Intégration et démocratie

Intégrations régionales

Écrit par Olivier Dabène   

L'intégration et la démocratisation sont deux processus qui ont été lancés simultanément en Amérique latine dans les années 80-90. On relève 13 transitions vers la démocratie entre 1979 et 1990 et, parallèlement, la relance d'accords d'intégration existants, en Amérique centrale, dans les Caraïbes ou dans les Andes, et la signature de nouveaux accords (Mercosur, Alena, G3, etc.).

Simple simultanéité? Concomitance entre des phénomènes essentiellement politiques (changements de régime) et des phénomènes essentiellement économiques (libéralisation des échanges)? A l'évidence, non. Les objectifs des accords d'intégration étaient certes économiques, accélérer les échanges, mais aussi politiques. Il ressort en effet de la lecture des différents traités d'intégration qui ont été signés dans la deuxième moitié des années 80 et la première moitié des années 90 que, pour certains d'entre eux, l'objectif principal était de consolider les démocraties (re)naissantes, par le truchement d'une accélération de l'interdépendance. La logique était que l'intégration doit engendrer la croissance économique dans l'interdépendance qui, à son tour, doit consolider les démocraties dans toute l'Amérique latine.  

Une discussion théorique va nous montrer que rien n'est simple en la matière. 

Puis j'évoquerai l'exemplarité européenne, avant d'aborder les cas latino-américains.

  • Discussion théorique. Intégration et démocratisation
  • Intégration et démocratisation en Europe
  • Un engrenage de l'intégration en Amérique latine?
  • Intégration et communauté démocratique
  • Conclusion

Discussion théorique. Intégration et démocratisation

Remarquons d'emblée que l'intégration ne concerne pas toujours des démocraties. Il existe en effet une grande variété de types d'intégration, de la simple zone de libre-échange à l'union politique, qui peuvent associer différentes combinaisons d'États, eux-mêmes de différente nature. Il peut s'agir notamment de quelques États non-démocratiques associés à une puissance dominante, à l'image du Comité d'aide et d'entente mutuelles (COMECOM) associant les pays d'Europe centrale et orientale à l'Union soviétique pendant la guerre froide.

Et que dire des divers accords d'intégration en Afrique ou en Asie qui associent des régimes très divers.

La réflexion théorique s'est sans doute trop inspirée de l'exemple ouest européen, qui associe des États de dimension et puissance équivalentes dans une formule dont la logique sectorielle a progressé vers le domaine politique, pour en déduire que la démocratie était une condition à la réussite de l'intégration.

Les background conditions de Haas et Schmitter (1), par exemple, comprennent la taille des États, les taux de transaction, le pluralisme («modernité» de la structure sociale) et la complémentarité des élites (consensus sur les valeurs).  Le caractère démocratique des régimes n'est pas mentionné, mais il semble bien que l'argument soit implicite (2).

Car l'engrenage de l'intégration suppose que différents acteurs émanant de différents pays soient impliqués qui, tous, disposent d'un quota de pouvoir leur permettant de négocier leur participation à des mécanismes communautaires. Ce qui signifie à la fois qu'ils disposent d'une marge de manœuvre suffisante à l'intérieur de leur pays et qu'ils trouvent des alliés dans les autres pays. La concentration du pouvoir est donc un obstacle insurmontable, et la situation la plus favorable une sorte de polyarchie. Naturellement, plus les catégories sociales impliquées seront nombreuses, plus l'intégration aura de chance de passer du plan économique au plan politique. En d'autres termes, plus les structures sociales des différents États seront «modernes» et pluralistes, plus les domaines d'intervention des mécanismes communautaires seront élargis, car chaque groupe social aura tendance à s'engager dans des réseaux transnationaux. L'intégration idéale devient alors une polyarchie communautaire où il existe certes une institution centrale, mais où de nombreux acteurs interviennent dans les prises de décision.

On peut aussi penser qu'un régime démocratique facilite le transfert de loyautés qui apparaît si important ou, tout au moins, autorise la multiplicité des allégeances qui caractérise l'intégration dans une phase intermédiaire inachevée mais déjà éloignée de la zone de libre-échange. Il va de soi, enfin, que l'intégration sous sa forme la plus élaborée suppose une liberté de circulation, notamment des hommes et des idées, qui ne peut que s'épanouir dans une communauté démocratique.

Concernant la complémentarité des élites et la question du consensus sur des valeurs, Haas et Schmitter se préoccupent essentiellement de l'existence de conceptions communes du rôle de l'État ou des objectifs d'une intégration. Peut-on l'étendre à la question d'un consensus sur des valeurs démocratiques? Il semble difficile, sur ce point, de dégager des enseignements clairs. D'un côté on peut estimer que la présence, dans tous les pays concernés, de démocraties est une garantie de l'existence d'un socle de valeurs communes prédisposant à la collaboration mais, dans le même temps, la fréquence des rendez-vous électoraux dans les démocraties entraîne une politisation des questions d'intégration nuisible, pour Haas, aux progrès du processus qui doivent être exclusivement techniques. De l'autre, on peut considérer que la présence d'États autoritaires est une garantie de dépolitisation des questions d'intégration, mais elle risque d'entraîner des crispations nationalistes et brise la communauté de valeurs.

Il semble néanmoins que le fait de partager des valeurs communes crée, au moins au début, un climat propice à l'intégration. 

On peut par conséquent avancer prudemment que la réussite de l'intégration requiert la démocratie et le pluralisme. Il s'agirait en quelque sorte d'une nécessité fonctionnelle, dans un type d'intégration à dimension politique prononcée, et sans États outrancièrement dominant.

 

Tâchons à présent d'être plus précis.

L'intégration peut favoriser la démocratisation -sanctionner une transition et contribuer à la consolidation- de deux façons complémentaires. D'une part elle produit des structures qui peuvent s'avérer contraignantes et, d'autre part, elle modèle les comportements des acteurs.

Les structures qui se mettent en place trouvent leur origine dans la conjoncture présidant au démarrage des expériences. Elles peuvent ensuite s'incarner dans les conditions d'éligibilité imposées aux candidats successifs. Enfin, elles prennent la forme de mécanismes qui peuvent évoluer selon une logique propre d'engrenage.

 

- Concernant les conditions initiales, deux idées méritent d'être explorées. 

La première peut se formuler de la façon suivante : les conditions de lancement d'un processus d'intégration façonnent durablement la nature et la forme de l'intégration. Toute intégration a son acte fondateur qui fonctionne comme une mémoire périodiquement réactivée. Toute intégration a notamment son pacte fondateur, un traité, qui est le produit d'un compromis entre des intérêts nationaux, ces derniers n'étant d'ailleurs à leur tour qu'une synthèse d'intérêts sectoriels. On pourrait d'ailleurs envisager de prendre comme hypothèse de travail, pouvant expliquer la simultanéité entre transitions et intégrations, cette même manière de soumettre des offres politiques à la règle du compromis. Le pacte politique aurait alors une face interne (démocratisation) et une face externe (intégration).

