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Les revenus du Care : politique sociale et marché du travail

Manifestation de la New York State Nurses Association, 2020

Pourquoi les travailleurs du Care sont-ils si faiblement rémunérés aux Etats-Unis ? Qu’en est-il dans les autres pays ? Les arguments mis en avant tels que le bas niveau d’éducation et de productivité dans ce secteur suffisent-il à expliquer ce constat ?
C’est sur ces questions que Emanuele Ferragina et Zachary Parolin se sont penchés. Ils présentent leurs résultats dans leur article Care earnings in the United States and 24 European countries : The role of social policy and labour market institutions (Social Policy & Administration, septembre 2021). Exposé.

Définir les emplois du Care

© 2shrimpS, Shutterstock

Les métiers attachés au soin et au bien-être (Care) représentent près d’un tiers de la main-d’œuvre aux États-Unis et en Europe, et la demande de leurs services augmente rapidement. On remarque cependant que les salariés ou les indépendants de ce domaine restent en moyenne mal rémunérés, surtout aux États-Unis — pays à propos duquel le plus d’études ont été conduites.
Si jusqu’à récemment, les professions du soin se réduisaient aux travailleurs de la petite enfance, les recherches ont élargi le domaine du Care, en le définissant par tout ce qui contribue au soin mutuel. Globalement, les professions qui y sont rattachées sont celles qui répondent aux besoins en matière d’éducation et de travail « reproductif », incluant le travail domestique, parfois invisible, non rémunéré et souvent assuré par les femmes.
Le travail de soin « reproductif » est apparu comme une catégorie analytique dans la littérature marxiste sur le travail domestique et la reproduction sociale non rémunérée. Wally Seccombe(1)Wally Seccombe, The Housewife and Her Labour Under Capitalism , NLR,, 1974 – Wally Seccombe, Domestic Labour: Reply to Critics, NLR, 1975 . a montré comment le travail domestique influence directement le pouvoir d’achat des salariés : le travail effectué gratuitement par les femmes au foyer faisant « partie de la masse du travail incarné dans la force de travail ». La notion de soins reproductifs a ensuite été élargie aux soins rémunérés.
Le travail de soin se distingue des autres activités en ce qu’il est avant tout fondé sur la relation humaine. Dans ces emplois, les dimensions relationnelles sont centrales : les « sentiments », la « responsabilité », la « réactivité » et la « relation/dépendance » entre le soignant et le soigné sont essentiels et uniques.

Trois grandes catégories de professions

À la suite des travaux précédents, nous avons choisi de segmenter les professions de soins en trois catégories :

– les professions supérieures en lien direct avec le soutien aux personnes ;
– celles qui se situent à un niveau un peu inférieur de l’échelle sociale ; et enfin
– celles opérant dans la sphère reproductive, parfois plus souterraine.

© Jean Schweitzer, Shutterstock

Les professions supérieures du Care fournissent des services interactifs touchant la santé physique, mentale et cognitive ainsi que la sécurité des personnes dont elles s’occupent. Cette catégorie comprend les professionnels de santé (médecins, dentistes, vétérinaires, pharmaciens, infirmiers) ainsi que ceux de l’enseignement (dans le primaire, le secondaire et le supérieur).
On peut ensuite distinguer des professions de soin de niveau inférieur, par exemple les assistants médicaux, les professionnels associés aux soins infirmiers.
La troisième catégorie, en croissance, comprend les professions liées aux soins « reproductifs », très concernées par les processus d’externalisation et de marchandisation, auparavant effectués de manière informelle, principalement par les femmes, au sein du foyer. Ces professions impliquent moins d’interactions humaines directes. Via des tâches d’exécution, elles contribuent aux activités de reproduction sociale, par exemple le nettoyage, la préparation des aliments, la restauration, la blanchisserie. Dans cette catégorie, on retrouve des professions telles que conducteurs de bus, femmes de ménage, cuisiniers, serveuses, barmen, coiffeurs, barbiers et esthéticiens, gardiens d’immeubles, éboueurs, etc.
Malgré leurs différences, ces activités ont en commun d’offrir des services liés à la reproduction sociale. C’est le lien qui les unit toutes et qui fournit une base conceptuelle à l’étude de ce que l’on peut considérer comme une « pénalisation salariale » dont elles font l’objet. Alors que les explications antérieures tendaient à mettre en avant des facteurs individuels, relationnels et de valorisation du marché, nous adoptons dans nos travaux une optique institutionnelle et comparative pour étudier les différences de revenus relatifs entre les pays.

