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Prendre la mesure du pessimisme français

Unhappy sad woman with bad mood. Psychology concept of mental health, soul recovery, self-care. vector illustration

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Derniers résultats du Baromètre de la confiance politique

par Bruno Cautrès, Gilles Ivaldi, Luc Rouban, CEVIPOF

Lancé en 2009 par le CEVIPOF, le Baromètre de la confiance politique est développé depuis 2011 en partenariat avec plusieurs fondations ou universités(1)Pour les vagues 11 et 12 du Baromètre, il s’agit de l’Institut Montaigne, la Fondation pour l’Innovation Politique (Fondapol), la Fondation Jean Jaurès, Interiale, le CESE et l’Université Guido Carli à Rome. Terra Nova a également participé à la vague 11 de l’enquête.. Chaque année, une vague d’enquête (parfois deux lorsque le contexte le permet et le rend pertinent) est réalisée en France et dans plusieurs pays européens (depuis 2011) auprès d’échantillons nationaux représentatifs. Destiné à mesurer la confiance des citoyens dans les personnalités politiques, le gouvernement, les organisations (telles que les entreprises, les syndicats, la police, etc.) et les institutions, le Baromètre de la confiance politique mesure également la confiance en soi, la confiance interpersonnelle et la confiance sociale. Les questions d’actualité les plus prégnantes selon les périodes où les enquêtes sont également présentes. Le rapport à la démocratie, les attentes et évaluations qu’en font les citoyens constituent un dernier volet de l’enquête. Outre sa méthodologie robuste, elle se caractérise par son caractère longitudinal qui donne la possibilité d’analyser les fluctuations des opinions.

Le Baromètre de la confiance politique : un outil de référence

Les travaux menés à partir de la vague 12, conduite en février 2021 en France, en Allemagne, en Italie et au Royaume-Uni, permettent d’examiner empiriquement un certain nombre d’interactions entre confiance, populisme et inquiétudes relatives à la crise du coronavirus. Ces dimensions peuvent être analysées en profondeur grâce à deux atouts : la quantité et la diversité des indicateurs proposés par l’enquête (confiances de type interpersonnelles, sociales, institutionnelles, politiques), mais aussi une batterie de variables explicatives. L’évolution du Baromètre en une enquête comparative européenne en a fait depuis 2 ans l’enquête académique de référence sur la question de la confiance. Quels enseignements peut-on tirer de cette dernière vague ?

Une inquiétude française palpable

Vague 12 - fév. 2021 - Confiance et défiance au miroir de la Covid : résilience des institutions et lassitude des opinions - Baromètre de la confiance - CEVIPOF, février 2021

Le sentiment d’inquiétude transparaît dans plusieurs dimensions de l’enquête, et notamment celles traitant de l’état d’esprit général ou de la confiance sociale, celles que l’on place dans les relations interpersonnelles et dans le rapport aux autres. Parmi les quatre pays étudiés, c’est en France que ce « syndrome de pessimisme social » s’exprime particulièrement. C’est avant tout le sentiment de « lassitude » qu’expriment 41 % des Français interrogés lorsqu’on leur demande de décrire leur état d’esprit. Cette lassitude est suivie par de la « morosité » (34 %) puis de la « méfiance » (28 %). Ce triptyque de qualificatifs pessimistes caractérise clairement la France lorsqu’on la compare aux opinions mesurées dans trois autres pays européens : les Allemands et les Britanniques citent la sérénité en premier pour caractériser leur état d’esprit actuel. Si, comme les Français, les Italiens mettent en tête la lassitude et la morosité, c’est en revanche la sérénité et la confiance qui viennent juste après. La morosité et la lassitude qui ressortent des données françaises trouvent un écho dans le niveau affectant de nombreux indicateurs de la « confiance sociale » et de celle que l’on porte aux autres(2)Bruno Cautrès  – «Résilience des institutions et lassitude des opinions», Note Le Baromètre de la confiance politique, vague 12, février 2021.. Si la confiance que l’on porte à sa famille reste élevée en France, comme dans les trois autres pays étudiés, la confiance sociale apparaît faible en France, notamment lorsqu’on la compare au Royaume-Uni où la confiance dans les personnes d’une autre nationalité est nettement plus élevée. Bien que les données montrent une légère amélioration, notre pays peut toujours être décrit comme une « société de la défiance sociale ». Ceci est comparable à cet égard à l’Italie, mais très différent du Royaume-Uni et de l’Allemagne : 62 % des Français interrogés déclarent que « l’on n’est jamais assez prudent quand on a affaire aux autres » et seuls 35 % déclarent que « l’on peut faire confiance à la plupart des gens ». Les chiffres sont de 29 % en Italie, 42 % en Allemagne et 45 % au Royaume-Uni.

