Intégration et paix

Intégrations régionales

Écrit par Olivier Dabène   

De tout temps, le commerce a constitué une dimension importante des relations internationales, susceptible d'aviver comme d'apaiser des tensions.

Le premier accord libéralisant les échange commerciaux entre deux pays, le fameux Traité Methuen, est signé en 1703 par l'Angleterre et le Portugal dans le contexte de la guerre de succession d'Espagne.

  • Prolégomènes : le commerce et les relations internationales
  • Intégration et paix dans la théorie classique de l'intégration
  • Europe: la paix par l'intégration ou l'intégration grâce à la paix
  • L'Amérique centrale des années 50
  • L'Amérique centrale des années 80
  • La paix par l'intégration en Amérique du sud dans les années 2000

 

Prolégomènes : le commerce et les relations internationales

La circulation de richesses, les échanges, les transactions, créent des liens en même temps qu'ils donnent lieu à d'âpres compétitions. 

- Les grandes doctrines économiques se sont très tôt intéressées aux questions de savoir comment le commerce peut être utilisé comme vecteur de politique internationale ou, à l'inverse, comment une configuration des relations internationales peut affecter la « richesse des Nations ».

La théorie mercantiliste (XVIè - XVIIè), par exemple, part de l'idée que l'État doit être le cadre et l'agent de l'accumulation des richesses. Cet objectif semble pouvoir être atteint, dans un premier temps, par la détention du maximum de capitaux qui permettent d'acquérir, au-delà des frontières, des biens qui font défaut sur place. Politique suivie par les Espagnols et les Portugais, mais ce fut un échec. Les autres pays européens ont mis l'accent sur la nécessité d'accroître la production nationale pour réduire la dépendance à l'égard de l'étranger et pour augmenter les exportations. C'est par exemple le système de Colbert mis en place sous Louis XIV et qui reposait sur 3 grands principes : protectionnisme, interventionnisme et colonialisme : soit un étroit nationalisme économique. Le mercantilisme est donc clairement générateur de tensions au plan international.

En réaction, le libéralisme d'Adam Smith (1723-1790) et les théoriciens de l'économie libérale s'élèvent contre ces principes. Favorables à l'initiative privée, ils veulent que l'État cesse d'intervenir dans la vie économique. Sur le plan international, les libéraux condamnent le protectionnisme, qui est une source de rivalités entre États. Il faut pour cela réduire le montant des droits de douane, pour faciliter les transactions. Chaque pays doit se spécialiser dans la production de certains biens : c'est la division internationale du travail. De même les libéraux sont opposés à la colonisation, en vertu d'un calcul économique : les colonies coûtent plus qu'elles ne rapportent et par ailleurs le monopole du commerce et du trafic maritime qu'implique le colonialisme, est un obstacle à la liberté du commerce.

Enfin, pour Marx, le principe de la liberté des transactions masque la domination des détenteurs du capital. Dans sa vision du monde, Marx ne diffère pas beaucoup des libéraux : c'est un marché. Mais c'est un marché qui est condamné à produire des contradictions. Les analyses inspirées du marxisme mettent aujourd'hui l'accent sur la dépendance. Il y a une contradiction entre le centre, exploiteur, et la périphérie, exploitée. Là encore, les échanges économiques sont générateurs de tensions internationales.

 

Intégration et paix dans la théorie classique de l'intégration

La théorie de l'intégration régionale contemporaine est en ce sens clairement d'inspiration libérale. Largement basée sur l'exemple européen, elle considère l'intégration et la consolidation de la paix comme consubstantielles. 

Karl Deutsch envisage l'intégration comme une association volontaire afin d'éviter tout affrontement armé. Une population ainsi intégrée forme une «communauté de sécurité» et l'intégration devient l'apparition d'un sens de la communauté, c'est-à-dire une conviction largement partagée que les problèmes communs peuvent être réglés en commun de façon pacifique. 

