Palais des Nations, salle des Droits de l’homme et de l’alliance des civilisations, Genève. trabantos/Shutterstock.


Carnet de recherche

Lorsque deux spécialistes des organisations internationales mobilisent la cartographie

Benoît Martin
Publié le 19/01/2022

Série « La Genève internationale » (2/3). Ce second entretien avec Émilie Dairon et Fanny Badache revient sur la manière dont elles ont convoqué la cartographie pour leur article « Understanding International Organizations’ Headquarters as Ecosystems: The Case of Geneva » paru dans Global Policy (vol. 12, n. 7, déc. 2021). Entretien réalisé en mai 2021.


Benoît Martin : Les internationalistes et les politistes ne mobilisent pas tellement les cartes, et les sociologues guère plus. La dimension spatiale est trop souvent l’apanage des géographes qui, à l’inverse, travaillent assez peu sur les organisations internationales (OI) et le multilatéralisme. Comment en êtes-vous venues à vouloir utiliser la cartographie ?

Émilie Dairon et Fanny Badache : Notre article s’insère dans un numéro spécial de la revue Global Policy intitulé “Time and space in the study of International Organizations”. La dimension spatiale est indissociable de notre réflexion, qui repose sur un triptyque d’unité de temps, de lieu et d’action. Pour résumer, notre questionnement de départ était le suivant : est-ce-que le fait que les institutions engagées dans le multilatéralisme partagent un espace et un agenda commun, peut les amener à agir ensemble ? La première étape était donc de montrer cet espace géographique commun. Nous avons très rapidement pensé à une carte.

À notre grande surprise, il n’existait pas de cartes de Genève figurant l’ensemble des acteurs internationaux (OI, ONGs, institutions académiques, plateformes et missions diplomatiques). Nous avons donc travaillé avec l’Atelier de cartographie de Sciences Po pour réaliser une carte originale et adaptée à notre article.

 

BM : La structure de votre argumentaire sur cet “écosystème international genevois” était déjà assez avancée au moment de la réalisation des premiers brouillons des cartes. En quoi sont-elles venues confirmer vos hypothèses ? Ou au contraire les infirmer ?

EM et FB : La carte s’avère indispensable à notre démonstration car elle montre en un clin d’œil que ces organisations partagent les mêmes lieux de travail et de socialisation. 

La carte vient ainsi confirmer nos hypothèses. Premièrement, les OI mais aussi les ONGs, les universités, les missions diplomatiques, etc. partagent bien un même lieu : ces différentes “couches” d’acteurs se superposent et se mêlent. Deuxièmement, la taille de cet espace partagé est assez resserré dans l’espace. Il s’étale, principalement, de la place des Nations (le siège de l’Onu Genève) à l’aéroport international. Or, de cette seconde hypothèse résulte souvent l’idée que la bonne coordination et les synergies découlent naturellement de cette proximité. Mais notre article démontre que cette relation n’est pas automatique !

 

BM : Vous connaissez bien les OI genevoises, elles sont vos terrains de recherche. Vous les avez pratiquées de nombreuses manières : stages, entretiens, observation, missions, etc. Est-ce que votre géographie mentale issue de la pratique correspondait à ce que montre ces cartes réalisées ensemble ? Auriez-vous des exemples de confirmations mais aussi de surprises ou de découvertes ?

EM et FB : Globalement, la carte correspond en effet à ce que nous avons observé et vécu au quotidien dans notre recherche. Mais, oui, il y a quelques surprises ! Sur le nombre total d’acteurs par exemple, que nous avions sous-estimé, ou encore sur la séparation thématique – qui a des répercussions géographiques – qui ne nous était pas si évidente.

Plus précisément, nos recherches sur le personnel de l’Onu, nous ont amenées à beaucoup nous rendre au Palais des Nations (qui abrite de nombreuses OI) et autour de la Place des Nations mais à moins “pratiquer” d’autres sites tels que la Maison internationale de l’environnement ou encore le Campus de la santé. Ensuite, même si l’on sait le regroupement des acteurs internationaux sur la rive droite du Rhône, on observe aussi quelques dizaines d’acteurs sur la rive gauche, plus au Sud de la ville. Ce dernier point était aussi une surprise.

 

BM : Quelle suite vous inspire ce travail sur l’écosystème international genevois ? Comparer à d’autres sites onusiens ? Affiner cette géographie de Genève ; à l’échelle du quartier, de l’îlot voire du bâtiment ? Changer de registre en mobilisant d’autres outils, tels que les analyses de réseaux, et donc des visualisations en graphes ?

EM et FB : Il pourrait y avoir de nombreuses suites à cet article! D’abord, en effet, utiliser le concept de l’écosystème pour l’appliquer à d’autres villes-sièges, dans une perspective comparative. Le cas de Genève est utilisé ici pour illustrer ce concept, mais nous pourrions également l’appliquer à New York, à Nairobi, etc. afin d’évaluer si ces écosystèmes présentent des degrés de “maturité” ou bien si d’autres dimensions ressortent.

Nous pourrions aussi analyser les impacts de l’écosystème sur les ressources des OI, leurs performances et leur survie. En fait : est-ce qu’un écosystème ancien et bien structuré, comme c’est le cas à Genève, peut aider les institutions qu’il abrite à attirer plus de ressources, à avoir de meilleurs résultats et donc à ne pas avoir à lutter pour sa survie ?

Nous avions également pensé à creuser davantage cet écosystème genevois, en faisant une cartographie plus complète, visuelle et descriptive, des acteurs ; en faisant une analyse de réseaux afin d’analyser comment ces acteurs dialoguent entre eux, lesquels travaillent ensemble, etc. 

Enfin, nous lançons également d’autres pistes de recherche dans l’article, notamment sur l’aspect épistémologique de notre réflexion. Nous pensons que le concept d’écosystème peut être utilisé dans de nombreuses recherches sur les OI, par exemple pour comprendre les questions de production d’expertise ou des questions de recrutement par exemple.

 

Les auteures

Émilie Dairon est doctorante à l’Institut d’Études Politiques de Lyon (Sciences Po Lyon), et membre du laboratoire Triangle. Ses recherches portent sur le personnel des organisations internationales.

Fanny Badache est chercheuse post-doctorale à l’Institut de Hautes Etudes International et du Développement (IHEID) à Genève. Ses recherches portent sur les Nations Unies et son personnel dans une perspective de relations internationales et d’administration publique. 

 

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