Qu’en est-il du « bonheur de vivre », mesuré dans notre enquête par un « indicateur de satisfaction avec la vie que l’on mène » ? Les Français ne sont que 35 % à se déclarer clairement satisfaits de leur vie contre 34 % en Italie, 38 % au Royaume-Uni et 40 % en Allemagne. Finalement, la France n’est peut-être plus perçue par les Français comme le pays où il fait bon vivre ! Ils considèrent d’ailleurs, plus que dans les trois autres pays, que leur niveau de vie s’est dégradé au cours des dernières années. De même, lorsqu’on leur demande de comparer leur situation sociale à celle de leurs parents au même âge, seuls 36 % des Français la qualifie aujourd’hui de meilleure, contre 41 % en Italie, 45 % en Allemagne et 47 % au Royaume-Uni ! Comme l’ont montré les analyses publiées à partir de ces données(3)Luc Rouban, « Qui croit à l’égalité des chances et à la méritocratie en France ? », Note du Baromètre de la confiance politique,  vague 12, mars 2021., la défiance sociale et politique se nourrit, particulièrement en France, du sentiment que l’ascenseur social ne fonctionne plus : seuls 25 % des Français estiment que les règles du jeu sont les mêmes pour tous dans la société, comme 26 % des enquêtés italiens, mais 41 % des enquêtés britanniques et 42 % des allemands.

Vague 12 - fév. 2021 - Confiance et défiance au miroir de la Covid : résilience des institutions et lassitude des opinions - Baromètre de la confiance - CEVIPOF, février 2021

Cette trame d’inquiétude socio-économique, de projection pessimiste sur l’avenir et de faible confiance sociale rejaillit sur la confiance politique et institutionnelle. Si la crise sanitaire a permis aux institutions publiques qui gèrent la crise et protègent les citoyens de retrouver une part du crédit de confiance perdu (la plupart des indicateurs de confiance dans les institutions remontent par rapport aux deux dernières années), les données de notre enquête mettent toujours en évidence une ligne de séparation entre deux dimensions de la confiance politique et institutionnelle. D’une part, la confiance dans les institutions, notamment dès lors qu’elle concerne les dimensions de l’État protecteur ou qu’elle incarne les niveaux les plus territoriaux de l’action publique, a bien résisté, voire s’est améliorée. Pour autant, l’incarnation politique de l’action publique et tout ce qui touche à la sphère de l’espace politique continue d’être négativement perçu. On peut parler d’une vraie dualité de l’opinion publique à cet égard : aux yeux des Français, l’État protecteur tient bon et apparaît comme résilient pour traverser la crise tandis que l’univers de la politique continue d’incarner la distance et le déficit démocratique. Seul l’univers de la décision politique (ceux qui sont aux commandes : président de la République, Premier ministre, Union européenne, députés) tire un léger bénéfice de la situation. On voit que si les exécutifs des autres pays ont perdu des points d’opinion dans l’évaluation de leur gestion de la crise, l’exécutif français reste nettement en retrait et se trouve évalué bien plus négativement.

Une relation complexe entre confiance, populisme et inquiétude économique

Nos données attestent aussi d’attitudes populistes largement partagées par les citoyens des quatre pays de l’enquête. Ces attitudes sont distribuées aux deux extrémités gauche et droite de l’axe politique, témoignant de la diversité du phénomène populiste contemporain en Europe(4)Marc Lazar, Un populisme, des populismes, Cogito, avril 2021. Elles sont potentiellement « exploitables » par des mouvements tels que le Rassemblement national ou la France Insoumise en France, la Lega ou le Mouvement 5 Étoiles en Italie, ou l’AfD et Die Linke en Allemagne(5)Gilles Ivaldi, « Les inquiétudes économiques liées à la crise sanitaire peuvent-elles nourrir le populisme ? », Note du Baromètre de la confiance politique, vague 12, mars 2021..
Sans surprise, le populisme apparaît fortement indexé à la confiance politique et décroît lorsque cette dernière est plus forte. Le degré de populisme est également significativement associé au capital éducatif et diminue avec le niveau de diplôme. Les attitudes populistes sont par ailleurs fortement corrélées avec la pauvreté « subjective » et le risque de chômage perçu par les répondants.