La théorie des régimes dominante, dans ses différentes variantes néolibérales, considère les États comme étant indifférents au sort des autres, et n'envisage donc guère que les échanges puissent être générateurs de tensions.

- Curieusement, la plupart de ces théories ont négligé de réfléchir aux conditions historiques ayant présidé au lancement d'une expérience d'intégration, et à l'environnement international ayant accompagné son développement.

 

Europe:la paix par l'intégration ou l'intégration grâce à la paix

Or concernant l'Europe, ce point mérite réflexion.

Concernant les circonstances historiques, il est évident que le traumatisme de la guerre est à l'origine d'un courant d'opinion favorable au fédéralisme qui trouve un écho chez les « pères fondateurs ». La volonté de se lier les mains, de créer des « solidarités de fait », d'enclencher une dynamique productrice d'interdépendance, ne peuvent s'apprécier sans la prise en compte de ce contexte tout à fait particulier.

De même, concernant l'évolution du processus d'intégration, le contexte de la guerre froide en Europe mérite un examen. Il s'agit sans doute beaucoup plus que d'une variable intervenante. Dans « Penser l'Europe », Edgar Morin évoquait cette conscience de vulnérabilité commune qui soudait les Européens durant les années de guerre froide. La bipolarité et l'Alliance atlantique ont aussi finalement épargné aux Européens de devoir réfléchir à leur sécurité et de devoir en assumer le coût.

Au regard de cette contextualisation et de cette historicisation, la question de savoir si la paix s'est consolidée grâce à l'intégration ou si l'intégration s'est consolidée grâce à la paix ne saurait recevoir une réponse tranchée.

 

L'Amérique centrale des années 50

L'Amérique centrale peut nous aider à apporter des réponses à ces questions théoriques, dans la mesure où elle offre sur une courte période deux exemples de crise ayant entraîné une relance du processus d'intégration.

Elle nous enseigne qu'il faut porter une attention toute particulière aux caractéristiques des crises, et aux sorties de crise inventées par les acteurs.

Je vais tâcher de mettre en rapport des types de sortie de crise et des types d'intégration, en comparant l'Amérique centrale des années 50 et celle des années 80.

L'Amérique centrale d'avant-guerre se caractérisait par une uniformité de régimes autoritaires (caudillismo), apparus dans la conjoncture de crise économique des années trente. Or les pratiques politiques associées à ces régimes sont sévèrement critiquées pendant la guerre, sous l'influence d'une propagande mondiale favorable à la démocratie. Dès 1941, l'opposition universitaire s'organise au Guatemala. Mais c'est surtout en 1943 qu'apparaît partout une grande agitation sociale, produisant des effets différents d'un pays à l'autre.

En 1944, la crise se déclenche simultanément dans deux pays (Salvador et Guatemala) qui chassent leur dictateur (Martinez et Ubico), puis en 1948 le Costa Rica connaît une courte guerre civile. Au Nicaragua et au Honduras, l'agitation d'après-guerre ne remet pas fondamentalement en cause la forme du régime, ce qui ne signifie pas que des concessions ne soient pas faites par les dictatures (hausses salariales, législations sociales, etc.).

La révolution guatémaltèque de 1944 est une manifestation spectaculaire de dérèglements repérables dans tous les autres pays, et elle constitue la source d'ondes de choc qui affectent tout l'isthme (collaboration avec la révolution salvadorienne et le projet réformiste de Figueres au Costa Rica, aides aux différents partis communistes, etc.). La période 1944-1954 voit se succéder deux présidents élus -Arévalo et Arbenz- qui œuvrent en faveur d'un bouleversement profond de la société guatémaltèque, comme en témoignent la nouvelle constitution de 1945, la réforme agraire de 1952, la libéralisation politique (légalisation du parti communiste en 1952) et les nombreuses réformes sociales qui bénéficièrent du soutien actif des communistes.

Au chapitre des facteurs venant se surimposer à cette crise du caudillismo des années 40-50, on ne relève pas de crise économique importante. C'est même l'inverse qui se produit, puisque, après des difficultés pendant la guerre, la région entame alors une forte reprise économique.

