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L’environnement et la modernité des idées politiques

Dans l'Indre, 60 à 65 personnes se donnent la mort chaque année. © (Photo archives NR). Source : La Nouvelle République

Force est de constater que les grandes théories politiques modernes sont intimement liées aux questions environnementales. Pourtant cette dimension a peu été prise en compte dans leur histoire. C’est pour combler cette lacune que Pierre Charbonnier, chargé de recherche CNRS au Centre d’études européennes et de politique comparée, a entrepris d’exposer ces liens dans son dernier Abondance et liberté. Une histoire environnementale des idées politiques (septembre 2020, La Découverte).

Il y montre comment les idées politiques modernes furent — et restent — imprégnées de conceptions du rapport à la terre et à l’environnement et comment elles sont construites autour d’un pacte entre démocratie et croissance, un lien aujourd’hui remis en question par la crise climatique. Interview.

Votre ouvrage vise à explorer l’histoire environnementale des idées politiques. Qu’entendez-vous par là ?

Pierre Charbonnier : Il s’agit d’exposer les liens conceptuels hérités de l’histoire qui sont gorgés de références sur la façon dont le pouvoir à administrer, transformer, gouverner la nature. Je souhaitais montrer à celles et ceux qui s’intéressent à la question écologique que la modernité politique n’a pas oublié la nature.  En effet, toutes les grandes théories politiques, qu’elles soient socialistes ou libérales, se réfèrent largement aux liens entre l’ordre politique et l’ordre naturel. Il convient dès lors de reconstituer les passerelles entre ces deux champs pour comprendre entre les rapports « programmatiques » entre sociétés modernes et nature. C’est cela que je désigne comme étant l’histoire environnementale des idées.

Quelle est la thèse centrale de votre ouvrage ?

P.C. : Ma réflexion consistait à identifier ce qui caractérise les relations entre nature et politique dans les sociétés modernes où prévalent l’État de droit et le développement économique.  La conclusion à laquelle mes analyses m’ont mené est un lien indéfectible entre abondance et liberté.  Par le processus d’émancipation politique, on se promet de vivre dans une société où l’on est protégé contre l’arbitraire politique. C’est à travers ce processus que l’on construit notre histoire. Dans le même temps émerge un projet d’émancipation à l’égard de la nature impliquant d’abolir le manque, la rareté, l’imprévu, les souffrances matérielles. Ces deux idées, envisagées séparément, sont bien connues, mais ce qu’on ne connaît pas est leur interdépendance. C’est ce qu’on appelle le pacte libéral. Il s’agit d’un moment où l’on a conçu le processus d’émancipation politique conditionné à l’abolition du contrat naturel. Il est aussi conceptualisé comme un résultat d’émancipation politique, celle d’une communauté qui laisse développer la rationalité humaine (à travers notamment la figure des ingénieurs), car on est libéré du pouvoir répressif de l’ancien régime rendant possible la conquête de l’abondance. Ce renforcement mutuel entre abondance et liberté constitue le socle même du projet des Lumières.  Aujourd’hui, ce couple est en train de se défaire compte tenu des difficultés à inventer un nouveau projet d’émancipation politique.

Quel lien existe-t-il entre le processus de conquête de la liberté et les relations collectives à la nature ?

P.C. : De nombreux théoriciens du XVIIe siècle et bien avant, à l’instar de John Locke (philosophe anglais du XVIIème siècle), ont considéré le droit de propriété comme essentiel au sein des sociétés modernes libérales. Il dépend étroitement de la capacité des personnes à rendre la nature prévisible. Par l’usage du terme anglais « improvement », traduit par amélioration, dans le cinquième chapitre du Traité du gouvernement civil (1690), John Locke considère que l’on est propriétaire d’une terre à partir du moment où on la rend plus productive. C’est très prosaïque. Il s’agit du remodelage des territoires physiques par des savoirs agronomiques qui implique de développer des savoirs écologiques et d’investir en capital. Cela constitue un ticket d’entrée dans la société occidentale en tant que citoyen.
C’est, par exemple, sur ce postulat, que dans le cadre d’une expansion impériale, nos sociétés occidentales ont fondé la confiscation des terres des sociétés amérindiennes. Ces territoires furent ainsi spoliés, car nos sociétés se considéraient dépositaires du destin universel. On voit, dès lors, se construire en parallèle la relation entre les modernes et les « autres » et le rapport entre le collectif et la nature.  Il s’agit là d’une matrice politique extrêmement puissante qui marque un point de départ historique qui demeure encore très fort.  C’est ainsi que l’on peut expliquer qu’il soit difficile de ne pas concevoir l’émancipation politique autrement que par le biais de la croissance.

Comment repensez-vous l’émancipation politique aujourd’hui ?

P.C. : Le livre ne présente pas de description précise de ce que peut être la liberté.  La liberté n’est pas une abstraction, un principe d’organisation. Elle porte l’empreinte de toute cette histoire configurée par la façon dont on organise notre rapport à la nature, notamment la façon dont on envisage la territorialité, la productivité, la collectivité, la nature, notre rapport à la science. En voulant protéger notre liberté politique dans un contexte de crises environnementale et politique, il convient de garder à l’esprit qu’elle porte en elle les germes de cette histoire, celle d’un modèle d’abondance puisant ses sources dans l’extraction et la conquête de la nature.
Mon ouvrage vise à indiquer le type de chantier qui nous attend et non une réponse précise que l’on va donner au processus d’émancipation politique.

Propos recueillis par Myriam Sefraoui, Centre d’études européennes et de politique comparée

Philosophe, chargé de recherche CNRS au Centre d’études européennes et de politique comparée, Pierre Charbonnier est un ancien élève de l’École Normale Supérieure, agrégé et docteur en philosophie. Ses travaux portent sur l’épistémologie et les formes de pouvoir associées au gouvernement de la nature dans les sociétés modernes.