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Migrations et intégrations : les villes globales en Méditerranée au 18ème siècle

Carte de Trieste, 1756

La proclamazione del porto franco di Trieste 18 marzo 1719, tableau de Cesare Dell’Acqua (1855)

Adjunct Assistant Professor au Centre d’histoire, David Do Paço s’intéresse à la production du lien social dans des contextes de fortes diversités aux échelles locale, régionale et globale. Ses recherches se situent au croisement de l’histoire urbaine, de la microhistoire globale et de la nouvelle histoire des relations internationales. En puisant dans les enseignements de l’histoire du 18ème siècle il cherche à répondre à une question d’actualité : Quelle intégration des étrangers dans des sociétés urbaines de plus en plus grandes, denses et diverses ?

Dans une perspective interdisciplinaire, l’histoire moderne interroge les cadres légaux imposés par les États et par lesquels un gouvernement institue, reconnaît, organise ou nie l’existence d’une communauté juridique assignée à une identité religieuse, linguistique et/ou géographique. L’établissement de ce qu’on nomme alors une « nation » peut répondre au souci d’une communauté – souvent une minorité ethnoreligieuse ou un groupe d’étrangers – de garantir les conditions juridiques de son existence. Ce « statut » peut aussi contraindre des populations ethnicisées à s’organiser, à s’autoréguler et à se doter de représentants afin de les associer au gouvernement d’une ville. Néanmoins, la grande majorité des recherches reste dépendante d’un biais légal qui accentue le caractère communautaire des villes européennes au début de la globalisation. Elle laisse dans l’ombre une multitude d’acteurs évoluant hors ou entre les communautés juridiquement reconnues. Des recherches récentes offrent de nouvelles pistes pour mieux cerner la contribution des migrations à la fabrique des premières villes globales.

Observer les villes européennes du 18ème siècle

L’intérêt des villes européennes du 18ème siècle réside en partie dans le fait qu’elles entament une croissance démographique portée autant par un accroissement naturel que par une forte immigration. Cette croissance fait apparaître de nouveaux groupes socio-professionnels, religieux ou linguistiques, de nouveaux espaces sociaux, de nouveaux modes d’interaction et de sociabilité qui mettent en cause les structures de « l’Ancien Régime ». Si les villes de Méditerranée septentrionale ont retenu l’attention des chercheurs en raison du volume et de la qualité des archives conservées, il faut toutefois souligner qu’elles ne constituent pas des cas spécifiques qui permettraient d’argumenter l’existence d’un modèle méditerranéen particulier. Des études portant sur Strasbourg, Turin ou Vienne présentent des dynamiques sociales similaires à ce qu’on observe à Livourne, Trieste, Venise ou Smyrne à la même époque(1)Hanna Sonkajärvi, Qu’est-ce qu’un étranger ? Frontières et identifications à Strasbourg (16811789), Presses Universitaires de Strasbourg, 2008 ; Simona Cerutti, Étrangers. Étude d’une condition d’incertitude dans une société d’Ancien Régime, Bayard, 2012 ; David Do Paço, L’Orient à Vienne au dix-huitième siècle, Voltaire Foundation, 2015.. Plus largement ces travaux interpellent l’étude des métropoles globales à travers le monde

Le modèle du « cosmopolitisme communautaire »