En revanche, le contexte international est déterminant après la guerre et il n'est pas exagéré de dire qu'il modèle l'évolution politique de l'Amérique centrale. Alors que pendant la guerre les Etats-Unis se souciaient plus de la participation des pays latino-américains à l'effort de guerre que de la forme de leurs régimes politiques, une fois la paix revenue, ils encouragent la démocratisation de tout le continent. Mais cela ne dure pas. Dès les débuts de la guerre froide, la priorité devient la lutte contre le communisme, ce qui pousse les Etats-Unis à modérer leurs pressions en faveur de la démocratie, puis à les abandonner peu à peu pendant la guerre de Corée et complètement avec l'arrivée au pouvoir d'Eisenhower en janvier 1953. La participation américaine au renversement d'Arbenz au Guatemala en 1954 constitue une rupture par rapport à la politique de bon voisinage inaugurée par Franklin Roosevelt vingt ans auparavant, et la première intervention contre un président démocratiquement élu au nom de la lutte contre le communisme. 

Mais ces pressions nord-américaines ne se surimposent pas à des crises déjà existantes. A l'inverse, elles «accompagnent» leur déclenchement, leur déroulement et leur dénouement et leur sont donc consubstantielles.

Elles sont aussi à l'origine d'un détournement des objectifs de la relance du processus d'intégration régionale auquel cette crise donne lieu.

Le climat favorable à la démocratie dans l'immédiat après-guerre a pour effet de rapprocher les gouvernements du Salvador et du Guatemala qui succèdent aux dictateurs. Les nouveaux présidents Castañeda Castro et Arévalo se réunissent en mai 1945 (conférence de San Cristóbal), à l'initiative du Parti unioniste centraméricain (fondé en 1899 par le Nicaraguayen Salvador Mendieta, celui-ci n'avait pu jusqu'alors développer ses projets d'union politique), pour discuter de l'union centraméricaine. Le 12 septembre 1946 un Pacte de Santa Ana est signé entre les deux pays dont l'objectif est d'étudier «les conditions dans lesquelles il serait possible de réaliser le rapprochement des peuples centraméricains, en vue de préparer l'union politique».  Puis le 8 avril 1947 est signé à San Salvador le Pacte de l'union confédérée des Etats d'Amérique centrale qui ne fait rien d'autre que reprendre des projets plus anciens ayant tous échoués.

Ce ne sont donc pas ces réunions qui relancent l'intégration sur des bases solides. On peut certes les mettre en parallèle avec le climat « fédéraliste » qui règne en Europe, mais le traumatisme fondateur est absent en Amérique centrale qui donnerait de la consistance à cette poussée de sève unioniste. 

Le déclencheur de l'intégration est plutôt à rechercher dans l'environnement international. Dans ses relations extérieures, l'Amérique centrale fait l'expérience de sa faiblesse et assiste à la création de nouvelles organisations internationales. Ainsi par exemple lors de la conférence de San Francisco (25 avril-25 juin 1945), donnant naissance à l'Organisation des nations unies (ONU), l'Amérique latine prend conscience de sa puissance relative (20 des 51 Etats membres originaires sont latino-américains) et donc des avantages qu'apporterait son union. Trois ans plus tard, la signature, le 30 avril 1948, de la Charte de l'Organisation des Etats Américains (OEA) fournit à l'Amérique centrale un exemple dont elle allait s'inspirer.

A l'invitation du Salvador, les ministres des relations extérieures des cinq pays d'Amérique centrale se réunissent du 8 au 14 octobre 1951 et signent la Charte de San Salvador donnant naissance à l'Organisation d'Etats centraméricains (ODECA). Leur motivation semble avoir été d'abord et avant tout de créer un instrument diplomatique devant leur permettre de coordonner leur action à l'ONU. Mais officiellement les objectifs des cinq pays signataires sont de «renforcer les liens qui les unissent; de se consulter mutuellement pour affirmer et maintenir la fraternelle coexistence dans cette région du continent; de prévenir et d'écarter tout désaccord et d'assurer la résolution pacifique de tout conflit qui pourrait surgir entre eux; de s'entraider; de chercher des solutions communes à leurs problèmes communs et de promouvoir le développement économique, social et culturel, grâce à l'action commune et solidaire».  