Mais il y a aussi l'«esprit du temps», le type de relations entre les pays, les préoccupations internes à ces pays, l'état de leur économie, qui sont autant de facteurs à prendre en compte permettant de lire les intentions respectives. L'intégration suppose une projection dans l'avenir en même temps qu'une volonté de rompre avec le passé et de figer le présent, notamment des formes de régimes. De ce point de vue, la non-congruence des rythmes de changement peut être due à la disparition des conditions de lancement du processus d'intégration. Il est bien évident que de nouveaux acteurs peuvent apparaître, avec d'autres intérêts, soumis à diverses pressions internes et externes, qui ne respectent pas nécessairement le pacte fondateur, et l'engrenage peut se gripper à tout moment. Il peut y avoir aussi des redémarrages, à l'occasion par exemple d'élargissements ou d'approfondissements, qui réorientent le cours de l'intégration. Différents actes fondateurs peuvent alors se superposer rendant possible la réactivation de diverses mémoires et offrant matière à conflit.

La deuxième idée est un cas particulier de la première. Ces conditions initiales, si prégnantes, peuvent prendre la forme d'une crise. J'ai réfléchi ailleurs à l'intégration en termes de rémanence du traitement d'une crise. Les principaux enseignements théoriques dégagés de cette étude de l'Amérique centrale étaient les suivants (3) :  le traitement d'une crise internationale suppose la collaboration de plusieurs pays qui, une fois la crise réglée, peut se poursuivre sous la forme d'une intégration. La gestion d'une crise suppose en effet un travail de production de sens et d'élaboration et de mise en œuvre de solutions. A cette occasion, les problèmes se posent en cascade et leur traitement implique la création de nombreux mécanismes régionaux. Une fois la crise résolue, les États impliqués se retrouvent avec l'armature d'une intégration et, qui plus est, une logique organisationnelle et des habitudes de travail (sommets diplomatiques) qui les poussent à poursuivre la collaboration, en prenant acte de l'intégration qui s'est mise en route à leur insu. Concernant les acteurs impliqués, deux solutions sont envisageables. Ou bien les pays affectés par la crise trouvent une solution entre eux, auquel cas on assiste à une politisation de leur collaboration et à une intégration politique, ce qui n'est possible que si leurs régimes politiques sont en harmonie, ou bien la crise est résolue grâce à une intervention extérieure, auquel cas la région fait l'économie d'un traitement politique de ses problèmes et l'intégration est économique ou sectorielle.

- Les pays participant à la construction initiale doivent donc procéder entre eux à des ajustements. Les candidats qui souhaitent prendre le train en marche doivent, quant à eux, s'adapter aux institutions existantes. Une fois le processus lancé, il est en ce sens tout à fait clair que les conditions d'éligibilité peuvent contribuer à la démocratisation. 

Le cas de l'Europe vient ici naturellement à l'esprit, avec les critères de Copenhague.

- Enfin, dans les pays fondateurs comme dans les autres, les mécanismes communautaires produisent des effets contraignants.

L'évaluation de la pression exercée par les mécanismes communautaires sur les régimes des États-membres peut bénéficier d'un rapide détour par la théorie néo-fonctionnaliste. Les néo-fonctionnalistes, pour qui l'étude de l'intégration régionale équivaut à comprendre «comment des unités nationales partagent tout ou partie de leur autorité décisionnelle avec une organisation internationale émergente» (4) , se sont attachés à démontrer que l'intégration progresse par engrenage (spillover). David Mitrany (5), le premier, a analysé des processus d'intégration horizontale, n'entrant pas en contradiction directe avec les souverainetés nationales, mais devant aboutir, à terme, à un dépérissement de l'État national. Le modèle est celui d'une agrégation d'organisations fonctionnelles spécialisées. Ernst Haas (6) , quant à lui, accorde une importance plus grande aux institutions centrales. Sa théorie de l'«intégration fonctionnelle», à l'origine, envisage l'action volontariste d'une institution centrale qui donne l'impulsion décisive à l'engrenage.  L'intégration est d'abord économique puis progresse de façon incrémentale et automatique vers l'intégration politique. L'aboutissement peut être une fédération. 

Ainsi, en admettant qu'un processus d'intégration ait pu être engagé, sur une base sectorielle, entre des pays disposant de régimes politiques différents ou de régimes démocratiques inégalement consolidés, l'engrenage, c'est l'argument de Haas, le fait mécaniquement progresser vers l'intégration politique, c'est-à-dire vers une communauté politique homogène, une authentique fédération, un nouvel État qui, peut-on déduire des arguments de Haas, opère nécessairement un effet de lissage ou de mise aux normes des différents régimes.

Les néo-fonctionnalistes ont cependant évolué sur la conception du point d'arrivée et du caractère automatique de l'engrenage. Ce dernier ne pouvait rendre compte de la crise traversée par la Communauté économique européenne, qui aboutit au compromis de Luxembourg de 1965. Et même agrémentée d'un «facteur De Gaulle», la théorie néo-fonctionnaliste s'accommodait mal des aléas politiques et de possibles involutions du processus (7).

Il s'agit en somme d'évaluer des degrés d'unité régionale, en fonction de l'ampleur du transfert d'autorité/légitimité. 

Le renoncement à des parcelles de souveraineté peut emporter des conséquences importantes. En effet, on peut imaginer, en première approximation, que plus un État abandonne des prérogatives qui lui sont traditionnellement attachées, plus il se prive d'instruments lui permettant d'afficher sa différence. Plus le transfert d'autorité/légitimité est important, plus les régimes perdent des degrés de liberté et, pourrait-on ajouter, moins la forme prise par ces régimes a de l'importance. A l'extrême limite, on peut imaginer un État régional si puissant qu'il peut tolérer des pratiques politiques déviantes dans une unité, ou choisir de les réprimer, à l'image des rapports qu'entretiennent le gouvernement et les municipalités dans un État centralisé comme la France (8).  Ou encore les enclaves autoritaires dans certains États où la démocratisation s'est opérée par arènes, avec des rythmes et une ampleur différenciées.

Mais on admettra que la situation la plus vraisemblable est celle du chevauchement asymétrique. Le caractère contraignant de la construction communautaire est alors très variable, et dépend largement de la position des États membres par rapport à l'ensemble (se trouvent-ils au centre ou à la périphérie?, accueillent-ils un des sites de pouvoir?) et du degré d'interdépendance atteint par quelques uns d'entre eux.