Un mariage juif, Venise, vers 1780 – Marco Marcola. Crédits Moise Nedja, CC 4.0

Le modèle interprétatif dominant de l’histoire des migrations au18ème siècle est celui forgé par Francesca Trivellato dans son étude de la communauté sépharade de Livourne et son rôle dans la mise en place du « cosmopolitisme communautaire » du port franc toscan dès la fin du 18ème siècle(2)Francesca Trivellato, The Familiarity of Strangers. The Sephardic Diaspora, Livorno, and cross-cultural trade in the Early Modern Period, Yale University Press, 2009.. Trivellato montre la volonté des ducs de Toscane d’interconnecter le commerce des différentes communautés marchandes circulant en Méditerranée dès la fin du 16ème siècle. Chaque communauté – sépharade, grecque, arménienne etc. – reçoit un privilège lui permettant d’organiser librement sa vie religieuse, de pratiquer la ou les langues de son choix, de s’auto-administrer à partir de l’exercice d’un droit communautaire à l’intérieur de Livourne(3)Trivellato approfondit ici le modèle des port Jews et les travaux de Lois C. Dubin, The Port Jews of Habsburg Trieste. Absolutist Politics and Enlightenment Culture, Stanford University Press, 1999.. Livourne apparaît comme un patchwork communautaire, mais chaque communauté se caractérise par une grande diversité interne, à l’image des juifs d’origines géographiques, de langues et de cultures variées. Ce cosmopolitisme intra-communautaire n’est pas égalitaire. Une hiérarchie se construit sur l’assignation ethnique des différentes populations composant la communauté juive de Livourne. En fonction de ce modèle, l’intégration des étrangers ne se fait pas via la ville de résidence mais via une des familles qui « représente » sa nation. Elle peut se réaliser d’une façon formelle par le biais d’un mariage, d’un parrainage ou d’une adoption, ou de façon informelle pour les immigrés les plus démunis via la protection que leur accorde une famille en échange de services. Cela est particulièrement attesté à Venise, Rome et Vienne(4)E. Natalie Rothman, ‘Becoming Venetian: Conversion and Transformation in Seventeenth-Century Mediterranean’, Mediterranean Historical Review 21/1 (2006), p. 39-75, Vincenzo Lavenia, Sabina Pavone, Chiara Petrolini, ‘Sacre metamorfosi’. Roma e i racconti di conversione di infedeli e pagani (secoli XVI-XVIII), Roma, Viella, 2020 ; David Do Paço, ‘A case of urban integration: Vienna’s port area and the Ottoman merchants in the eighteenth century’, Urban History (firstview 2020), p. 1-19..

La diversification des appartenances

Ce modèle de la « diaspora marchande » a été largement diffusé et discuté. La notion même de diaspora est aujourd’hui assumée parfois comme descriptive. La nature dynamique des communautés et « nations » – entendues ici comme un groupe d’individus liés par la pratique d’une religion minoritaire, une série de privilèges, voire de statuts les protégeant – est mise en avant. Parce qu’elle est le réceptacle des migrations, la communauté est hiérarchisée, traversée de tensions et régulièrement conduite à ajuster ses équilibres et son mode de fonctionnement(5)David Do Paço, ‘La création de la communauté grecque orientale de Trieste par Giuseppe Maria Mainati (1719-1818)’ dans Minorités en Méditerranée au XIXe siècle. Identités, identifications, circulations, Valérie Assan, Bernard Heyberger et Jakob Vogel (ed.), Rennes, PUR, 2019, p. 25-44..
De plus, l’exemple de Smyrne (Izmir) montre la limite du modèle communautaire et l’intérêt de travailler sur les individus pour échapper à son prisme réducteur. Les étrangers et les membres des minorités religieuses reconnues peuvent chercher à appartenir à différentes communautés légales. Ils peuvent aussi les mettre en compétition ces communautés à leur profit en faisant valoir leur pays d’origine et citoyenneté(s), leur religion, ou encore leurs relations familiales et les différents groupes auxquels, par elles, ils accèdent(6)Marie-Carmen Smyrnélis, Une société hors de soi. Identités et relations sociales à Smyrne aux XVIIIe et XIXe siècles, Paris, Editions Peeters, 2005.. Ces appartenances multiples sont souvent attendues par les autorités politiques, comme c’est le cas à Naples où les représentants de la nation française sont préalablement devenus sujets du royaume(7)Roberto Zaugg, Stranieri di antico regime. Mercanti, giudici e consoli nella Napoli del Settecento, Rome, Viella, 2011.. À Trieste, des immigrés peuvent connaître une ascension sociale importante liée au développement du port franc qui se caractérise par une diversification rapide des appartenances socio-légales. Les nouvelles familles font ainsi le lien entre les minorités religieuses, les communautés d’étrangers, les institutions municipales et la noblesse locale, lors que leurs mobilités sociales sont suffisamment fortes(8)David Do Paço, ‘Una storia adriatica globale nel Settecento: Antonio Rossetti de Scander e il rosolio di Trieste tra Fiume, Venezia e New York’ in Antonio Trampus (ed.), Venezia dopo Venezia. Città-porto, reti commerciali e circolazione delle notizie nel bacino portale veneziano tra Settecento e Novecento (Trieste, Fiume, Pola e l’aera istriano-dalmata), Trieste, IRCI, 2019, p. 27-38.. De tels parcours font imploser les grilles de lecture communautaires et permettent de restituer d’autres logiques de la fabrique de la société urbaine.

