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Villes européennes : gouverner la transition vers une mobilité durable

a traffic Intersection in a modern subdivision by B Brown © 2003-2023 Shutterstock

a traffic Intersection in a modern subdivision by B Brown © 2003-2023 Shutterstock

par Charlotte Halpern 

L’Union européenne s’est engagée à tenir un objectif de neutralité carbone à horizon 2050, ce qui nécessite de réduire de 90 % les émissions de gaz à effet de serre émises par le secteur des transports. Les implications sont majeures pour les villes européennes, dans leur capacité à engager et piloter cette transition. Dans le cadre du projet européen CIVITAS SUMP-PLUS qui vient de se conclure, Charlotte Halpern, chercheuse au Centre d’études européennes et de politique comparée de Sciences Po, s’est consacrée à l’étude de ce qui constitue un défi majeur.

Un cadre européen insuffisamment développé

L’objectif de neutralité carbone à horizon 2050 que s’est fixé l’Union européenne (UE), en respect des accords de Paris, implique de réduire les émissions du secteur des transports de 90 %. Le défi est immense, en particulier pour les villes, dont on estime qu’elles contribuent pour près d’un quart aux émissions du secteur des transports. Des efforts considérables ont été fait par nombre de villes européennes pour développer des alternatives de mobilité durable. Reconnaissant le rôle majeur que les villes seront amenées à jouer dans cette transition, l’UE a accompagné cette dynamique avec des financements et un outil phare, le plan de mobilité urbaine durable, introduit en 2013 et adopté depuis par plus d’un millier de villes.
Pourtant, et bien que la promesse d’une mobilité urbaine neutre en carbone, durable et vivable n’ait cessé de gagner du terrain dans les discours politiques, son déploiement se heurte à de nombreuses contraintes. Outre la difficile évolution des comportements et la nécessaire adaptation aux bouleversements induits par l’irruption de l’économie de plateforme, de nombreux obstacles tiennent à la gouvernance, et ce dans tous les États membres. De fait, il est non seulement complexe d’intégrer des intérêts contradictoires pour définir des finalités collectives, mais il s’avère tout aussi indispensable de renforcer les capacités politiques des autorités publiques urbaines. On pense ainsi à la multiplicité des acteurs, publics et privés, au millefeuille institutionnel et aux résistances des groupes impactés. Introduits il y a plus de dix ans, les outils tels que le plan mobilité urbaine durable sont souvent datés et doivent être revus à la lumière des objectifs de neutralité carbone. Ainsi, la prise en compte du caractère multisectoriel de la demande de mobilité, émanant de secteurs économiques tels que l’éducation, la santé, le tourisme ou la logistique, offre des opportunités supplémentaires de réduction des émissions en dehors du secteur des transports. Quant aux villes petites et moyennes, elles ont souvent été négligées dans les priorités de politiques publiques.

Pour accélérer la transition vers une mobilité urbaine durable et décarbonée, l’UE a adopté un nouveau cadre de mobilité urbaine et engagé la refonte des plans de mobilité. Elle s’est aussi dotée d’une Mission Villes neutres en carbone et intelligentes visant à accompagner une centaine de villes désireuses de jouer un rôle pilote dans le développement de solutions de rupture. Le projet CIVITAS SUMP-PLUS présenté ici, s’est donné pour objectif de contribuer aux débats au niveau européen, à partir de l’identification des leviers susceptibles d’accélérer la conception et la mise en œuvre de trajectoires de transition urbaine durable.