Une autre question importante, mentionnée par Haas, est la congruence des rythmes de changement entre la région et les unités nationales. De fait, la non-congruence peut être à l'origine de blocages, comme l'a montré l'exemple de la CEE en 1965. Cela semble indiquer que Haas n'envisage pas que l'intégration inhibe toute capacité de changement autonome dans les États membres et que leur homogénéisation politique est toute relative. Mais ici, il conviendrait de préciser ce que l'on peut entendre par changements. S'agit-il de changements à l'intérieur du cadre démocratique ou peuvent-ils inclure une remise en question de ce cadre?

Mais on peut à nouveau évoquer le cas des démocratisations par arènes.

La conjoncture initiale, les conditions d'éligibilité et les mécanismes communautaires contribuent, à leur manière, à la démocratisation. Mais cette structure d'ensemble ne saurait être prise en considération en dehors des acteurs qui lui donnent vie.

Les acteurs de l'intégration anticipent d'éventuels bénéfices, lors du démarrage du processus et, par la suite sont en quelque sorte socialisés par les institutions qu'ils ont mises en place et qui se développent toutes seules par engrenage.

 

- Une fois le processus lancé, les institutions prennent de l'autonomie et, en retour, contraignent leurs créateurs à s'adapter à leur évolution.

Bien avant le développement du néo-institutionnalisme, Philippe Schmitter était particulièrement sensible à cette dimension lorsqu'il analyse l'intégration comme un processus progressant par boucles rétroactives (9).  Des dirigeants se fixent des objectifs à atteindre en commun, grâce à des institutions régionales, et prennent des décisions qui peuvent aboutir à des effets inespérés et les amener ainsi à réviser les objectifs initiaux.

Ce processus d'apprentissage amène les dirigeants à constamment ajuster l'ampleur (scope) du domaine d'intervention des institutions régionales et le niveau (level) de leur capacité décisionnelle. Schmitter utilise la théorie des choix rationnels et envisage les acteurs faisant progresser ou régresser indépendamment le domaine d'intervention et l'autorité. Dans le meilleur des cas, lorsque les deux progressent, le plus souvent par secousses, on parvient à une communauté politique. Dans le pire, la construction communautaire régresse, voire même disparaît. Le plus souvent, toutefois, les acteurs de l'intégration répondent aux crises de façon insignifiante, de telle sorte que le processus se trouve bloqué ou, selon le terme de Schmitter, «capsulé» (encapsulated).

L'intégration est alors réduite à une agrégation d'institutions régionales bureaucratisées, chacune avec une spécialisation fonctionnelle, et qui opèrent dans un environnement d'indifférence. Comment envisager dès lors une quelconque contrainte pour les régimes des États membres? Deux réponses viennent à l'esprit. D'une part, il conviendrait d'introduire une distinction entre différents domaines d'intervention (il en est qui «engagent» plus les États membres que d'autres), et pour chacun d'entre eux évaluer la force obligatoire des décisions prises. L'emprise du droit communautaire apparaît en ce sens tout à fait fondamental.(10)  D'autre part, la fonction socialisatrice du processus mérite examen. 

Attardons-nous un instant sur ce deuxième point qui a été sérieusement étudié par un autre courant des théories classiques de l'intégration. 

Pour Karl Deutsch, l'intégration doit être entendue au sens d'association volontaire afin d'éviter tout affrontement armé. Une population ainsi intégrée forme une «communauté de sécurité» et l'intégration devient l'apparition d'un sens de la communauté, c'est-à-dire une conviction largement partagée que les problèmes communs peuvent être réglés en commun de façon pacifique (11).  Deutsch fait lui aussi une distinction en fonction du degré d'unification, entre ce qu'il appelle un amalgame (amalgamation), caractérisé par une perte d'autonomie des unités participantes, et des communautés de sécurité pluralistes (pluralistic security-communities) respectueuses de l'indépendance des gouvernements.

Il s'agit donc d'étudier les conditions d'émergence d'une confiance mutuelle entre les peuples. La sympathie mutuelle, la loyauté, la confiance, la considération, l'empathie pourrait-on ajouter, sont des qualités essentielles à la réussite de l'apparition d'une communauté de sécurité. L'harmonisation des conduites, principalement par la communication, est donc décisive. Et il ne s'agit pas uniquement d'une identité de valeurs entre les acteurs de l'intégration, comme l'envisageaient les néo-fonctionnalistes. Il s'agit d'un sentiment de confiance qui est répandu horizontalement dans toutes les couches de la population, auquel s'ajoutent des liens verticaux entre les élites et les masses.

On imagine que ce point de vue peut plus facilement nourrir la réflexion amorcée dans ce travail. Car si l'intégration progresse horizontalement, au mépris des frontières, il est sans doute plus aisé d'en déduire de possibles effets d'harmonisation politique et notamment un commun attachement aux valeurs démocratiques. La consolidation démocratique se ferait ainsi «par le bas» grâce à des flux de communication et de transactions.

Mais poussée jusqu'à son terme, cette logique d'intégration amène à considérer la disparition des frontières (l'amalgame de Deutsch) et rend donc sans objet l'interrogation sur la notion de régime politique dans un cadre stato-national (12).

Sans aller jusque là, il est évident que l'on a tout intérêt à prêter attention à des indicateurs comme le commerce, le tourisme, les migrations ou les échanges culturels qui nous renseignent sur le degré de communication et d'interdépendance entre des pays.

Il peut être aussi enrichissant d'engager une réflexion en termes d'espace public. L'apparition d'un débat public à une échelle internationale peut exercer des effets de contrainte, et un scénario dans lequel une dérive autoritaire dans un pays ferait l'objet d'une condamnation au-delà de ses frontières n'est plus impossible à observer depuis la montée en puissance de l'extrême droite en Europe (Autriche, Pays-Bas, France, Italie).

Plus globalement, il apparaît bien que l'apparition d'une communauté au sens de Deutsch doit être facilitée par la présence de démocraties dans tous les pays concernés. Cela est encore plus vrai de la phase la plus élaborée de l'intégration qu'il appelle communauté de sécurité fusionnée. Celle-ci suppose une totale assimilation sociale, c'est-à-dire en fait une population qui devient transnationale par un processus d'apprentissage progressif. A ce stade, les mécanismes institutionnels n'importent plus, l'intégration est réalisée par l'interdépendance.

 

Intégration et démocratisation en Europe

Le cas de l'Espagne illustre à quel point l'intégration sanctionne une transition et contribue à la consolidation. Je me pencherai seulement sur le premier aspect en rappelant quelques données historiques.

Le général Franco avait en 1957 donné une orientation néolibérale à sa dictature qui lui valut l'adhésion du pays au Fond monétaire international et le démarrage de ce que l'on a qualifié de «miracle espagnol». Celui-ci s'essouffle un peu à la fin des années soixante, puis plus sérieusement avec le premier choc pétrolier de 1973. Plusieurs facteurs concourent alors, de façon presque idéaltypique, pour faire de la démocratisation et de l'intégration deux processus étroitement corrélés et fonctionnellement nécessaires.