La structure mise en place est légère puisqu'elle ne prévoit que 5 organes: la réunion éventuelle des présidents (organe suprême), la réunion des ministres des relations extérieures (organe principal), la réunion éventuelle d'autres ministres, le bureau centraméricain (secrétariat général de l'Organisation) et le conseil économique.

Entrée en vigueur le 9 janvier 1952, l'ODECA connaît immédiatement des problèmes, pendant que se prépare la première réunion de son organe principal. Alors que l'entente entre le Salvador et le Guatemala avait permis l'aboutissement de ce projet, c'est le Salvador qui annonce son intention de soumettre à cette première réunion une déclaration, dirigée à l'évidence contre le Guatemala, condamnant la subversion communiste internationale. Le président guatémaltèque Arbenz s'en plaint, et le 4 avril 1953 se retire de l'Organisation.

L'ODECA devient alors la caisse de résonance de la campagne nord-américaine contre le communisme. Les deux premières réunions extraordinaires de l'organe principal de l'ODECA (réduit donc à quatre ministres des affaires étrangères) en portent la marque. La première donne lieu à une déclaration de San José (16 avril 1953) demandant au Guatemala de reconsidérer sa décision. Mais la deuxième adopte la résolution de Managua (12 juillet 1953), s'intitulant «Réaffirmation des principes démocratiques d'Amérique centrale et condamnation du communisme».

Réaffirmation des principes démocratiques d'Amérique centrale et condamnation du communisme

Les pays membres de l'ODECA fondent leurs institutions sur les principes démocratiques [...et que...] les activités du communisme international tendent à subvertir ces institutions. 

Recommande aux gouvernements d'adopter [...] des mesures conduisant à prévenir, contrecarrer et sanctionner les activités subversives des agents communistes, et notamment les mesures visant à:

a) Empêcher l'utilisation indue de documents de voyage;

b) Empêcher la diffusion et la circulation de propagande subversive;

c) Interdire l'exportation de matériels stratégiques vers les pays dominés par des gouvernements communistes; et

d) Se fournir réciproquement toute information sur les activités que déploient les agents communistes.

Source : ODECA, Managua, 12 juillet 1953

 

Au plan international, l'ODECA est donc en harmonie avec l'orientation que les Etats-Unis imposent à l'OEA. Lors de la très connue 10ème conférence panaméricaine, qui se tient à Caracas du 1er au 28 mars 1954, le secrétaire d'Etat nord-américain John Foster Dulles fait approuver une «déclaration de solidarité pour la préservation de l'intégrité politique des Etats américains contre une ingérence du communisme international» qui est une justification préalable de l'intervention au Guatemala.

Les pressions, l'intimidation et l'amorce d'une invasion militaire ont raison du président Arbenz qui se démet de ses fonctions le 27 juin 1954. Le nouveau président, le colonel Castillo, demande alors la réintégration de son pays à l'ODECA, ce qui lui est immédiatement accordé.

Il apparaît donc que la création et les premières années d'existence de l'OCECA sont inséparables du contexte de crise propre à l'Amérique centrale des années 50. Imaginée par les Centraméricains dans une période favorable à la démocratisation, cette structure est détournée de ses objectifs par la force du contexte international qui devient foncièrement anti-communiste. Dans une situation qui se caractérise par la présence dans un pays d'un régime indésirable à l'aune de critères fixés à Washington en pleine guerre froide, l'ODECA participe au règlement de cette crise en servant de caisse de résonance locale à la lutte contre le communisme.