Un projet de type Actions de recherche et innovation

CIVITAS SUMP-PLUS a été financé par la Commission européenne. Coordonné par la ville d’Anvers, il a réuni 15 partenaires issus de 9 pays européens de 2019 à 2023 : six villes et/ou autorités organisatrices de transport, quatre bureaux d’étude, deux associations de collectivités locales et trois universités. Au Centre d’études européennes et de politique comparée (CEE), j’ai mis en place une équipe avec pour mission, dans chaque ville, de comprendre les enjeux de la gouvernance, d’identifier les capacités politiques dont elles disposent, et de rendre compte pour qu’elles opèrent leur transition vers une mobilité durable.
Réalisé en liens étroits avec les villes partenaires, ce travail a permis de tester nos hypothèses de recherche sur la gouvernance des transitions de mobilité durable dans des contextes variés et d’équiper les villes afin qu’elles deviennent de véritables actrices de cette transition. Je me suis notamment appuyée sur les résultats de précédents projets européens auxquels j’ai pris part. Dans le cadre du projet CREATE (2015-2018) avait été menée une analyse rétrospective de la réduction de la place de la voiture dans cinq grandes villes européennes. Il y avait été démontré que les changements exigés par les objectifs de durabilité ne pouvaient pas reposer uniquement sur des solutions techniques, comme l’électrification des véhicules, mais devaient combiner une palette de politiques publiques : développement d’alternatives de mobilité durable (transports collectifs, marche, vélo), réorganisation de l’espace public, solutions numériques basées sur la production de données. Il avait été aussi constaté que les villes les plus avancées sur le terrain étaient celles qui avaient accru leurs capacités politiques à piloter le changement, que ce soit en lien avec l’arrivée d’une nouvelle majorité politique, en accroissant les moyens humains et financiers, en procédant à des réorganisations administratives, ou en bénéficiant d’un transfert significatif de compétences dans le cadre de réformes de décentralisation.
Dans un second temps, le projet MORE (2018-2022), qui traitait de la réallocation de l’espace dédié à la voiture et des conflits pouvant en découler, a permis d’identifier différentes stratégies permettant aux villes de s’affirmer comme de véritables gestionnaires de leur espace routier. Cela peut paraitre évident, mais les villes qui réussissaient ne se s’étaient pas contenté d’une vision stratégique et d’objectifs à très long terme : elles avaient aussi réussi à se doter d’outils opérationnels concrets. Par exemple, la ville de Lisbonne avait noué des partenariats avec les universités et les entreprises de l’économie des plateformes pour pallier son besoin de données sur la mobilité urbaine et de capacités pour les analyser. Elle a aussi diversifié les profils de ses agents pour intégrer dans ses équipes, en complément d’ingénieurs et d’économistes des transports, des urbanistes et des sociologues. Une deuxième exigence était de surmonter la dilution des responsabilités. Pour y répondre, il avait été décidé de confier le portage des objectifs et le suivi de leur mise en œuvre à des acteurs bien identifiés, et leur permettre ainsi d’accumuler des capacités politiques dans la durée. C’était notamment le cas des agences intégrées de transport du Grand Londres et de Budapest, situation que j’ai par la suite observée pour la métropole du Grand Manchester.
Au cours du troisième projet, CIVITAS SUMP-PLUS, et en lien avec le consortium, j’ai développé un protocole d’enquête visant à aller plus loin dans la compréhension de la capacité des villes à concevoir et mettre en œuvre une trajectoire vers une mobilité durable, et ce dans des villes de tailles différentes. Nous avions en effet la volonté, au sein du consortium, d’élargir l’étude à des villes petites et moyennes, souvent moins avancées dans les démarches de mobilité durable, les solutions de planification et de financement ayant été jusqu’à lors pensées pour les grandes villes. Nous souhaitions aussi identifier des opportunités supplémentaires de réduction des émissions carbone liées aux transports dans d’autres secteurs.

Une démarche de recherche adaptée au contexte de crise sanitaire

Nous avons commencé par dresser des portraits des villes participantes décrivant les trajectoires de chacune d’entre elles au cours des 20 à 30 dernières années. La pandémie nous ne permettant pas de mener le travail de terrain prévu, nous nous sommes appuyés, lorsque cela était possible, sur la recherche documentaire et des échanges à distance pour dresser un état des lieux des ressources de gouvernance dont les villes avaient disposé, des obstacles rencontrés et des leviers qu’elles étaient en mesure de mobiliser pour renforcer le soutien des habitants et usagers, développer des stratégies d’influence auprès des autorités nationales et régionales et mettre en place des partenariats avec les acteurs économiques.
Par la suite, nous avons appuyé le travail des partenaires visant, dans le cadre d’une démarche de co-construction, à accompagner ces six villes dans la conception puis le déploiement de « City Labs » visant à accélérer leur trajectoire de transition. Ma double compétence de chercheuse spécialisée dans l’action publique comparée et de responsable scientifique d’un executive master sur la gouvernance territoriale et le développement urbain a été très utile : sur la base des portraits de villes, l’équipe du CEE a défini avec chacune des villes des actions visant à renforcer leurs capacités de mise en œuvre (Klaipeda en Lituanie, Platanias en Grèce, Alba Iulia en Roumanie), à développer une action transversale à différents secteurs de politique publique et à l’échelle métropolitaine (Lucca en Italie, Anvers en Belgique), et à identifier de nouvelles opportunités de réduction des émissions carbone au-delà du secteur des transports en eux-mêmes (Grand Manchester au Royaume-Uni).