Le développement économique, jusque-là quasi autarcique, ne peut connaître de relance en dehors de l'Europe. Connaissant les conditions que pose la Communauté européenne à l'adhésion de l'Espagne, que je vais détailler dans un instant, les couches sociales apparues à l'ombre du miracle savent que la démocratisation est un incontournable prérequis à la poursuite de la croissance. Les technocrates, le patronat, mais aussi les entreprises nationales et les milieux bancaires apportent donc leur soutien au processus de démocratisation et à la candidature espagnole à l'adhésion à la CEE.

Quelles sont ces conditions requises à l'adhésion à la CEE?

A l'origine, les textes stipulent de façon sibylline que «tout État européen peut demander à devenir membre de la Communauté» (13).  Le critère géographique est évidemment flou et les traités ne précisent pas ce qu'ils entendent par «européen». De fait, il apparut tout simplement que les États fondateurs souhaitaient accueillir ceux qui leur ressemblaient, c'est-à-dire des démocraties pluralistes. Le premier élargissement -au Danemark, à l'Irlande et à la Grande Bretagne, en 1972-, ne posa pas de problème en ce sens, mais le second, -au Portugal, à l'Espagne et à la Grèce- fut une entreprise politique plus périlleuse. Il est tout à fait clair que la CEE saisit cette occasion pour stabiliser la démocratie dans l'Europe méditerranéenne. 

Dès 1961, un accord d'association est signé avec la Grèce, qui est suspendu en 1967 au moment du coup d'État des colonels. En 1962, l'Espagne de Franco réclame l'ouverture de négociation en vue d'aboutir à un accord similaire. Le rôle joué alors par les socialistes européens, majoritaires au parlement et farouches opposants aux dictatures espagnole et portugaise, est celui d'un déclencheur. Le député européen allemand Birkelbach, social-démocrate, rédige en 1961 un rapport qui précise que «seuls les États qui garantissent sur leur territoire l'existence de pratiques réellement démocratiques et le respect des libertés et droits fondamentaux peuvent devenir membres de notre Communauté» (14).  Le rapport Birkelbach n'a certes aucune force obligatoire, mais son influence n'en est pas moins importante.

Au milieu des années 70, la doctrine de la CEE est établie. Lors du sommet de Paris de 1972, les six chefs d'État déclarent que «les États membres réaffirment leur volonté de fonder le développement de leur Communauté sur la démocratie, la liberté des opinions, la libre circulation des personnes et des idées, la participation des peuples par l'intermédiaire de leurs représentants élus» (15).  En 1973 à Copenhague, une Déclaration sur l'identité européenne est adoptée où il est avancé sans ambiguïté que les Neuf «Désireux d'assurer le respect des valeurs d'ordre juridique, politique et moral auxquelles ils sont attachés, soucieux de préserver la riche variété de leurs cultures nationales, partageant une même conception de la vie, fondée sur la volonté de bâtir une société conçue et réalisée au service des hommes, [ils] entendent sauvegarder les principes de la démocratie représentative, du règne de la loi, de la justice sociale -finalité du progrès technique- et du respect des droits de l'homme, qui constituent des éléments fondamentaux de l'identité européenne» (16).  Enfin, le Conseil européen de Copenhague de 1978 émet une Déclaration sur la démocratie dans laquelle les Neuf «déclarent solennellement que le respect et le maintien de la démocratie représentative et des droits de l'homme dans chacun des États membres constituent des éléments essentiels de l'appartenance aux Communautés européennes» (17). 

En 1979, le Parlement européen est élu au suffrage universel et il devient par conséquent inconcevable que des États non-démocratiques adhèrent à la CEE.

Concernant l'Espagne, les négociations s'ouvrent sérieusement en 1977, soit deux ans après la mort de Franco et aboutissent péniblement en 1985.

La vague d'élargissement actuelle au PECO mérite aussi un commentaire.

Auparavant il faut dire que l'Europe a pris l'habitude, depuis l'élargissement à l'Europe du sud, de considérer la démocratie et le respect des droits de l'homme comme une condition dans ses relations extérieures. Ainsi par exemple, la Communauté avait-elle suspendu en avril 1989 la négociation d'un accord commercial avec le Roumanie (non respect des droits de l'homme), et en mai 89 avec le Bulgarie (traitement de la minorité turque).

La démocratie apparaît comme une des conditions importantes imposées aux pays de l'est candidat à l'adhésion.

Le tournant se produit au Conseil européen de Copenhague en juin 1993, qui convient que «les pays associés d'Europe centrale et orientale qui le désirent pourront devenir membres de l'Union européenne. L'adhésion aura lieu dès que le pays membre associé sera en mesure de remplir les obligations qui en découlent, en remplissant les conditions économiques et politiques requises». Parmi ces conditions figure le respect de la démocratie et des droits de l'homme.

Ce qui faisait figure de rhétorique est rapidement devenu une réalité lorsque la candidature de la Slovaquie a été rejetée au motif que le régime de Meciar était non démocratique (non respect de l'État de droit, mauvais traitement de la minorité hongroise). La Commission, dans ses avis publiés en juillet 98, a sélectionné 5 pays : Hongrie, Pologne, République tchèque, Slovénie, et Estonie.

Cette conditionnalité de l'élargissement a d'ailleurs contraint la Slovaquie à changer. Et au-delà du premier cercle, elle contraint aussi les autres pays candidats à se démocratiser. Et encore au-delà du deuxième cercle, les accords que l'Union européenne, dits de la troisième génération, contiennent tous des clauses démocratiques (ce qui d'ailleurs ralentit par exemple la négociation avec le Mexique), et le Parlement européen (dont le rôle s'affermit) est très sensible à cette question.

Mais laissons ces questions européennes, et passons au cas de l'Amérique latine.

Une première façon d'aborder le potentiel de consolidation démocratique de l'intégration consiste à évaluer le spill over. L'intégration économique peut déborder dans des domaines adjacents, ce qui naturellement modifie considérablement l'efficacité de son instrumentalisation politique. L'intégration favorisera d'autant plus la démocratisation, qu'elle s'étend du domaine économique vers le domaine politique. En disant cela, je n'ai pas seulement en tête la théorie fonctionnaliste, mais aussi à nouveau l'exemple européen où, manifestement, le spill over est puissamment à l'œuvre.

 

Un engrenage de l'intégration en Amérique latine?

Les traités ont-ils prévu des transferts d'autorité et de légitimité vers une autorité centrale? Les traités les plus anciens, sans doute pour respecter la pluralité des régimes, ne prévoyaient aucun transfert d'autorité/légitimité à une institution centrale. 

