Yakuza, taken at Enoshima beach. Crédits. Jeff Laitila / Flickr
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Que deviennent les partis politiques en Europe ?

Les partisans du parti d'extrême-droite flamand Vlaams Belang ont agité des drapeaux de Flandre lors d'une manifestation à Bruxelles, en Belgique, le 29 mai 2023. © Shutterstock,, Alexandros Michailidis

Effondrement électoral de vieux partis jadis dominants, déclin du nombre d’adhérents, érosion de la confiance que leur accordent les citoyens : les partis politiques sont-ils devenus ringards ? Ils seraient plutôt en pleine transformation, comme en attestent Florence Haegel et Simon Persico.
Spécialistes des partis, respectivement au Centre d’études européennes et de politique comparée et au laboratoire Pacte (Sciences Po Grenoble — UGA), ils ont récemment co-dirigé un traité de référence de plus de 1000 pages —Partis politiques  — rassemblant les contributions d’une trentaine de spécialistes. Son ambition : présenter de manière complète, comparative et pluraliste à un public francophone les derniers travaux internationaux sur ces organisations qui demeurent incontournables dans les démocraties représentatives. Entretien.

Cet ouvrage prend acte de transformations profondes des partis politiques. Quelles sont celles qui vous apparaissent les principales ?

Simon Persico : Il semble que nous soyons sortis d’une sorte d’âge d’or des partis, où régnaient un petit nombre de partis de masse, les partis sociaux-démocrates, conservateurs, chrétiens-démocrates. Ils avaient des revenus, des adhérents en nombre et une capacité à structurer les régimes politiques du fait de leur alternance au pouvoir.

Aujourd’hui, le paysage est plus flou, plus instable. On a vu apparaître de nouveaux partis, mais on voit aussi croître l’abstention. Les citoyens et citoyennes se désintéressent des partis ou n’y accordent plus beaucoup confiance. Il y a aussi eu un déclin du nombre d’adhérents, particulièrement marqué en France. Les partis peuvent donc sembler des institutions un peu vieillottes, mais en même temps, on ne peut se passer d’eux, car ce sont encore eux qui contrôlent qui peut accéder au pouvoir, autour de quelles idées, quels sont les périmètres d’alliances qui peuvent s’opérer entre les différents partis pour gouverner sous forme de coalitions.

Florence Haegel : Une autre transformation débattue dans cet ouvrage est celle de ce qu’on a appelé la « cartellisation » des partis politiques. Au milieu des années 1990, deux spécialistes des partis, les politistes Richard S. Katz et Peter Mair, ont constaté que les partis s’étaient affaiblis, mais avaient partiellement compensé cet affaiblissement en se rapprochant de l’État (ce faisant, ils se sont aussi éloignés de la société). Ces partis proches de l’État, souvent financés par des dotations publiques, ont en quelque sorte verrouillé la compétition, empêchant l’arrivée de nouveaux acteurs dans le système partisan.
À présent, on peut raisonnablement formuler l’hypothèse qu’on est dans une période de post-cartellisation. Je citerai deux évolutions qui nuancent la thèse de la cartellisation. Premièrement, on a assisté à la création de partis qui ne sont plus proches de l’État, mais plutôt du marché : des business parties, fondées par des dirigeants d’entreprises privées. C’est le cas par exemple en Europe de l’Est (en République tchèque, Lituanie, Pologne), mais on l’avait vu aussi en Italie avec Silvio Berlusconi. On retrouve également cette forme partisane en Amérique latine : par exemple au Panama, Ricardo Martinelli a été Président de la République de 2009 à 2014 en fondant un parti lié à sa holding qui intervient dans le domaine des supermarchés, des médias, etc. Cette expérience s’est conclue par sa condamnation pour corruption. Deuxièmement, des partis qui étaient considérés comme des outsiders, essentiellement les partis de la droite radicale populiste, sont parvenus à se placer au centre du jeu.

Cette dynamique ascendante des partis d’extrême droite en Europe n’est-elle pas une évolution marquante ?

Simon Persico : Sur la dynamique des partis d’extrême droite ou de droite radicale, il est clair qu’on est dans une tendance lourde. Quand j’ai commencé à enseigner la science politique, il y a une dizaine d’années, j’avais pour habitude de dire que certains pays d’Europe de l’Ouest étaient « prémunis » contre l’extrême droite : c’était vrai pour l’Allemagne, pour l’Espagne et pour le Portugal. En Allemagne, c’est terminé depuis au moins cinq ans. Et au Portugal, l’extrême droite a réussi à s’établir à plus de 10 % des suffrages aux dernières élections législatives, en mars 2024.
À présent, tous les pays d’Europe, à l’Ouest comme à l’Est, sont concernés par cette dynamique des partis de droite radicale — qui dans certains cas accèdent même au pouvoir, une hypothèse qui apparaissait vraiment peu probable il y a ne serait-ce que cinq ans !