Il serait faux par conséquent d'avancer que l'ODECA a été créée comme un instrument de sortie de crise destiné à défaire la révolution guatémaltèque, régime atypique. Elle diffère donc des mécanismes d'intégration créés dans les années 80 car la collaboration qui apparaît en Amérique centrale pendant cette décennie est, elle, spécifiquement destinée à régler le problème posé par la révolution sandiniste.

On l'a dit, l'ODECA connaît des débuts turbulents avec le retrait du Guatemala. En 1955, une deuxième affaire vient mettre en péril l'organisation. Le dirigeant costaricien Calderón, vaincu lors de la guerre civile de 1948 par Figueres, lance une invasion depuis le Nicaragua voisin en janvier 1955 avec l'appui de Somoza. L'opération échoue mais, de façon significative, le Costa Rica fait appel à l'arbitrage de l'OEA, apportant la preuve de la faiblesse politique de l'ODECA.

D'autres preuves du même genre sont apportées dans les années qui suivent. Les réunions de ministres des affaires étrangères, prévues seulement tous les deux ans (article 7 de la Charte de San Salvador), rivalisent d'improductivité. La première réunion ordinaire, qui a lieu le 27 août 1955, se borne à nommer un secrétaire général et à adopter une Déclaration d'Antigua Guatemala qui est une liste de principes généraux. Des disputes territoriales entre le Nicaragua et le Honduras sont à l'origine de la 3ème réunion extraordinaire du 30 mars 1957. La seconde réunion ordinaire (12-14 octobre 1959) bute sur la nomination d'un nouveau secrétaire général. Celle-ci ne se fait que lors de la 4ème réunion extraordinaire du 15 février 1960. Enfin, la 5ème réunion extraordinaire (21-23 juillet 1961) donne lieu à une Résolution de Tegucigalpa, qui ne fait que reprendre le ton anticommuniste adopté précédemment, et recommande la mise en application des mesures prévues dans la résolution de Managua (12 juillet 1953).

Dix ans avaient passé et l'ODECA était au point de départ. Néanmoins, cette dernière réunion extraordinaire marque un tournant. Le président du Guatemala, Ydígoras, y fait parvenir une proposition de réforme de l'Organisation. Après plusieurs rencontres techniques préparatoires, la 6ème réunion extraordinaire des ministres des affaires étrangères qui se tient à Panama du 10 au 12 décembre 1962 adopte la nouvelle Charte de San Salvador.

Les changements sont importants.

Les objectifs, tout d'abord, résumés dans l'article 1, sont aussi brefs qu'obscures: «Le Costa Rica, le Nicaragua, le Honduras, le Salvador et le Guatemala sont une communauté économico-politique qui aspire à l'intégration de l'Amérique centrale. Dans ce but s'est constituée l'Organisation d'Etats centraméricains (ODECA)».  Les deux articles mentionnant les principes de fonctionnement de l'ODECA sont supprimés.

La nouvelle Charte donne ainsi dès ses premiers articles l'impression de manquer d'inspiration et de ne pas poursuivre des objectifs précis.

Pourtant, les organes sont plus nombreux, au nombre de huit: la réunion des chefs d'Etat (organe suprême), la conférence des ministres des relations extérieures (organe principal), le conseil exécutif (organe permanent), le conseil législatif, la cour de justice centraméricaine, le conseil économique centraméricain, le conseil culturel et éducatif et, le conseil de défense centraméricain. Cette nouvelle charpente ressemble fort à un gouvernement supranational avec une division classique entre l'exécutif, le législatif et le judiciaire. Mais la ressemblance est de pure forme, car sur le fond, aucun progrès vers la supranationalité ne se fera dans le cadre de l'ODECA.