Ainsi en 1960, le traité de Montevideo instituant l'Association latino-américaine de libre-échange (ALALC), sur le modèle très classique d'une organisation intergouvernementale, ne prévoyait qu'une Conférence des onze parties contractantes et un Comité exécutif permanent. Lorsque ce traité est réformé en 1980, et que l'ALALC se transforme en ALADI, la structure devient plus complexe, avec trois organes politiques (Conseil des ministres, Conférence d'évaluation et convergence, Comité de représentants) et un organe technique (secrétariat général). Cependant, le Conseil des ministres des affaires étrangères, par exemple, «ne s'est réuni que cinq fois en dix ans et n'a pris d'importantes décisions qu'en trois occasions. Beaucoup de celles-ci n'ont pas été réalisées, tandis que d'autres ministres concluaient des accords d'intégration tout à fait en dehors de ce supposé organe "de direction"» (18).  Il est vrai que les objectifs de l'ALADI étaient vagues -«établissement d'une zone de préférence économique»- et aucun engrenage n'a eu lieu dans ce cadre.

Le Groupe andin s'est montré de ce point de vue beaucoup plus ambitieux. De fait, ce Groupe est né en 1969 d'une volonté de certains pays d'aller plus avant dans la voie d'une intégration équilibrée. La structure institutionnelle dont s'est doté le Groupe, a des traits supranationaux intéressants. L'édifice comprend une Commission, organe décisionnel central composé de représentants des pays membres, une Junte de trois membres de la Commission, et une corporation pour le développement des Andes. Au fil des ans, cette structure est devenue plus complexe, à tel point qu'en 1997, le Groupe andin, qui se transforme en Communauté andine, possède un Conseil présidentiel andin (órgano máximo), un Conseil des ministres des affaires étrangères (órgano de dirección y decisión), une Commission de la CAN (órgano de dirección y decisión), un Secrétariat général de la CAN (órgano ejecutivo), un Tribunal andin de justice, un Parlement andin, et un grand nombre d'organisations spécialisées.

Malgré tout, ces institutions n'ont pu compenser les disparités politiques entre les pays. Le Chili se retire du Pacte andin en 1976, et l'intégration ne progresse guère jusqu'à la fin des années quatre-vingts. Depuis, les attitudes ont changé. Ainsi, par exemple, en mai 1991, le Vème Conseil présidentiel «réitère le principe d'application directe des décisions de la Commission», insistant donc sur leur caractère supranational (19).  Dans le même temps, le Groupe s'efforce de prendre des initiatives diplomatiques, appuyant le processus démocratique en Haïti ou au Suriname (Vème Conseil) ou créant un Centre régional andin de coordination et information pour la lutte contre le narcotrafic (VIème Conseil) (20) . Surtout, lors du VIIème Conseil, tenu à Quito le 5 septembre 1995, les cinq présidents décident de «prendre les mesures nécessaires pour la restructuration programmatique et institutionnelle du Pacte andin, qui permette l'approfondissement de l'intégration sous-régionale» (21).  Après quatre années de crise provoquée par l'autogolpe de Fujimori au Pérou, le Pacte andin s'aligne sur les autres schémas d'intégration en plein essor en ce début d'années 90. Est créé un Système andin d'intégration (SAI) qui réunit toutes les institutions et organismes existants (22).  Lors du VIIIème Conseil, les présidents adoptent un protocole qui modifie l'accord de Carthagène en créant la Communauté andine et en établissant le SAI (23).  

Si engrenage il y a, il se fait au bénéfice du Conseil présidentiel andin. Il est devenu l'organe central du système d'intégration andin depuis mai 1991, en «évaluant, donnant l'impulsion et orientant l'intégration et en assurant la concertation des affaires d'intérêt commun» (24).  Dans le SAI de la Communauté andine, le «Conseil présidentiel andin est l'organe suprême», qui «émet des directives sur les différents aspects de l'intégration sous-régionale» et «les organes et institutions exécutent les orientations politiques contenues dans les directives émanant du Conseil présidentiel andin» (25).

La même évolution peut être repérée en Amérique centrale avec le Système d'intégration centraméricain (SICA) créé lors du 11ème sommet des présidents centraméricains en décembre 1991 (26).  Une évaluation de la CEPAL-BID a d'ailleurs jugé que le dynamisme présidentiel était excessif en Amérique centrale, qualifiant de «présidentialisme collectif» la tendance à l'œuvre (27).   

• ALADI, SAI, SICA, ces trois exemples, examinés rapidement, montrent que ces efforts d'intégration les plus anciens ont effectivement connu une sorte d'engrenage, puisqu'engagés sur des bases sectorielles  (28) (accords de libre-échange assortis d'un tarif extérieur commun), ils ont évolué vers des structures complexes calquées sur celles de la Communauté européenne, sans leur dimension supranationale.  Il y a une très nette contradiction entre le niveau (level) très modeste atteint par ces intégrations, en termes de supranationalité par exemple, et l'ampleur (scope) des domaines d'intervention couverts lors des sommets des présidents. Cette dérive présidentialiste affecte certainement la nature du processus d'intégration, car l'exercice diplomatique devient une fin en soi et l'impulsion donnée par cette institution centrale demeure limitée. Elle reflète bien la confiance qu'ont les dirigeants politiques latino-américains en leur capacité de résoudre collectivement des problèmes, je reviendrai sur ce point important.

L'interdépendance, de ce point de vue, est aléatoire, car elle est fonction de l'alchimie des sommets diplomatiques. Cela étant, cette diplomatie des sommets est importante et on peut estimer qu'elle fonctionne comme une matrice générant de l'interdépendance politique, dans la mesure où elle fournit des sites de collusion entre élites.

 

Intégration et communauté démocratique

Mais la dimension politique de l'intégration ne se limite pas à la question du transfert d'autorité/légitimité. La caractéristique centrale des accords d'intégration économique signés dans les années 80 est l'objectif politique de consolidation des démocraties qu'ils s'assignent.

Il faut souligner à quel point cette dimension politique de l'intégration est nouvelle pour l'Amérique latine. Si l'on excepte les vagues et sempiternelles références bolivariennes à l'existence d'une communauté latino-américaine que l'intégration devrait permettre de faire renaître de ses cendres, dans les années 50 à 70, les traités ne se préoccupaient que d'objectifs économiques et, au plan politique, insistaient sur le respect de la pluralité des régimes. Faisant sans doute de nécessité vertu, les traités se fixaient pour objectifs «l'unité dans la diversité» ou le «pluralisme intégrateur». 

Une exception : le traité prévoyant la création du Parlement latino-américain (Parlatino) signé le 7 décembre 1964 à Lima.