Décloisonner les approches

Accompagner ces collectivités diversement avancées dans leur transition nous a permis de tirer plusieurs leçons supplémentaires. Et en premier lieu, de contredire cette idée reçue : durabilité et neutralité en carbone ne sont pas l’apanage des métropoles. En réalité, ce n’est pas tant une question de taille que de moyens et de compétences. Les villes les plus petites, qui en manquent en général, peuvent compenser ce déficit en coopérant avec leurs voisines. Ces alliances, permettant de mutualiser des compétences, peuvent déboucher sur la création d’une autorité de transports conjointe, comme à Alba Iulia qui a fait office de pionnière en Roumanie, ou sur le développement d’un premier plan de mobilité urbaine durable comme à Platanias, et ce bien que ce ne soit pas prévu par la législation grecque. Des coopérations plus souples peuvent aussi se révéler efficaces, et dans toutes les villes étudiées, on observe des rapprochements avec des acteurs privés, la société civile et des réseaux de villes pour mettre en commun les ressources et tester de nouvelles solutions.
Des financements ponctuels ont pu pérenniser des opérations d’urbanisme tactique, ou encore permettre aux villes de revendiquer un droit à l’expérimentation. À Anvers, par exemple, le programme Rues-jardins prévoit des opérations de bleuissement et verdissement des rues au croisement entre objectifs de mobilité durable et d’adaptation au changement climatique.
Dans le cadre de notre projet, nous avons aussi accompagné le souhait de villes plus avancées à dépasser la logique d’expérimentation pour intensifier leurs efforts. En effet, les solutions ponctuelles servent parfois d’affichage, elles sont rarement évaluées et n’intègrent pas toujours une réflexion sur leurs conséquences politiques et sociales. Par ailleurs, les incitations et les expérimentations ponctuelles ne suffiront pas à atteindre la neutralité carbone.
Les villes qui disposent de réseaux développés de transports publics et de pistes cyclables en centre-ville souhaitent aller plus loin en élargissant leur modèle à l’aire métropolitaine et réduire les déplacements pendulaires. C’est par exemple le cas de Klaipeda qui a développé avec ses voisines des réseaux de pistes cyclables pensés pour les mobilités liées au tourisme et, à l’avenir, aux déplacements pendulaires. Le changement d’échelle passe aussi par des solutions plus contraignantes, fondées sur la règlementation et la sanction. Il en va ainsi des restrictions d’accès aux centres-ville mises en place sous la forme de zones à faibles émissions (ZFE), comme à Anvers et à Lucca, qui ont conduit de longs processus de consultation des usagers et des résidents et ont couplé les ZFE à des systèmes de vidéosurveillance pour en contrôler l’application.

Décloisonner les secteurs d’activités

Une autre approche visant à opérer un changement d’échelle passe par l’adoption d’une vision intégrée des politiques publiques pour insérer les plans de mobilité dans des stratégies climat aux objectifs plus ambitieux. Certaines collectivités proposent ainsi de décloisonner leurs services pour engager des collaborations intersectorielles et identifier des opportunités de baisse des émissions carbone dans des secteurs générateurs de mobilité, comme le tourisme, la logistique, l’éducation ou encore la santé. Au-delà de la décarbonation des transports scolaires ou liés au tourisme par exemple, cela peut donner lieu à la réorganisation des activités pour limiter leur éparpillement, ou encore à éviter certains déplacements grâce au développement de nouvelles technologies. L’Agence des transports du Grand Manchester a ainsi fait du levier intersectoriel un enjeu majeur de sa stratégie de réduction des émissions carbone. Profitant de l’adoption en 2020 d’une stratégie « zéro carbone » par le National Health Service (NHS), l’agence de santé publique au Royaume-Uni, le City Lab du Grand Manchester a réuni, en plus des membres du consortium SUMP-PLUS, l’autorité organisatrice de transports, les professionnels du secteur médicosocial, des acteurs économiques du domaine, des représentants des patients et des usagers. Un plan d’action conjoint et une structure de pilotage dédiée devraient aboutir à la décarbonation de ces mobilités à horizon 2038, grâce au renouvèlement des flottes de véhicules pour le transport de patients et les livraisons de médicaments, au développement des téléconsultations, et à la réorganisation du système de soins primaires à l’échelle de chaque quartier.