Élargir les angles de l’analyse

Une perspective individuelle et relationnelle se concentre sur les caractéristiques personnelles des travailleurs sociaux et/ou sur leurs relations avec les personnes dont ils s’occupent. Les personnes qui travaillent dans le domaine du Care, et plus particulièrement dans le secteur reproductif, sont plus susceptibles d’avoir un faible niveau d’éducation. Certains auteurs ont suggéré que les spécificités démographiques contribuent à expliquer leurs bas salaires pour ce qui est des États-Unis. Une dévalorisation fondée sur le sexe, la race, l’origine ethnique ou le statut de citoyenneté pourraient expliquer la faiblesse de leurs revenus. Cette perspective est liée, par exemple, au rôle des femmes dans la sphère domestique : elles ont toujours fourni des soins gratuitement, portées par l’idée d’une obligation morale envers les bénéficiaires. Un travail associé au maternage n’attirerait donc que les travailleurs prédisposés à cette activité et prêts à accepter d’être mal rémunérés.
Nous pensons qu’évaluer ce marché avec des outils classiques sur des critères économiques, n’est pas toujours pertinent. Tout d’abord parce que la qualité du soin aux autres fait souvent intervenir des tiers – comme l’État ou les mutuelles – qui paient pour ces services. La satisfaction du bénéficiaire final est donc difficile à mesurer. Deuxièmement, la productivité du secteur des soins croît plus lentement que celle du secteur manufacturier. Par exemple, alors que les travailleurs du secteur bancaire voient leur productivité augmenter rapidement — en partie grâce au développement technologique — les travailleurs du secteur des soins — employés dans des activités à plus forte intensité de main-d’œuvre que de capital — s’inscrivent dans une trajectoire de faible productivité. La grande majorité des professions de soins, et en particulier informels, se situent en marge de l’économie de services. Ils ne peuvent donc pas profiter de la la Loi de Baumol (1965) qui montrait que les salaires du secteur du spectacle vivant augmentaient malgré l’absence de gains productifs, grâce à la pression d’autres secteurs plus dynamiques.

Le rôle clé de l’État-providence

Les institutions qui régulent le marché du travail et l’État-providence sont au premier plan des analyses sur les inégalités de revenus et la répartition des salaires. Les pays où se déroulent des négociations collectives plus inclusives connaissent une distribution des salaires plus resserrée. Pour les travailleurs du secteur du Care en particulier, les négociations collectives et/ou les protections syndicales offrent souvent des normes d’emploi plus strictes et des grilles de salaires standardisées. Par conséquent, si l’on adopte une perspective institutionnelle, on peut raisonnablement s’attendre à ce que les conventions collectives, le cadre réglementaire de protection de l’emploi et la générosité de l’État-providence contribuent significativement aux différences de salaires entre nations des travailleurs du Care. De ce fait, nous posons l’hypothèse que ce cadre institutionnel lié à la réglementation du marché du travail et à l’État-providence jouent un rôle plus important que les facteurs individuels, relationnels et de marché pour expliquer ces différences.