Vague 12 - fév. 2021 - Confiance et défiance au miroir de la Covid : résilience des institutions et lassitude des opinions - Baromètre de la confiance - CEVIPOF, février 2021

Dans les quatre pays de l’enquête, le populisme augmente avec les inquiétudes relatives à l’impact économique et financier de la crise sanitaire, qu’il s’agisse des inquiétudes face à l’avenir du foyer ou de l’économie nationale, et quelles que soient les caractéristiques de genre, d’âge, de diplôme, de profession ou de perception de sa situation. Les inquiétudes relatives à la situation financière du foyer sont exprimées par un répondant sur deux environ, de 45 % au Royaume-Uni à 53 % en Italie ; les situations économiques nationales apparaissent, elles, comme sujet majeur de préoccupation pour une très large majorité, de 72 % en Allemagne à plus de 80 % dans les trois autres pays, jusqu’à 89 % chez nos voisins italiens.
S’ils sont très significatifs, ces premiers résultats ne peuvent faire oublier que les liens entre inquiétudes relatives à la crise sanitaire, confiance politique et populisme demeurent complexes. Il est difficile d’établir ici une causalité univoque. La pandémie affecte, on le sait, les groupes sociaux les plus fragiles, généralement plus enclins au populisme, et font preuve d’une plus grande défiance politique. Par ailleurs, les électeurs populistes, traditionnellement plus pessimistes quant à l’avenir, peuvent se montrer plus critiques quant aux conséquences économiques de la pandémie.
On peut, cependant, tenter de mieux discerner l’effet propre des inquiétudes liées à la crise sanitaire au travers d’un modèle d’interaction des effets de ces inquiétudes et de la confiance politique (cf. Figure 1). Si l’on retrouve l’association entre une plus grande confiance et un moindre populisme, l’effet de la confiance est moins prononcé à mesure qu’augmente le degré d’inquiétude face à la crise sanitaire, ainsi qu’en témoignent les pentes des courbes sur le graphique. Surtout, pour les enquêtés qui se disent « très inquiets » de l’impact de la crise sanitaire (courbe violette), le degré de populisme demeure au plus haut et constant, indépendamment de la confiance politique.

Figure 1 : Niveau populisme selon le niveau de confiance politico-institutionnelle et le degré d’inquiétudes économiques relatives à la crise sanitaire (interaction)

Valeurs prédites de populisme à partir d’un modèle multivarié avec contrôles sociodémographiques et effets fixes par pays.

 

La crise sanitaire représente incontestablement un défi majeur pour les gouvernements et les partis au pouvoir dans la plupart des grandes démocraties occidentales. Leur capacité à faire face efficacement à l’épidémie demeure un enjeu crucial du maintien (ou de l’augmentation) de la confiance politique entre gouvernants et gouvernés. Les données de cette édition du Baromètre illustrent à cet égard le rôle déterminant que les inquiétudes économiques relatives à la pandémie peuvent jouer dans une possible réaction populiste dont on voit qu’elle prend également appui sur une défiance politique plus « structurelle ».

Expliquer ce qui génère de la confiance politique

S’il est possible de cerner la confiance ou la méfiance politique par leurs caractéristiques dans chaque pays et leur association à des registres critiques comme le populisme et ses versions radicales (LFI ou RN en France) ou modérées (le macronisme comme dépassement du « système », les demandes de démocratie directe des citoyens lors du Grand débat national), il reste qu’il faut pouvoir expliquer ce qui provoque la confiance ou la méfiance politique.
On peut tout de suite écarter l’explication économiste qui valorise l’efficacité ou l’efficience des politiques publiques.
La première raison en est que le comparatisme permet de voir que des résultats à peu près identiques obtenus — par exemple, en matière sanitaire en Allemagne et en France — ne provoquent pas les mêmes réactions, bien plus confiantes dans le premier pays que dans le second. La confiance n’est pas un réflexe conditionné par les données sanitaires ou les bilans financiers. Elle reste déterminée par des registres institutionnels ou idéologiques. On ne vote pas avec les données de l’INSEE dans la main.
La seconde raison est que la méfiance conduit à nier la portée des évaluations de politiques publiques ou des statistiques officielles : en France, nos travaux montrent que plus les experts médicaux sont proches des cercles du pouvoir et moins la confiance en eux est grande. La méfiance politique contamine tout. Il faut donc l’expliquer par des variables sociopolitiques.
On peut regrouper en trois groupes les catégories de variables pour expliquer la confiance ou la méfiance dans les institutions politiques.