Deux organes doivent retenir l'attention. Le premier, le conseil exécutif, qui remplace le bureau centraméricain, est composé des ministres des affaires étrangères. Outre que la différence avec l'organe principal est mal établie, on remarque surtout que la création de cet organe entraîne la suppression du poste de secrétaire général de l'ODECA. Son absence se fait durement sentir au moment où l'Organisation est déchirée par un grave conflit interne (la guerre de 1969 entre le Salvador et le Honduras). Le second, le conseil économique centraméricain, n'est pas une nouveauté, mais ses attributions sont considérablement étendues. L'article 17 de la Charte de San Salvador, dans sa nouvelle version, dispose en effet qu'«il aura à sa charge la planification, la coordination et l'exécution de l'intégration économique centraméricaine. Tous les organismes de l'intégration économique centraméricaine feront partie de ce Conseil».

On touche là au cœur de l'évolution de l'intégration centraméricaine dans ces années-là. Cet article 17 est emblématique de la volonté des Centraméricains d'inclure dans leurs efforts d'intégration politique la dimension économique qui, entre 1951 et 1962, avait fait des progrès considérables, mais en dehors de l'ODECA.

Pourtant, la Charte de 1951 prévoyait la création d'un Conseil économique, composé des ministres de l'économie, qui devait, selon une résolution des ministres des affaires étrangères, faire des recommandations pour «promouvoir le développement et l'intégration de l'économie centraméricaine». Mais presque au même moment (mai-juin 1951), la Commission économique pour l'Amérique latine (CEPAL) de l'ONU invitait les pays de l'isthme à former un Comité de coopération économique de l'isthme centraméricain (CCE), composé aussi des ministres de l'économie, et dont la première réunion a lieu au août 1952 à Tegucigalpa.  Ce CCE, qui dupliquait les fonctions du Conseil économique de l'ODECA tout en étant composé des mêmes personnes, connaît dès ses débuts un succès fulgurant (création de l'Ecole supérieure d'administration publique d'Amérique centrale, ESAPAC, de l'Institut centraméricain d'investigation et de technologie industrielle, ICAITI) qu'il faut expliquer par l'appui décisif de la CEPAL à ses travaux.

C'est lors de la 7ème réunion ordinaire du CCE,  le 13 décembre 1960, qu'est signé à Managua le Traité général d'intégration économique centraméricaine, et divers autres traités d'importance (sur la création d'une banque centraméricaine d'intégration économique notamment) qui lancent le processus d'intégration économique centraméricain avec un succès remarquable.

Il faut remarquer que ce succès se fait aux dépends de l'ODECA qui perd une large part de ses prérogatives concernant la dimension économique de l'intégration. De façon tout à fait symbolique, le Secrétariat permanent de l'intégration économique centraméricaine (SIECA) devient l'institution centrale de l'intégration, alors que l'ODECA tombe peu à peu dans l'oubli (la Charte de 1962 ne fut même jamais ratifiée).

En clair, les efforts faits en 1962 pour inclure l'intégration économique dans un vaste dessein politique échouèrent. En 1969, la guerre qui éclate entre le Salvador et le Honduras sanctionne l'échec d'une construction politique régionale, alors que les progrès de l'intégration économique sont continus.

 

L'Amérique centrale des années 80

Passons à l'examen de la crise des années 80

Mon hypothèse concernant la crise des années 80 en Amérique centrale est qu'elle a été largement «inventée».

Je ne développerai pas cette hypothèse ici.  Mais je peux résumer les arguments de la façon suivante : il y a dans les années 60 en Amérique centrale des dérèglements économiques qui provoquent des mobilisations sociales dans tous les pays, mais chaque pays entre en crise dans les années 70 pour des raisons particulières qui tiennent à leur trajectoire historique et à leur conjoncture politique. Chacune des crises évolue de façon autonome jusqu'en 1979, date à laquelle est victorieuse la révolution sandiniste.

La séquence est donc différente de celle des années 40-50 où, on l'a vu, une crise se déclenche simultanément dans plusieurs pays (Guatemala, Salvador, Costa Rica).

Autre différence, la révolution sandiniste, et le contexte international viennent se surimposer aux crises nationales.

