne la dimension européenne du phénomène.

Les historiens d’aujourd’hui cherchent plus qu’autrefois à cartographier les faits sociaux. On parle d’un « spatial turn ». Les cartes ne sont plus considérées comme une simple « illustration » du texte. Elles peuvent avoir une valeur démonstrative et même une capacité à faire apparaître des phénomènes restés ignorés. Elles jouent le rôle des photographies aériennes en archéologie. Bonaparte disait qu’un bon croquis vaut mieux qu’un long discours, mais le propos ne fait du croquis qu’un outil pédagogique. Or le croquis est aussi un instrument de découverte.

Localités traversées par les « escapers » et les « evaders » (1940-1945)
© Atelier de cartographie / Sciences Po. 2021

Patrice Mitrano : De nombreux documents graphiques originaux accompagnent votre ouvrage. Comment les avez-vous associés à votre propos ? Quelle était votre intention ? Était-ce une volonté de votre éditeur ?

Claire Andrieu : En offrant aux yeux une synthèse, les graphiques, comme les cartes, ont une force probante. Cette méthode de présentation donne les proportions et l’évolution chronologique. La vue d’ensemble ainsi obtenue limite les risques d’erreurs de perspective telles que la majoration, la minoration ou la généralisation hâtive.
Par exemple, le graphique des dates d’arrivée en Angleterre des évadés du continent fait ressortir un double phénomène : l’afflux régulier des soldats restés bloqués en juin 1940, et la vitesse d’évasion bien supérieure des aviateurs tombés. On ne peut s’empêcher de penser que les cours d’évasion donnés aux aviateurs ont porté leur fruit.
L’éditrice était un peu inquiète de voir arriver un manuscrit avec une vingtaine de cartes et graphiques. Avec l’Atelier , nous avons donc amélioré la mise en page, le légendage et la répartition dans le livre de ces documents. La coopération s’est poursuivie pratiquement jusqu’au BAT.

Patrice Mitrano : Quels ont été les apports majeurs de l’Atelier de cartographie dans l’accompagnement de votre recherche ?

Claire Andrieu : L’apport central de l’Atelier de cartographie peut s’analyser en deux temps.
Il y a d’abord l’effet-carte ou l’effet-graphique. L’opération de concentration / miniaturisation de milliers de données en une carte ou un graphique produit un effet de réel. Au lieu de créer une distance, la représentation visuelle accroît la présence du phénomène. Elle fait d’un éparpillement de volontés un fait social.

L’autre temps est celui de l’analyse des cartes et graphiques, avec notamment leur comparaison. Sur la carte d’Allemagne, par exemple, on constate que les régions de lynchages nombreux ne correspondent pas toujours aux zones les plus bombardées. On voit aussi que le tonnage de bombes largué par les Alliés sur la France en juin-août 1944 est trois fois supérieur à celui lâché sur l’Allemagne dans le même laps de temps. Pourtant, en France, les helpers ne relâchent pas leur effort tandis que les lyncheurs se multiplient en Allemagne. Ces contrastes permettent de revisiter le lien de causalité souvent posé entre bombardements et lynchages d’aviateurs.
Ce fut une grande expérience que de travailler avec l’équipe de l’Atelier de cartographie. Les cartes et graphiques n’offrent pas que des synthèses en miniature, ils permettent de relancer le questionnement.

 

Interview aimablement accordée par Claire Andrieu à Patrice Mitrano (Atelier de cartographie) – octobre 2021

Référence


  • Andrieu, Claire. 2021. Tombés du ciel. Le sort des pilotes abattus en Europe, 1939-1945. Paris, France : Tallandier.