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Les transactions coloniales

Illustration de l'ouvrage de Alexandre de Bar - Le Tour du Monde (1860) représentant une maison des esprits et une scène de cannibalisme.

Illustration de l'ouvrage de Alexandre de Bar - Le Tour du Monde (1860) représentant une maison des esprits et une scène de cannibalisme.

Historienne de l’Afrique subsaharienne, chercheuse au Centre d’histoire, Florence Bernault examine dans son dernier ouvrage Colonial Transactions: Imaginaries, Bodies, and Histories in Gabon (Duke University Press, 2019) les « moments » où, entre colonisés et colons, se négociaient des idées, des choses,  des pouvoir et des statuts. Un travail qui lui permet de déconstruire, pièce après pièce, une vision de deux univers aux imaginaires étanches. Entretien.

Pourquoi ce livre ?

Florence Bernault : Cet ouvrage s’inscrit dans la continuation de mes travaux sur l’histoire politique et culturelle de l’Afrique centrale et équatoriale dans lesquels les transformations survenues pendant et après la période coloniale occupent une place centrale. Or, la question qu’expose cet ouvrage – l’interpénétration des imaginaires européens et africains du pouvoir dans le contexte de la domination coloniale – est intimement liée à une histoire longue des rapports entre Afrique et Europe

A quelles questions ce travail cherche-t-il à répondre ?

F. B. : Lorsque l’anthropologie de la sorcellerie moderne s’est développée, elle a ouvert de nouvelles pistes sur le rôle de l’occulte et de la magie en Afrique, pistes que j’ai voulu explorer dans la perspective d’une histoire politique et culturelle.  De fait, la domination coloniale, contrairement à ce que certains pensaient, est lourdement intervenue dans le domaine de la magie et de l’occulte, criminalisant celle-ci, imposant un vocabulaire nouveau pour celui-là. Ce nouveau livre voulait donc comprendre les effets de la colonisation sur le politique en plongeant dans les imaginaires profonds, complexes, de ce que fut le « pouvoir » en colonie : c’est-à dire la possibilité d’agir sur soi et sur les autres.

Quelles sont les sources qui vous ont permis d’investiguer un sujet aussi complexe ?
Louis Bouquet, Apollon et sa muse négresse, Palais de la Porte Dorée, ancien musée des Colonies, 1931.

Louis Bouquet, Apollon et sa muse « négresse », Palais de la Porte Dorée, ancien musée des Colonies, 1931

F. B. : Mon travail repose sur une mise en relation de sources historiques et anthropologiques grâce à un long travail d’archives et d’enquêtes de terrain au Gabon.  Par exemple sur la transformation de l’imaginaire du cannibalisme comme instrument de pouvoir, j’ai compilé des archives judiciaires coloniales en les croisant avec des rumeurs urbaines contemporaines sur la vente des organes, des travaux anthropologiques sur les rituels de sacrifice, et des archives de missionnaires sur la pratique des sacrements au Gabon, en particulier l’eucharistie.

A quoi correspond le terme de transactions coloniales qui intitule votre ouvrage ?

F. B. : J’importe le terme de transaction – principalement utilisé en économie –  dans le champ des sciences humaines, ce qui a rarement été fait sauf en psychologie et en anthropologie.  A ma connaissance, ce concept n’a jamais été construit comme outil d’analyse par les historiens. Or si l’on regarde les rapports et les échanges entre Européens et Africains comme des transactions (qu’elles soient positives ou négatives, volontaires ou involontaires) on éclaire mieux comment les acteurs pouvaient se retrouver dans des moments où des unités d’action communs, ou se négociaient, idées, choses, pouvoir et statut. La transaction fait de chaque expérience de confrontation, d’échange ou d’évitement entre colons et africains un acte social à part entière. C’est un concept plus interactif et transformatif que celui d’ “emprunt” par exemple, et plus relationnel que celui de “résistance”.
Plutôt qu’une décision abstraite, ce sont les archives et les sources de terrain qui m’ont suggéré cet outil.  Elles révèlent l’importance des « imaginaires transactionnels » des acteurs du moment colonial, Africains et Français.  Fernan-Vaz (Gabon) Un féticheur, Collection C.E.F.A.. Crédits : musée du Quai BranlyLeur pratique du pouvoir s’appuyait constamment sur un imaginaire des métaphores de transaction, expliquant comment les capacités d’action, le statut et la puissance dérivent de l’échange d’objets, d’argent, d’idées, de paroles, de dons.  Côté français par exemple les écrits coloniaux justifient la colonisation par un échange fondateur : les ressources économiques et humaines de la colonie doivent répondre, sous forme d’impôts et autres contributions, au « sacrifice » de la France qui « offre » aux Africains le bénéfice de la civilisation et du progrès technique et moral. C’est un imaginaire qui a été particulièrement bien étudié par Alice Conklin dans A Mission to Civilize. The Republican Idea of Empire in France and West Africa, 1895-1930 (1997).  Côté africain, la fabrication des objets puissants, ou les actes thérapeutiques ne pouvaient se faire que grâce à des transactions avec les esprits et les ancêtres.