L’intégration des « journaliers »

Vue de la ville et du port de Trieste depuis le nouveau môle par Jean-François Cassas. Crédits inconnus

Par ailleurs, il devient aujourd’hui évident que les nations ne peuvent pas absorber l’ensemble des migrations. Cette limite de l’intégration des étrangers par les communautés est très tôt actée par l’administration du port franc de Trieste dont les agents répètent dans les années 1780 l’impossibilité de connaître le nombre exact d’habitants en ville en raison de l’existence d’une population plus ou moins permanente qui n’est pas suffisamment aisée pour appartenir à des corps ou constituer de nouveaux groupes. Aussi, des auteurs triestins en viennent à distinguer, à la fin du 18ème siècle, les riches familles composant la nation de l’ensemble des journaliers anonymes « protégés » par telle ou telle nation. En effet, ces derniers peuvent compter sur les solidarités confessionnelles du port franc, sur la protection de familles qui les incorporent à leur domesticité, dotent les jeunes filles ou versent des pensions aux veuves. Ils peuvent aussi être intégrés par l’administration du port franc qui organise la charité via le prélèvement d’une taxe sur le commerce du vin, au profit de la Casa dei poveri(9)Archivio di Stato di Trieste, c. r. Governo in Trieste, vol. 337 (Wein) et 593 (Städtische Sachen.). En échange, les bénéficiaires constituent une main d’œuvre disponible dans les grands travaux d’aménagement urbain comme le lazaret, la bourse ou le théâtre. Majoritaires, même si totalement invisibles au regard de l’historiographie, ces démunis multiplient, tout autant que les marchands, leurs capacités à appartenir aux différents corps de la ville afin de multiplier à leur profit des formes de protection.

Les musulmans : une présence invisible et invisibilisée

C’est notamment dans cette perspective que s’inscrit l’histoire des musulmans dans les sociétés européennes du 18ème siècle et dont la présence a longtemps été aussi invisible qu’invisibilisée par les sources et par les historiens(10)Jocelyn Dakhlia, “Introduction. Les musulmans en Europe occidentale au Moyen Âge et à l’époque moderne : une présence invisible” dans Jocelyne Dakhlia et Bernard Vincent (dir.), Les musulmans dans l’histoire de l’Europe. Vol 1: une intégration invisible, Paris, Albin Michel, 2011.. Son étude permet de réinterpréter une grande partie de l’histoire sociale de l’Europe. Hormis Venise qui institue une présence musulmane sur son territoire dès 1575, Messine qui ponctuellement prélève une taxe sur les musulmans du port (taxe qui s’applique aussi aux juifs) ou Vienne qui reconnaît en 1767 l’existence d’une population musulmane sans en faire une communauté, les musulmans ne bénéficient pas de reconnaissance politique. Leur étude est un challenge méthodologique qui implique de partir des individus et non d’une catégorie donnée pour restituer des univers sociaux(11)David Do Paço, ‘Muslims in Christian-ruled Europe, 15th-19th c.’ in The Routledge Handbook of Islam in the West, Londres, Routledge, sous presses..

De l’importance de développer la micro-histoire urbaine

Une étude préliminaire de musulmans installés à Vienne et à Trieste permet de présenter une première série de conclusions. Il y a dans les territoires administrés par les Habsbourg une population musulmane composée, hommes et femmes, de plusieurs générations, d’origines variées (Anatolie, Bosnie, Afrique du nord), de statuts socio-professionnels différents, venus souvent de plein gré mais pas toujours. Cette population n’a jamais constitué une communauté relationnelle et n’est pas spatialement concentrée. Elle semble s’organiser sur la base de liens familiaux qui ne sont toutefois pas exclusifs.

Le caractère diffus de la présence musulmane dans l’espace et dans les strates de la société autrichienne du 18ème siècle laisse voir aujourd’hui, tant en Méditerranée qu’au cœur de l’Europe, des sociétés urbaines plus diversifiées que ce qui était acquis. La fabrique sociale des villes peut s’organiser autour d’une variété d’espaces : immeuble, rue, quartier, lieux de restauration, ou d’exercice professionnels,  qui échappent à l’organisation communautaire de la société.