Le Traité de Montevideo de 1980 apparaît à ce titre comme le dernier de cette génération pré-démocratique (29).  Son premier principe l'inspirant, énoncé dans son article 3, est «le pluralisme, reposant sur la volonté des pays membres concernant l'intégration, au-delà de la diversité qui peut exister dans la région dans le domaine politique et économique». L'intégration dans le Traité de Montevideo constitue seulement «un des principaux moyens pour que les pays d'Amérique latine puissent accélérer leur processus de développement économique et social afin d'assurer un meilleur niveau de vie à leurs populations», et il n'est nulle part fait référence à un quelconque objectif politique.

Le 25 octobre 1979, la Bolivie, la Colombie, l'Équateur, le Pérou et le Venezuela signent le traité constitutif du parlement andin (30).  On peut le considérer comme le premier traité de l'ère démocratique ou quasi-démocratique. Dans ses attendus, ce traité stipule que les différents gouvernements des cinq pays sont «convaincus que la participation des peuples est nécessaire pour assurer la consolidation et la projection future du processus global d'intégration des pays de la sous-région andine; conscients qu'il est indispensable de créer un moyen commun d'action pour affirmer les principes, valeurs et objectifs qui s'identifient avec l'exercice effectif de la démocratie». Dans son article 2, le traité prévoit que «le Parlement sera composé de représentants des peuples de chacune des Parties contractantes élus au suffrage universel direct...».

L'intégration dans ces conditions s'apparente à la méthode Coué ou au wishfull thinking. Car, en octobre 1979, la Colombie et le Venezuela connaissent des régimes démocratiques depuis de longues années, et l'Équateur depuis six mois, mais tel n'est pas le cas pour les deux autres pays signataires. Le Pérou est au milieu de sa transition, des élections pour une assemblée constituante ont lieu en 1978, une nouvelle constitution démocratique est proclamée en 1979 et des élections générales sont organisées en 1980. Quant à la Bolivie, sa situation est rocambolesque. La démocratisation lancée en 1978 n'a pas abouti, les élections de juillet n'ayant pas donné de vainqueur net. De nouvelles élections en juin 1979 se soldent par un résultat tout aussi ambigu et, alors que l'OEA tient son assemblée annuelle à La Paz, un coup d'État intervient à la clôture de ses travaux le 1er novembre. Les élections de juin 1980 sont à nouveau suivies d'un coup d'État et il faut attendre octobre 1982 pour que le pouvoir soit dévolu aux civils et que la vie démocratique commence à s'organiser. Mais il est tout à fait significatif que des pays traversant de tels bouleversements politiques, s'engagent dans des expériences d'intégration.

 

L'exemple du MERCOSUR

Le cas du Marché commun du sud (MERCOSUR) est encore plus significatif (31).  L'Argentine et le Brésil ont eux aussi connu des sorties de dictature emplies d'incertitudes qui pouvaient les inciter à vouloir s'entraider.

L'Argentine a eu à faire face à la fois au ressentiment des militaires qui, à la suite de la guerre des Malouines, se sont retirés du pouvoir contraints et humiliés, et à une situation économique désastreuse, le PIB diminuant de 23,5% entre 1981 et 1989. Les militaires se sont fermement opposés aux procès contre les violations des droits de l'homme commises pendant la «sale guerre» et, à deux reprises, en 1987 et 1988, ont même tenté de renverser le régime démocratique. Le Brésil a connu une transition plus «douce», nous l'avons vu, mais il a beaucoup plus tardé à lancer les réformes de structure rendues nécessaires par la récession économique.

L'intégration est apparue alors à ces deux pays comme une façon de se lier les mains.

Hacia 1984, se podía tener una clara noción de la debilidad de la situación institucional. De manera tal que el fortalecimiento de la democracia, era un tema al cual se le dedicaba horas de reflexión. Y una de las ideas fundamentales que nació de esas discusiones era, efectivamente, la de tratar de generar lo que se podría llamar una red de protección democrática en América latina. Lo que había que hacer era crear mecanismos no post mortem sino mecanismos que fortaleciesen la afirmación de la democracia naciente. El episodio decisivo fue la visita de Tancredo Neves a Buenos Aires. Hubo un almuerzo en Olivos, debe haber sido a fines de 1984. En ese almuerzo se habló de este tema, se habló de la idea del fortalecimiento de las democracias que se estaban instalando, de los peligros que, indudablemente, de uno y otro lado se veían, y de la idea de tratar de armar algo. O sea, ideas sobre esto había habido mucho antes, pero el primer episodio concreto, en el cual estaban presentes un presidente electo y uno en funciones, fue éste. Y de allí la idea encarna. Tanto en Argentina, como en Brasil, habían pistas para avanzar hacia un mecanismo, tal vez no de integración todavía, pero sí de construcción de una red de seguridad democrática (32).

Dès la déclaration d'Iguazú (30 novembre 1985), il apparaît clairement que l'objectif de l'intégration est à la fois le développement économique et la consolidation démocratique, les deux processus devant s'autoalimenter (33).  Se dice, por ejemplo en el punto 9 que se deben hacer esfuerzos regionales para

encontrar soluciones duraderas, que permitan a sus gobernantes dedicarse a la tarea primordial de asegurar el bienestar y desarrollo de sus pueblos, consolidando el proceso democrático de América latina (34).

De même, le dernier point conclut que les présidents «réaffirment avec emphase que le processus de démocratisation que vit le continent devra conduire à un plus ample rapprochement et une intégration entre les peuples de la région». On voit bien ici que l'intégration doit accélérer le développement qui doit, à son tour, consolider la démocratie, et que dans le même temps la consolidation de la démocratie doit faciliter l'intégration qui doit contribuer à la croissance. 

On retrouve l'énonciation de ces objectifs dans d'autres déclarations. Ainsi, la déclaration argentine-uruguayenne du 26 mai 1987, qui accompagne la signature de l'Acte de Montevideo par les deux pays, affirme dans son point 2 que «ce processus d'intégration... est la condition de base de nos possibilités de développement économique et social, s'associant de plus de façon indissoluble à l'institutionnalisation démocratique, sans laquelle il échouerait comme ce fut tant de fois le cas dans le passé» (35).  Il y est aussi question de «politique de solidarité démocratique» et, là encore, la démocratisation est envisagée comme une condition nécessaire à l'intégration alors que l'intégration doit à son tour permettre le développement économique qui consolidera la démocratie. Le raisonnement est certes circulaire, mais il est somme toute en harmonie avec l'idéologie néolibérale qui s'impose à l'époque et qui veut que le politique dépende strictement de l'économique. Dans les attendus du Traité d'Asunción, prévoyant la constitution du MERCOSUR, on trouve aussi la volonté d'«accélérer les processus de développement économique accompagné de justice sociale» ou d'«améliorer les conditions de vie des habitants» (36).   Enfin, à chaque réunion du Conseil du marché commun (CMC), les présidents ne manquent pas de rappeler à quel point les objectifs politiques et économiques du MERCOSUR sont indissociablement liés, selon une logique circulaire.