Florence Haegel : Ce que l’on peut souligner à propos des partis d’extrême droite, c’est que, malgré cette dynamique commune, ils ne forment pas du tout une famille homogène. On le constate si l’on suit leurs prises de position à l’échelle des institutions européennes : ils ont du mal à se mettre d’accord sur un certain nombre de sujets, y compris sur les politiques d’immigration.
Sur un autre plan, celui de leur organisation, il y a là aussi une certaine variété. Certains partis d’extrême droite sont très implantés dans la société : par exemple des partis très radicaux comme Aube Dorée en Grèce ou CasaPound en Italie développent des activités sociales (distribution alimentaire, mobilisation dans le secteur du logement). D’autres au contraire sont simplement des partis digitaux — on cite souvent le cas aux Pays-Bas du parti de Geert Wilders qui n’a pas d’adhérents. Certains partis comme le Rassemblement national sont fondés sur des filiations familiales, des héritages — et l’on parle alors de forme patrimoniale — et d’autres pas du tout.

On semble assister aussi à une conflictualité croissante du monde politique…

Simon Persico : Parmi les grandes transformations à l’œuvre dans le système de partis européen, on observe l’apparition de nouvelles lignes de conflits, ce que Seymour Martin Lipset et Stein Rokkan ont appelé des clivages. Deux nouveaux clivages sont liés à la mondialisation. Cette dernière a une dimension d’ouverture des frontières, avec des populations et des marchandises qui voyagent, mais elle peut aussi avoir un impact sur l’environnement et sur le rapport des citoyens à celui-ci.
D’une part, la globalisation a entraîné le développement des partis de droite radicale autour du conflit entre les gagnants et les perdants de la mondialisation.
D’autre part, l’une des hypothèses de travail est que la mondialisation a aussi provoqué un clivage entre l’écologie et le productivisme. Resté longtemps sous-politisé parce que les enjeux n’étaient pas très prégnants, ce clivage devient aujourd’hui beaucoup plus visible, comme l’ont récemment illustré les manifestations d’agriculteurs en Europe, fin 2023 et début 2024. Les questions d’écologie deviennent de plus en plus conflictuelles dans les démocraties européennes.

Florence Haegel : La question des conflits est primordiale quand on s’intéresse aux partis politiques. On l’aborde aussi à travers le concept de polarisation, c’est-à-dire le fait qu’il y ait une distance de plus en plus grande entre les pôles partisans.
Comme souvent lorsqu’on étudie les partis politiques, cette thèse de la polarisation partisane vient des États-Unis. Depuis la fin des années 60 aux États-Unis on a insisté sur le fait que les gens s’identifiaient de moins en moins à un parti ou à un camp politique et que les positions partisanes se rapprochaient du centre. Mais avec le trumpisme, on s’est rendu compte qu’il existait non seulement des forces centrifuges au sein du système partisan étatsunien, mais qu’émergeaient des oppositions très fortes chez les électeurs. Par exemple, certains sont des aficionados de Donald Trump et d’autres de farouches anti-Trump, qui font que l’on peut en venir à se détester entre Républicains et Démocrates — c’est pourquoi on parle aujourd’hui de polarisation affective.
Est-ce qu’on a le même mouvement en Europe ? En France, on voit bien cette dynamique à l’œuvre. Le rapport aux partis se fonde rarement sur un lien positif, une adhésion, mais s’exprime de manière négative, par un rejet de certains partis. De nombreux électeurs se repèrent par le rejet : ils sont anti-RN, anti-LFI, parfois anti- Macron, parfois même anti-Écolo. Avec diverses tentatives de « faire barrage », au RN ou à LFI, les dernières élections législatives en France en ont fourni un exemple éclatant.

Propos recueillis par Véronique Étienne, chargée de médiation scientifique au CEE

Référence

Haegel, Florence et Persico, Simon (dir.) Partis politiques. Bruxelles : Bruylant, collection « Traités de science politique », 2023, 1014 p.

L’ouvrage s’organise en quatre grandes parties. La première porte sur la naissance et la transformation historique des partis politiques. La deuxième présente la manière dont ils s’inscrivent dans des environnements institutionnel, médiatique, ou encore financier qui encadrent leur action. La troisième s’intéresse aux principales activités partisanes. La quatrième et dernière partie propose un éclairage comparatif centré sur des enjeux et objets contemporains.

En savoir plus et consulter la table des matières complète

Florence Haegel est professeure de science politique à Sciences Po, membre du Centre d’études européennes et de politique comparée (CEE). Ses recherches portent sur les partis politiques (en particulier la droite partisane française) et sur les processus de politisation, socialisation et participation politiques. Elle préside actuellement le Conseil scientifique de Sciences Po après avoir dirigé le CEE et le Département de science politique de l’institution.

Simon Persico est professeur de science politique à Sciences Po Grenoble, rattaché au laboratoire Pacte. Ses travaux de recherche portent sur le changement des systèmes partisans en Europe de l’Ouest, l’impact des partis sur les politiques publiques, le respect des promesses électorales, et les évolutions de l’écologie politique. Il est docteur du CEE, où il a soutenu sa thèse en 2014 sous la direction de Florence Haegel.