La révolution sandiniste est un événement important pour toute la région, qui a des effets directs dans les pays voisins, au demeurant difficiles à mesurer car ceux-ci se mêlent à des problèmes économiques (deuxième choc pétrolier) et internationaux (croisade anti-communiste de Reagan). Mais l'événement a aussi des effets indirects, ou plus subjectifs, dans la mesure où il est à l'origine d'un processus de désobjectivation des réalités politiques dans la région.

Alors que tous les gouvernements d'Amérique centrale cherchaient des sorties en douceur à leur crise, la chute de Somoza au Nicaragua tend à leur suggérer l'urgence de réformes profondes. Un ordre politique normal -objectivé- s'écroule, qui était fondé sur l'homéostasie, c'est-à-dire sur le refus de toute réforme susceptible de remettre en cause la domination ou les privilèges des classes dominantes traditionnelles. A cette première secousse s'en ajoute une seconde. Très rapidement, les Sandinistes optent pour une thérapeutique atypique dans le contexte centraméricain. La voie révolutionnaire, empruntée auparavant par le Guatemala, apporte des solutions radicales aux problèmes endémiques de la région  -dépendance extérieure, injustices sociales, inégalités dans la répartition des terres, etc.- qui ne manquent pas de choquer les élites traditionnelles. Celles-ci craignent un effet de propagation des thèmes révolutionnaires qui viendrait nourrir une mobilisation sociale déjà élevée.

Les classes dirigeantes dans les quatre pays d'Amérique centrale, autres que le Nicaragua, doivent donc imposer une lecture de la crise qui écarte tout attrait pour le modèle sandiniste. Cela s'avère d'autant plus urgent qu'elles étaient précisément à la recherche d'un renouveau de leur discours légitimateur, celui fondé sur l'expérience intégrationniste et le modèle de substitution d'importations n'étant plus crédible. 

La concomitance de plusieurs crises les aide dans cette tâche de réobjectivation. L'anticommunisme, sincère ou importé des Etats-Unis, aidant, un discours apparaît, tant dans les gouvernements que dans les secteurs sociaux les influençant (patronat notamment), plaçant la révolution sandiniste à la source des problèmes économiques, sociaux ou politiques de chaque pays de la région. Outre le fait qu'elle masque l'origine interne des difficultés rencontrées par les régimes, l'opposition au régime révolutionnaire de Managua devient extrêmement lucrative, dans la mesure où les Etats-Unis sont prêts à la récompenser substantiellement.

Les présidents centraméricains se réunissent régulièrement en sommet à partir de 1986 pour construire une représentation de la crise et inventer une issue : le plan de paix Arias prévoit de pacifier la région en la démocratisant, ce qui revient à organiser la défaite électorale des sandinistes en 1990. Il s'agit d'une réponse exclusivement politique à une crise qui a pourtant d'autres dimensions. Je reviendrai sur ce problème.

Constatons pour l'heure que la mise en œuvre du plan de paix Arias et la diplomatie des sommets ont suscité une prolifération de structures organisationnelles ou d'instances de concertation qui ont fait progresser l'intégration de facto. A commencer d'abord par l'institutionnalisation progressive des sommets présidentiels, puis des réunions des vice-présidents.

Au-delà, le travail diplomatique a consisté en des négociations gigognes. La mise en œuvre des dispositions prévues par le plan Arias suppose la création de multiples instances régionales et dévoile de nombreux autres dérèglements. Ainsi, par exemple, le thème de la réconciliation nationale, central dans le plan de paix, se démultiplie considérablement.

On pourrait reproduire ce genre d'analyse. L'exemple du problème des réfugiés est révélateur parce qu'il s'est, à son tour, révélé extrêmement complexe. Le point 8 du plan de paix stipulait que «les gouvernements centraméricains s'engagent à s'occuper d'urgence des flux de réfugiés et personnes déplacées provoqués par la crise dans la région, en leur apportant protection et assistance, plus particulièrement dans les domaines de la santé, de l'éducation, du travail et de la sécurité, ainsi qu'à faciliter leur rapatriement, réinstallation ou réinsertion à condition qu'ils soient volontaires et demandés personnellement». Sur chacun de ces points, des déficiences sont apparues en pleine lumière et de nouvelles structures ont du être créées, sollicitées ou réactivées.