Sur quoi se basent ces reconstitutions historiques?

F. B. : L’idée est de comprendre comment les imaginaires africains et européens du pouvoir coïncident et se transforment du XIXe au XXIe siècles. Pour ce faire, je regarde certains terrains et objets particuliers où ces imaginaires se sont condensés historiquement.
Un chapitre s’intéresse par exemple à l’histoire des charmes et des fétiches pour lesquels les Européens, au début du 19e siècle, n’ont que dégoût et répulsion.  Leur goût change au tournant des années 1840 et 1850s, lorsqu’ils commencent à se procurer certains objets locaux. On sait ensuite comment ces objets furent pris dans des réseaux de commercialisation, de collections et d’expositions dans les musées, des galeries  etc . Ce qu’on connaît  moins et que je montre dans ce livre, c’est la manière dont ces transactions se sont faites sur le terrain, et en particulier ce que fut le point de vue des Africains qui vendent ou cèdent ces objets ou se les font confisquer.

Vous consacrez un chapitre à Mami Wata. De quoi – ou qui – s’agit-il ?

F. B. : Dans les nouvelles acquisitions du Musée du Quai Branly, vous pouvez voir une statue de Mami Wata qui a été récemment acquise au Bénin.  On peut apprécier cet objet pour ses qualités esthétiques et l’histoire de sa fabrication. Mais mon livre raconte aussi comment ce genre de fétiche incarne l’histoire des imaginaires locaux et étrangers à propos du pouvoir d’agir. Je retrace ainsi, avant l’arrivée des Européens, l’histoire d’une Mami Wata locale, un génie forgeron mettant le métal à disposition des hommes.  Après l’installation des colons, Mami Wata entre en concurrence avec la technique européenne de l’acier et finit par être vaincue : ses adorateurs la délaissent. L’histoire de cette statue représente celle du combat entre les techniques locales et étrangères de production des richesses.

Quid du cannibalisme ?

Illustration de l’ouvrage de Alexandre de Bar – Le Tour du Monde (1860) représentant une maison des esprits et une scène de cannibalisme.

F. B. : Aujourd’hui, les rumeurs de cannibalisme et de vampirisme continuent d’animer, au Gabon, les controverses sur les meurtres rituels et le trafic d’organes destiné à renforcer le pouvoir des élites.  Je suggère que les nouvelles formes de ces imaginaires de pouvoir ont tout à voir avec les transformations de la période coloniale.
Le cannibalisme est un imaginaire absolument central dans l’appréhension européenne de l’Afrique centrale, et particulièrement du Gabon – où Paul du Chaillu en 1861 décrit les Fang – de manière totalement erronée – tuant des victimes et les dépeçant pour les manger.  Ce thème oriente les politiques coloniales de manière forte. En 1923, un décret ministériel sur la répression de l’anthropophagie et le trafic des restes humains conduit les administrateurs à « trouver les cannibales » sur le terrain. Ils enquêtent, forgent des preuves, arrêtent des suspects, et en exécutent des dizaines entre les années 1920 et 1950.  L’imaginaire gabonais du « manger » (un verbe qui résume un complexe social et cosmologique très complexe) change de manière dramatique. Les Gabonais vont plus fortement craindre que le pouvoir de quelques-uns se fonde sur un cannibalisme réel, de destruction et d’ingestion des corps – ce qui n’était pas le cas au XIXe siècle, même au moment de la traite.

Quelle est la conclusion principale que l’on peut tirer de ce travail ?

F. B. : Colonial Transactions renverse la perspective qui veut que l’Afrique et l’Europe diffèrent en tout, qu’il s’agisse du champ des techniques, des univers mentaux ou des trajectoires historiques.  Il montre au contraire la compatibilité et la complémentarité très importante de certaines de ces cosmologies et univers mentaux. La colonisation a donc été, aussi, une histoire d’irrationalités partagées et de fantasmes communs.

Interview par Anne Ruel, historienne

Professeur des universités à Sciences Po en histoire de l'Afrique subsaharienne, Florence Bernault,  consacre ses travaux à l’histoire politique et culturelle de l’Afrique centrale et équatoriale. Elle étudie notamment les transformations survenues pendant et après la période coloniale. Une perspective de longue et moyenne durée lui permet d’ancrer ces dynamiques à la fois dans l’histoire immédiate et dans une connaissance détaillée de la période du XVIIIe et XIXe siècles.
Florence Bernault – Colonial Transactions: Imaginaries, Bodies, and Histories in Gabon, Duke University Press, 2019