  • Le premier groupe est politique ou métapolitique. Il intègre des variables comme la proximité partisane. C’est ainsi que les enquêtés proches de LREM ou du MoDem auront une confiance supérieure dans les institutions à la différence des enquêtés proches de LFI ou du RN. Dans ce groupe, on trouve aussi le niveau de populisme qui recoupe largement la proximité partisane ou même le vote : faible sentiment populiste chez les électeurs d’Emmanuel Macron et fort chez ceux de Jean-Luc Mélenchon ou de Marine Le Pen.
    Ces variables sont des condensés de positions sociales et de représentations. Elles expriment sur le champ politique les hiérarchies d’intérêts et de valeurs que définissent les enquêtés lorsqu’ils votent ou lorsqu’ils décident de s’abstenir. Il faut donc faire de ces variables des marqueurs politiques sans en faire les déterminants de la confiance ou de la méfiance.
  • Le second groupe relève de la sociologie classique, mesurant une position sociale « objective » par la situation socioprofessionnelle du répondant, sa tranche d’âge, son niveau de diplôme, la position sociale « subjective » mesurée par le positionnement que l’enquêté va faire lui-même dans les hiérarchies sociales (sur une échelle de 0 à 10), le niveau de revenu du foyer par unité de consommation.
  • Le troisième groupe réunit des variables axiologiques concernant les valeurs des enquêtes, mais aussi leurs représentations du monde : niveau de libéralisme économique (par exemple, réduire le nombre des fonctionnaires, faire confiance aux entreprises), le degré d’égalitarisme (des revenus et des niveaux de vie), de libéralisme culturel ou de tolérance sociétale (acceptation des autres, empathie, faible propension à la répression pénale), le sentiment d’appartenir à une communauté nationale ou à d’autres communautés (voire à aucune), le niveau d’autonomie sociale (possibilité de changer la société par ses choix et ses actions, de choisir sa vie) ou de croyance en la méritocratie (en faisant des efforts, chacun peut réussir, les règles du jeu sont les mêmes pour tous, on n’a pas besoin de connaître quelqu’un de bien placé pour réussir).

La méritocratie, un facteur essentiel de confiance

Vague 12 - fév. 2021 - Confiance et défiance au miroir de la Covid : résilience des institutions et lassitude des opinions - Baromètre de la confiance - CEVIPOF, février 2021

Une analyse des différentes variables caractérisant le niveau de confiance dans les institutions politiques françaises (conseil municipal, gouvernement, Assemblée nationale, Sénat) montre que le premier facteur influant cette confiance est la croyance en la méritocratie, suivi par le sentiment d’appartenir à une communauté nationale, le niveau de libéralisme culturel et le niveau perçu de l’autonomie sociale. La variable sociologique, qui arrive assez loin derrière tient à la position sociale subjective. Toutes les autres variables n’ont pas d’effet significatif sur le niveau de confiance dans les institutions politiques.
L’équité du système sociopolitique, notamment la reconnaissance du mérite, mais aussi son homogénéité (la communauté nationale), se situe donc au cœur de la relation de confiance entre les citoyens et le pouvoir. Cette relation relève bien d’une construction politique de la cohésion sociale sans dépendre d’une projection automatique des revenus ou du statut socioprofessionnel. C’est sur ce terrain que le travail politique peut devenir décisif notamment dans le débat qui va se jouer autour du macronisme dont la priorité de 2017 tenait précisément à renforcer la méritocratie en France.

Bruno Cautrès est chercheur CNRS au CEVIPOF en janvier 2006. Ses recherches portent sur l’analyse des comportements et des attitudes politiques.

Gilles Ivaldi, chargé de recherche CNRS au CEVIPOF, consacre ses recherches à l’analyse des partis de droite radicale et au phénomène populiste en Europe occidentale et aux États-Unis dans une perspective de sociologie politique comparée.

Luc Rouban est directeur de recherche au CNRS au Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF). Ses recherches actuelles portent sur les transformations des élites et de la démocratie.

Notes

Notes
1 Pour les vagues 11 et 12 du Baromètre, il s’agit de l’Institut Montaigne, la Fondation pour l’Innovation Politique (Fondapol), la Fondation Jean Jaurès, Interiale, le CESE et l’Université Guido Carli à Rome. Terra Nova a également participé à la vague 11 de l’enquête.
2 Bruno Cautrès  – «Résilience des institutions et lassitude des opinions», Note Le Baromètre de la confiance politique, vague 12, février 2021.
3 Luc Rouban, « Qui croit à l’égalité des chances et à la méritocratie en France ? », Note du Baromètre de la confiance politique,  vague 12, mars 2021.
4 Marc Lazar, Un populisme, des populismes, Cogito, avril 2021
5 Gilles Ivaldi, « Les inquiétudes économiques liées à la crise sanitaire peuvent-elles nourrir le populisme ? », Note du Baromètre de la confiance politique, vague 12, mars 2021.