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Des politiques familiales paradoxales

Femme devant choisir entre responsabilités parentales et succès professionnel. © GoodStudio/Shutterstock

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Maternity. 1955. Grenoble. Musée des Beaux Arts. Crédits image : Jean Louis mazieres CC BY-NC-SA 2.0

Maternity. 1955. Grenoble. Musée des Beaux Arts. Crédits image : Jean Louis mazieres CC BY-NC-SA 2.0

L’expansion de la politique familiale – et en particulier celle assurant la garde d’enfants – est l’une des principales caractéristiques de la mutation de l’État providence observée au cours des dernières décennies. Paradoxalement, elle a lieu dans un contexte de contraction des dépenses sociales. Chercheur en économie politique à l’OSC et au LIEPP, Emanuele Ferragina introduit dans un article publié dans la Review of International Political Economy, une nouvelle approche théorique et empirique pour comprendre ce phénomène observé dans 23 pays de l’OCDE.

Les nouveaux atours de la politique familiale

Légitimés par leurs succès électoraux, les principaux dirigeants, quel que soit leur bord politique – de Tony Blair à Angela Merkel – ont utilisé le développement de la politique familiale pour transformer l’État providence en un ‘’Enabling State’’, un État qui facilite, aide et responsabilise l’individu sans l’assister. La garde des enfants y est considérée comme un des vecteurs de l’expansion de la protection sociale, une condition indispensable pour parvenir à une plus grande égalité des sexes et atténuer la crise de la reproduction de la force de travail. De fait, peu de gens remettent en cause l’utilité des services de garde proposés aux parents qui doivent à la fois s’occuper de leurs enfants et travailler.

Cependant cette politique s’inscrit dans un contexte de crise économique structurelle où l’on observe une précarisation croissante de l’emploi, obligeant les familles à cumuler deux revenus. Sous son apparente utilité et son acceptation sociale, cette nouvelle politique familiale pourrait dissimuler une réalité plus cruelle pour les mères et les familles à faible revenu. Les gardes d’enfants se substituent en effet aux prestations et garanties de revenu minimum aux familles qui la composait traditionnellement.  Celles-ci apparaissaient de plus en plus comme des reliques du passé, trop liées au modèle patriarcal de soutien économique au chef de famille.

Des effets pour le moins contrastés

Crédits image : Thomas Bethge/Shutterstock

Dans son article, Emanuele Ferragina démontre l’existence d’un « double mouvement ». D’une part, l’élargissement de la politique familiale, centrée sur les gardes au détriment des prestations, semble inciter les mères de famille à accepter plus facilement des bas salaires, essentiellement dans les services. Mais ces mesures aident d’autre part les mères à se libérer de tâches domestiques traditionnelles, favorisant ainsi le passage au modèle à deux revenus. Le premier mouvement traduit un moyen de promouvoir le capitalisme néolibéral reposant sur une certaine précarité du travail féminin, alors que l’égalité des sexes est présentée comme un objectif partagé par l’ensemble de la société. Le deuxième montre plutôt que le développement de la politique familiale est essentiel pour aider les parents avec de jeunes enfants, qui travaillent et subissent l’augmentation des coûts de soin.
Les données empiriques indiquent que, dans une grande majorité des pays de l’OCDE, le premier mouvement, allant dans le sens de la précarité, est plus répandu que le second, le soutien aux jeunes parents. Il faut ici noter l’exception notable des pays scandinaves, les premiers à avoir mis en place des politiques familiales, qui semblent trouver un certain équilibre entre les deux mouvements. Quoiqu’il en soit, Emanuele Ferragina remarque que le recours à des services de garde est étroitement lié, notamment en France, au revenu du ménage et au niveau d’instruction de la mère ; ceci  conduit à amplifier les effets distributifs négatifs de la réduction du revenu minimum pour les familles, arbitrée en faveur de la garde des enfants. Les familles éduquées et ayant un certain niveau de revenu font de fait plus aisément appel aux services de garde.

Une politique instrumentalisée ?

15,8% des femmes ont une durée hebdomadaire de travail comprise entre 15 heures et 29 heures par semaine, contre 3,6% des hommes. Source : INSEE 2011

En reliant ces résultats aux analyses féministes critiques existant en political economy, l’auteur se demande si l’élargissement de la politique familiale n’a pas également été instrumentalisé dans les discours néolibéraux comme un « faux féminisme ». Les effets indéniablement positifs des mesures en faveur des gardes d’enfants occultent le fait qu’ils ont aussi  des effets distributifs négatifs sur les familles à faible revenu et conduisent à des pressions plus élevées sur les bas salaires. La participation croissante des femmes au marché du travail reste toujours fortement caractérisée par une ségrégation professionnelle et industrielle, des écarts de salaires entre les sexes et plus de précarité. Dans un contexte de réduction des dépenses de l’État providence, l’élargissement de la politique familiale non seulement ne semble pas remettre en cause les inégalités persistantes entre les classes et les sexes, mais elle accompagne la transition entre le modèle d’emploi fordiste – emplois industriels masculins – et le modèle postfordiste – féminisation, emplois tertiaires, précarité – contribuant à perpétuer ces inégalités sous de nouvelles formes.
Ainsi, l’expansion de la politique familiale n’est ni paradoxale ni antinomique à la réduction des dépenses de l’État-providence. Elle déplace de manière assez cohérente les ressources des classes inférieures aux classes moyennes, dans la grande majorité des pays de l’OCDE.

Le besoin d’une analyse renouvelée

Ce type d’études – prenant en compte  plusieurs dimensions d’une même question plaide pour combiner l’analyse comparative des politiques publiques et l’économie politique. L’expansion des politiques de protection sociale n’entraîne pas intrinsèquement des conséquences positives ou négatives pour la population tout entière ou pour les moins favorisés. Trop souvent, les études qui ne mesurent que l’effet marginal du changement de politique prévalent, laissant de côté la question des sources de financement, le cadre plus large d’évolution de l’État providence et de la structure sociale. Réduire ces angles morts et remettre en question les discours simplistes sur l’effet des changements de politiques publiques, appelle à un travail partagé entre spécialistes de politique sociale comparée et ceux de l’économie politique.

Emanuele Ferragina est associate professor en sociologie affilié à l’Observatoire sociologique du changement (OSC) et au Laboratoire interdisciplinaire d'évaluation des politiques publiques (LIEPP). Ses recherches s’inscrivent dans le champ des politiques sociales comparées et portent notamment sur les politiques familiales et du marché du travail.
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