L’invisibilité d’une population dans les sources administratives ne préjuge en rien de son absence dans l’espace public d’une ville. L’intégration doit ici s’envisager autant par les solidarités verticales que développent les étrangers que par les formes de protections intéressées qu’ils reçoivent notamment de la part des familles qui constituent l’unité sociale de base au 18ème siècle. Enfin, cette histoire de l’immigration et de l’intégration sociale invite à développer une histoire urbaine connectée afin de mieux saisir l’intégration d’espaces sociaux situés dans des villes et dans des aires régionales différentes(12)David Do Paço, ‘Islam and Muslims in the Habsburg Monarchy’ in The Cambridge History of the Habsburg Monarchy, Howard Louthan and Graeme Murdock (dir.), Cambridge, CUP, sous presses. .

David Do Paço est Adjunct Assistant Professor en histoire du dix-huitième siècle au Centre d'histoire Ses recherches se situent au croisement de l’histoire urbaine, de la microhistoire globale et de la nouvelle histoire des relations internationales. Il explore la production du lien social en contexte de fortes diversités aux échelles locale, régionale et globale. Voir ses publications.

Notes

Notes
1 Hanna Sonkajärvi, Qu’est-ce qu’un étranger ? Frontières et identifications à Strasbourg (16811789), Presses Universitaires de Strasbourg, 2008 ; Simona Cerutti, Étrangers. Étude d’une condition d’incertitude dans une société d’Ancien Régime, Bayard, 2012 ; David Do Paço, L’Orient à Vienne au dix-huitième siècle, Voltaire Foundation, 2015.
2 Francesca Trivellato, The Familiarity of Strangers. The Sephardic Diaspora, Livorno, and cross-cultural trade in the Early Modern Period, Yale University Press, 2009.
3 Trivellato approfondit ici le modèle des port Jews et les travaux de Lois C. Dubin, The Port Jews of Habsburg Trieste. Absolutist Politics and Enlightenment Culture, Stanford University Press, 1999.
4 E. Natalie Rothman, ‘Becoming Venetian: Conversion and Transformation in Seventeenth-Century Mediterranean’, Mediterranean Historical Review 21/1 (2006), p. 39-75, Vincenzo Lavenia, Sabina Pavone, Chiara Petrolini, ‘Sacre metamorfosi’. Roma e i racconti di conversione di infedeli e pagani (secoli XVI-XVIII), Roma, Viella, 2020 ; David Do Paço, ‘A case of urban integration: Vienna’s port area and the Ottoman merchants in the eighteenth century’, Urban History (firstview 2020), p. 1-19.
5 David Do Paço, ‘La création de la communauté grecque orientale de Trieste par Giuseppe Maria Mainati (1719-1818)’ dans Minorités en Méditerranée au XIXe siècle. Identités, identifications, circulations, Valérie Assan, Bernard Heyberger et Jakob Vogel (ed.), Rennes, PUR, 2019, p. 25-44.
6 Marie-Carmen Smyrnélis, Une société hors de soi. Identités et relations sociales à Smyrne aux XVIIIe et XIXe siècles, Paris, Editions Peeters, 2005.
7 Roberto Zaugg, Stranieri di antico regime. Mercanti, giudici e consoli nella Napoli del Settecento, Rome, Viella, 2011.
8 David Do Paço, ‘Una storia adriatica globale nel Settecento: Antonio Rossetti de Scander e il rosolio di Trieste tra Fiume, Venezia e New York’ in Antonio Trampus (ed.), Venezia dopo Venezia. Città-porto, reti commerciali e circolazione delle notizie nel bacino portale veneziano tra Settecento e Novecento (Trieste, Fiume, Pola e l’aera istriano-dalmata), Trieste, IRCI, 2019, p. 27-38.
9 Archivio di Stato di Trieste, c. r. Governo in Trieste, vol. 337 (Wein) et 593 (Städtische Sachen.
10 Jocelyn Dakhlia, “Introduction. Les musulmans en Europe occidentale au Moyen Âge et à l’époque moderne : une présence invisible” dans Jocelyne Dakhlia et Bernard Vincent (dir.), Les musulmans dans l’histoire de l’Europe. Vol 1: une intégration invisible, Paris, Albin Michel, 2011.
11 David Do Paço, ‘Muslims in Christian-ruled Europe, 15th-19th c.’ in The Routledge Handbook of Islam in the West, Londres, Routledge, sous presses.
12 David Do Paço, ‘Islam and Muslims in the Habsburg Monarchy’ in The Cambridge History of the Habsburg Monarchy, Howard Louthan and Graeme Murdock (dir.), Cambridge, CUP, sous presses.