Il est tout à fait intéressant de constater que cette volonté de se lier les mains pour consolider la démocratie s'est maintenue en dépit des alternances politiques qui sont intervenues dans les différents pays. Il est en effet facile de comprendre les craintes des premiers présidents après les sorties de dictature. Les Sarney, Alfonsín et Sanguinetti ont du chercher dans la solidarité de leurs homologues un palliatif à leur faiblesse intérieure. L'intégration en phase de transition est réductrice d'incertitudes. Mais il en allait différemment pour les Collor, Menem et Lacalle, et pourtant ce sont eux qui, avec le Paraguayen Rodríguez, ont signé le traité d'Asunción en 1991 et continué dans les années suivantes à mettre l'accent sur la consolidation démocratique par le biais de l'intégration.

Pourtant on ne trouve pas trace dans le traité d'Asunción de l'objectif de défense de la démocratie. Cela reflète je crois l'opinion répandue en 1991 que la démocratie n'est plus en danger dans le MERCOSUR.

 

Mais la question n'a pas tardé à réapparaître avec le Paraguay.

La volonté d'utiliser le MERCOSUR pour consolider la démocratie a été mise à l'épreuve lorsque, au Paraguay, le 22 avril 1996, le général Lino Oviedo est entré en rébellion contre le président Wasmosy qui venait de le destituer. Les pressions diplomatiques -des États-Unis, du tandem Argentine-Brésil et de l'Union européenne- font entendre raison au général récalcitrant, alors que Wasmosy était prêt à institutionnaliser une forme de co-gouvernement, en nommant Oviedo au ministère de la défense. A l'évidence, la réussite d'un coup d'État au Paraguay aurait ôté toute crédibilité au MERCOSUR, déjà en bute au problème de la corruption dans ce pays (37).  Mais un tel événement violerait l'esprit, illustré plus haut, plus que la lettre des accords car aucun de ceux-ci ne contenait une clause d'expulsion pour non-respect de la démocratie. Les présidents argentin et brésilien ont néanmoins été très clairs en affirmant qu'une usurpation militaire du pouvoir signifiait une expulsion du MERCOSUR. L'Union européenne, de son côté, peut s'appuyer sur l'article 1 de l'accord cadre signé avec le MERCOSUR pour menacer de rompre les négociations (38).  Il reste que le rôle des États-Unis a été déterminant dans la résolution de la crise, bien plus que celui du MERCOSUR (39). 

Cette crise a tout de même abouti à l'adoption d'une clause démocratique. Cela s'est fait en deux temps. Tout d'abord une Declaración presidencial sobre compromiso democrático en el MERCOSUR (San Luis, 25 juin 1996), qui se transforme en protocole, lors du sommet d'Ushuaïa du 24 juillet 98: Protocolo de Ushuaia sobre compromiso democratico en el Mercosur.

 

Le cas andin 

Le Pacte andin a souvent durant son évolution manifesté la volonté de voir la démocratie prospérer dans la région. Ainsi par exemple adoptait-il en 1980 un intéressant "code de conduite" (Carta de Conducata de Riobamba) qui cherchait à bâtir un ordre politique sous-régional basé sur la démocratie. En 1979, comme mentionné plus haut, le Traité constitutif du parlement andin, supposait aussi que les pays membres étaient en mesure d'organiser des élections démocratiques.

A l'occacion du XXème anniversaire du processus d'intégration (1989), la Déclaration mentionne:

El sistema democrático constituye la norma inquebrantable, la forma de vida y el instrumento idóneo para preservar la paz, alcanzar el desarrollo y la justicia social, garantizar el pleno respeto a los derechos humanos e impulsar la cooperación e integración entre nuestros pueblos. Este proceso de integración no ha logrado aprovechar plenamente los elementos unificadores potenciales que existen entre nuestros pueblos, pues ha prevalecido una visión eminentemente comercial del proceso de integración. Expresamos nuestra convicción de que la integración andina es un proceso global que se orienta hacia la consolidación de la identidad subregional y a la realización de objetivos compartidos por los Estados miembros (40).

 

A la suite du MERCOSUR, la Communauté andine adopte le 17 octobre 1998 un "Protocole additionnel à l'Accord de Cartagène" intitulé "Compromis de la Communauté andine sur la Démocratie". Cette clause démocratique reprend les mêmes termes que celle du Mercosur.

 

Autres clauses démocratiques

La même évolution se retrouve au niveau continental, avec l'OEA, qui va au-delà de la stabilité de la démocratie, pour se préoccuper de sa qualité.

La Charte de 1948 a été révisée dans les années 90, afin de se centrer davantage sur la défense de la démocratie et la promotion du développement, avec la Déclaration de Santiago (1991) et les protocoles de Cartagène (1985), Washington (1992) et Managua (1993). La nouvelle Charte de l'OEA, entrée en vigueur le 25 septembre 1997, donne à l'Organisation une nouvelle mission: promouvoir et consolider la démocratie représentative dans le respect du principe de non intervention (article 2b). Surtout son article 9 prévoit une suspension possible d'un Etat victime d'un coup d'Etat.

Concernant la qualité de la démocratie, la nouvelle Charte de 1997 ajoute un long chapitre sur le "Développement intégral".

Enfin, le 11 septembre 2001, l'OEA a adopté une "Charte démocratique interaméricaine", qui consacre son rôle en matière de défense de la démocratie.

 D'autres processus d'intégration ont à leur tour adopté des clauses démocratiques, notamment en 2010 l'UNASUR et la Conférence Ibéroaméricaine, de telle sorte que l'Amérique latine est sans conteste le continent où les dispositifs multilatéraux de défense de la démocratie sont les plus nombreux. La clause démocratique de l'UNASUR se singularise par la sévérité des sanctions susceptibles d'être prises à la suite d'un coup d'Etat, allant jusqu'à la fermeture des frontières et des sanctions économiques.

 

Conclusion

L'instrumentalisation politique de l'intégration à des fins de défense de la démocratie n'a guère eu l'opportunité de faire ses preuves. Hormis le cas du Paraguay, dans tous les nombreux autres cas de déstabilisation de la démocratie, la clause démocratique n'a pas été mise en œuvre. Il est vrai qu'il n'y a pas eu de cas flagrants de coups d'État, mais tout de même des présidents renversés, en Equateur, Bolivie, Argentine (De la Rua en 2001) ou Haïti (Aristide).

A l'inverse, en 2009, le coup d'Etat au Honduras a provoqué la suspension de cet Etat du Système d'intégration centraméricain (SICA), en l'absence de clause démocratique dans cette région. Le Honduas a aussi été suspendu de l'OEA, en application de la Charte démocratique interaméricaine.

 

Notes:

(1) HAAS, Ernst; SCHMITTER, Philippe, «Economic and differential patterns of political integration : projections about unity in Latin America», International organization, XVIII (4), 1964.