Il apparaît donc clairement que les Présidents centraméricains ont empiriquement et séparément réactivé, sollicité ou créé tous les organes d'un vaste système communautaire sans pour autant que leur objectif initial ait été celui-là.

Au surcroît, il faudrait ajouter que pendant les années de crise, le patronat centraméricain a fait survivre un niveau minimum d'intégration et se montrer très actif au moment des sorties de crise pour accélérer la reconstruction de la région.

L'enseignement que l'on peut en retirer est simple. Une crise multidimensionnelle qui allie des causes objectives et subjectives n'est pas susceptible de recevoir un traitement localisé. Le ciblage du domaine d'intervention (dans le cas qui nous occupe, la démocratisation du Nicaragua) n'empêche pas, sur la forme, qu'un formidable élan négociateur soit lancé et, sur le fond, que tous les problèmes se posent en cascade, les uns après les autres. La preuve est ainsi apportée tardivement que les causes premières des dérèglements résidaient ailleurs que dans le seul déficit de démocratie de la révolution sandiniste.

L'Amérique centrale des années 80 fournit une illustration du mécanisme du spill over, mais c'est un engrenage qui résulte d'un effet pervers.

Nous avons dans un cas un effort d'intégration qui se transforme en instrument de lutte contre la révolution guatémaltèque et dans l'autre, nous allons le voir, un instrument de lutte contre la révolution sandiniste qui se transforme en effort d'intégration.

On peut tirer deux enseignements de cette comparaison.

En premier lieu, une sortie de crise élaborée et mise en pratique par les pays affectés par la dite crise (années 80) suppose une collaboration politique qui tend à se prolonger sous forme d'intégration politique. A l'inverse, une crise dont l'issue se présente sous la forme d'une intervention extérieure (années 50) a tendance à se prolonger par une intégration qui suit une logique sectorielle ou économique. Dans le premier cas, on pourra dire que le traitement collectif d'une crise provoque une politisation de tous les instruments de collaboration, ce qui rend la dimension politique de l'intégration extrêmement prégnante. Dans le second, l'intervention d'une puissance étrangère fait faire à la région l'économie d'un traitement politique de différends qui restent donc entiers. La logique sectorielle convient mieux à ce type de situation. Mais les deux logiques semblent, à moyen ou long terme, inséparables, comme en témoigne la synthèse actuelle dans un Système d'intégration centraméricain.

En deuxième lieu, et c'est un point que je ne vais pas vraiment discuter, on remarque, de façon quelque peu contradictoire, que l'oubli de la dimension politique de l'intégration régionale (années 50) est concomitante d'orientations très interventionnistes de l'Etat dans chacun des pays. A l'inverse, l'accent mis sur l'intégration politique régionale (années 80) intervient dans une période où la logique néolibérale prévaut dans tous les pays. Il y a là des stratégies de compensation qu'il conviendrait d'étudier plus avant.

 

La paix par l'intégration dans l'Amérique du sud des années 2000

L'Amérique du sud issue du "virage à gauche" n'a guère été audacieuse en matière d'intégration régionale, mais elle a été innovante et pragmatique. Ainsi le thème de la sécurité a-t-il été sur l'agenda de l'Union des Nations Sud-Américaines (UNASUR), dès ses débuts. Un Conseil de défense de l'UNASUR est créé en décembre 2008. Le CDS travaille à l'élaboration de mesures de confiance.

Lire sur ce sujet les Cuadernos de defensa du CDS, n°2, intitulés " Confianza y Seguridad en América del Sur".

 

Mise à jour le Mercredi, 08 Décembre 2010

Retour en haut de page