Résultats d’une étude empirique

Une méthode comparative

Manifestation de la New York State Nurses Association, 2020. Source: NYSNA site web

Nous avons testé ces hypothèses en analysant les facteurs qui influencent les revenus des travailleurs du Care aux États-Unis et dans 24 pays européens. Pour qu’une analyse des revenus relatifs soit solide, elle doit pouvoir expliquer les différences entre pays et non seulement au sein d’un même pays. Par exemple, si l’éducation ou le statut d’immigrant sont les facteurs les plus importants expliquant la faiblesse des rémunérations, alors leur prise en compte dans un cadre transnational devrait expliquer en grande partie pourquoi des pays comme les États-Unis pénalisent les salaires de ces travailleurs.
Pour conduire cette étude, nous avons utilisé des données et des méthodes de meilleure qualité que les recherches comparatives menées jusqu’ici, en nous servant de micro-données harmonisées des États-Unis et des pays européens de 2005 à 2016, des modèles à effets fixes par pays et par année, et d’une analyse contrefactuelle. Cela nous a permis de vérifier dans quelle mesure les revenus relatifs des professions du Care sont conditionnés par des facteurs institutionnels, contextuels, démographiques ou variant dans le temps.

Des résultats attestant de l’importance de l’État

Nos principaux résultats confirment notre hypothèse selon laquelle le contexte institutionnel compte bien plus que les facteurs individuels, relationnels ou de marché pour expliquer les différences entre pays en matière de minoration ou de bonus salarial.
Une protection de l’emploi plus forte, des négociations et des accords salariaux plus répandus ou des transferts sociaux plus importants contribuent à réduire les pénalités affectant les travailleurs des services de soin reproductifs. Des investissements dans les services sociaux semblent modérer les écarts de revenus des travailleurs, qu’ils aient un statut élevé ou faible.
Par ailleurs, nous constatons qu’une plus grande inégalité des revenus s’accompagne de pénalités sur les salaires plus extrêmes (pour les travailleurs en soins reproductifs) et à des primes (pour les travailleurs de haut niveau), indépendamment du rôle des négociations collectives, de la protection de l’emploi et des investissements de l’État-providence.
Nos analyses montrent que ces facteurs institutionnels peuvent expliquer la quasi-totalité des différences de revenus relatifs à ces professions entre les États-Unis et les pays européens. Toutefois, il apparaît qu’un léger écart de rémunération persiste entre les États, même lorsque le marché du travail et le contexte de la politique sociale sont équilibrés. Cela indique que des facteurs non encore mesurés pourraient contribuer à des différences entre certains pays européens et les États-Unis.

De nouvelles pistes de recherche

Nous suggérons qu’il existe au moins deux voies pour les recherches futures.
La première est que, notre analyse montre qu’il est possible d’étudier la contribution du Care à la polarisation des salaires ou à l’inégalité des revenus entre pays. En particulier, l’impact opposé que le contexte du marché du travail et de la politique sociale provoque sur les revenus des travailleurs de la reproduction sociale par rapport aux professions supérieures du Care. Nos recherches révèlent une potentielle contradiction entre les dépenses sociales nationales et les revenus des professions de santé du Care. Alors que les dépenses publiques ont des impacts sociaux bénéfiques — meilleurs résultats en matière de suivi médical, conciliation entre le travail et la famille, soutien à une population vieillissante, investissement dans le capital humain, etc. — elles pourraient également contribuer à réduire certains salaires des professionnels de santé du Care.
La seconde voie est de tester si le retrait de l’État providence contribuerait à une plus grande inégalité des revenus. L’expansion du secteur du soin, conjuguée au déclin des emplois industriels, pose de nouveaux défis à nos sociétés et invite à de nouveaux questionnements sur l’étude des inégalités salariales.

Emanuele Ferragina est associate professor en sociologie affilié à l’Observatoire sociologique du changement (OSC) et au Laboratoire interdisciplinaire d'évaluation des politiques publiques (LIEPP). Ses recherches s’inscrivent dans le champ des politiques sociales comparées et portent notamment sur les politiques familiales et du marché du travail.

 

Notes

Notes
1 Wally Seccombe, The Housewife and Her Labour Under Capitalism , NLR,, 1974 – Wally Seccombe, Domestic Labour: Reply to Critics, NLR, 1975 .