(2)  Comparant l'Europe et l'Amérique latine, HAAS et SCHMITTER mentionnent incidemment que le succès relatif de l'intégration européenne est du à la «logique interne de l'industrialisation, du pluralisme et de la démocratie» (dans «Economic and differential patterns of political integration : projections about unity in Latin America», Ibid.).

(3) DABENE, Olivier, «Invention et rémanence d'une crise. Leçons d'Amérique centrale», Revue française de science politique, 42(4), août 1992.

(4) SCHMITTER, Philippe, «A revised theory of regional integration», International Organization, 24(4), 1970, p.836.

(5) MITRANY, David, A working peace system, Royal institute of international affairs, 1943.

(6) HAAS, Ernst, The uniting of Europe: political, social and economic forces 1950-1957, Standford university press, 1958.

(7) Sur la question de l'automaticité, HAAS et SCHMITTER sont toutefois beaucoup moins déterministes et beaucoup plus nuancés qu'on l'a dit. Ainsi, à la question «l'intégration économique d'un groupe de nations provoque-t-elle automatiquement l'unité politique?» ils répondent d'emblée qu'«il n'y a pas de réponse historique dépourvue d'ambiguïté» (dans «Economic and differential patterns of political integration : projections about unity in Latin America», Op.,Cit.). SCHMITTER précise aussi qu'automaticité ne signifie pas linéarité (dans «Three neo-functional hypotheses about international integration», International organization, XXIII(1), 1969).

(8) Après tout, certains notables entretiennent en France de véritables fiefs, grâce à des pratiques plus ou moins licites, sans que cela trouble le fonctionnement de l'État central outre mesure. La littérature est abondante sur ce sujet, mais l'analyse d'Yves MÉNY dans La corruption de la république (Fayard, 1992) est particulièrement fine.

(9) SCHMITTER, Philippe, «A revised theory of regional integration», Op., Cit.

(10) Comme le notait déjà Andrew GREEN dans Political integration by jurisprudence. The work of the court of justice of the european communities in european political integration, Sijthoff, 1969.

(10) DEUTSCH, Karl et alii, Political community and the north atlantic area, Princeton university press, 1957.

(11) Voir ROSENAU, James, Turbulence in world politics. A theory of continuity and change, Princeton university press, 1990 ou BADIE, Bertrand; SMOUTS, Marie-Claude, Le retournement du monde. Sociologie de la scène internationale, Presses de la FNSP/Dalloz, 1992. Le choix de ma variable dépendante dans cet article (la démocratisation et non l'intégration ou l'interdépendance) trahit ma réticence à franchir le pas.

(12) Article 237 du traité de Rome instituant la CEE et 205 du traité instituant la CEEA, 25 mars 1957. En 1951, le traité instituant la CECA employait une formulation différente «Tout État européen peut demander à adhérer au présent traité» (article 98).

(13) Cité par WHITEHEAD, Laurence dans "International aspects of democratization», p.21 dans The international dimensions of democratization. Europe and the Americas, Oxford University press, 11996.

(14) Cité par TOLEDANO LAREDO, Armando, dans Intégration et démocratie, Éditions de l'université de Bruxelles, 1982, p.80.

(15) Déclaration sur l'identité européenne adoptée par le Sommet de Copenhague, 14 décembre 1973.

(16) Cité par TOLEDANO LAREDO, Armando, Op., Cit., p.97.

(17) Edward Best, «L'intégration de l'Amérique latine au cours des années 1990 : redéfinition dans l'incertitude», Revue internationale des sciences administratives, 57(4), Décembre 1991.

(18) Acta de Caracas, 18 mai 1991.

(19) Acta de Barahona, 5 décembre 1991.

(20) Acta de Quito, 7 septembre 1995.

(21) Soit le Conseil présidentiel andin, le Conseil andin des ministres des relations extérieures, le Conseil élargi des ministres des relations extérieures, la Commission de l'Accord de Carthagène, le Parlement andin, le Tribunal de justice de l'accord de Carthagène, le Secrétariat général de l'accord de Carthagène, le Conseil consultatif patronal, le Conseil consultatif syndical, la Corporation andine de développement, le Fond latinoaméricain de réserves, les conventions et accords (article 4, Acta de Quito).

(22) Acta de Trujillo, 9-10 mars 1996.

(23) Instrumento de creación del Consejo presidencial andino y del sistema de coordinación de las instituciones de integración andina, Acta de Machu Picchu, 23 mai 1990.

(24) Protocolo modificatorio del Acuerdo de integración subregional andino, Acta de Trujillo, 10 mars 1996.

(25) Protocolo de Tegucigalpa a la carta de la ODECA, Tegucigalpa, 13 décembre 1991.

(26) CEPAL-BID, La integración centroamericana y la institucionalidad regional, 1998.

(27) Le cas du SICA peut sembler différent, mais il ne l'est guère. Le SICA s'inscrit plus dans la continuité des efforts d'intégration économique (MCCA), qu'il s'agit, une fois la crise régionale résolue, de relancer, plutôt que dans celle de l'intégration politique (ODECA).

(28) Tratado de Montevideo, Montevideo, 12 août 1980.

(29) Tratado constitutivo del parlamento andino, La Paz, 25 octobre 1979.

(30) Le MERCOSUR réunit l'Argentine, le Brésil, le Paraguay et l'Uruguay. Voir Olivier Dabène, «L'intégration régionale en Amérique latine : le MERCOSUR», Les Études du CERI, n°8, Novembre 1995. 

(31) Diego Achard, Manuel Flores Silva, Luis Eduardo González, Las élites argentinas y brasileñas frente al Mercosur, BID-INTAL, 1994.

(32) Declaración de Iguazú, Foz de Iguazú, 30 novembre 1985.

(33) Declaración de Iguazú, 30 de noviembre de 1985.

(34) Declaración conjunta Argentina-Uruguay, Montevideo, 26 mai 1987. L'acte de Montevideo approfondit la coopération entre ces deux pays, parallèlement aux efforts de rapprochement avec le Brésil.

(35) Tratado de Asunción, Asunción, 26 mars 1991.

(36) «La corrupción en Paraguay. Une bomba para el Mercosur», Clarín, (Buenos Aires), 24 avril 1996.

(37) Cet article stipule que «le respect des principes démocratiques et des droits de l'homme... constitue un élément essentiel de l'accord» (Accord cadre de coopération interrégionale, 15 décembre 1995).

(38) «El papel de EEUU en la resolución de la crisis», Clarín, (Buenos Aires), 26 avril 1996.

(39) Manifiesto de Cartagenas de Indias, 26 de mayo de 1989.

(40) Plan de acción, Cumbre de las Américas, Miami, 11 de diciembre de 1994

 

Mise à jour le Mercredi, 08 Décembre 2010

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