Des recommandations pour les villes… mais aussi pour les États et l’UE

Au-delà des opportunités de financement, les villes disposent donc de différents leviers de gouvernance pour devenir de véritables leaders de la mobilité durable. Cependant, certains des freins identifiés dépendent d’autres niveaux décisionnels, et nous avons formulé des recommandations pour les États et l’UE. Il est par exemple urgent pour les États de déployer des mesures de mobilité durable et décarbonée à l’ensemble de leur territoire, en introduisant des instruments dédiés aux espaces ruraux, semi-ruraux ou périurbains.
Quant à l’UE, elle pourrait accorder davantage de place aux autorités publiques urbaines, notamment lors des grands arbitrages sur les politiques publiques qui les concernent directement. En effet, les villes n’ont pour le moment pas de représentation formelle au niveau européen, contrairement aux régions, même si elles sont nombreuses à s’être organisé en réseau au niveau européen avec Eurocities, Polis, ICLEI Europe ou la Convention européenne des maires pour le climat et l’énergie.
Les résultats issus du projet SUMP-PLUS, qu’il s’agisse des solutions de gouvernance ou des outils d’évaluation et de renforcement de capacités de conception et de pilotage des transitions, ont été diffusés auprès de publics variés (élus, techniciens, administrations, collectifs d’usagers, communauté étudiante, citoyens, etc.), et ce afin d’être mis à disposition d’autres villes rencontrant les mêmes enjeux (Informed Cities Forum à Grenoble en novembre 2022). Au-delà des rapports et policy briefs issus de SUMP-PLUS, des supports de formation destinés aux professionnels de la mobilité urbaine ont été mis à disposition sur la plateforme de formation CityConsult du réseau de villes ICLEI Europe et auprès des membres de l’Union internationale des transports publics (UITP), et les résultats ont été présentés dans le cadre de conférences dédiées aux professionnels de la mobilité (ECOMM), ou organisées par la Direction générale de la mobilité et des transports de l’Union européenne… Un voyage d’étude à Anvers a été organisé pour les étudiants de l’EM Gouvernance territoriale et développement urbain. L’héritage du projet se compose ainsi de publications à visée académique autant que d’outils très concrets : notre équipe a par exemple produit un questionnaire d’autoévaluation de la gouvernance du secteur des mobilités, testé par les villes du projet, et qui pourra être utilisé par d’autres.

L’autrice remercie Véronique Etienne et Hélène Naudet pour le soutien apporté lors de la rédaction de ce texte.

En savoir plus :

Le site du projet CIVITAS SUMP-PLUS

Vidéo – Charlotte Halpern sur la mobilité durable en ville : le rôle majeur des politiques publiques

Lire le Policy Brief : Building Governance Capacity To Achieve Sustainable Urban Mobility Transitions (Charlotte Halpern, Dan Broghan, Anna Emilie Wehrle)

Vidéo –  Charlotte Halpern on enabling governance to support sustainable mobility planning

Charlotte Halpern est chercheuse au Centre d’études européennes et de politique comparée de Sciences Po. Spécialiste des transformations de l’action publique, qu’elle analyse dans une perspective comparée, elle a développé une expérience forte de recherche et d’enseignement sur les politiques d’environnement et de la ville durable. Elle prépare une habilitation à diriger des recherches sur le gouvernement des politiques de transition écologique dans les villes européennes. Charlotte codirige l’axe « politiques environnementales » du Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques (LIEPP), emblématique de la collaboration avec Université Paris Cité, ainsi que l’Executive master Gouvernance territoriale et développement urbain de Sciences Po.