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L’État en France et aux États-Unis : si loin, si proche

United States Capitol - 1846 © Architect of the Capitol

par Nicolas Barreyre,, EHESS, et Claire Lemercier, Centre de sociologie des organisations (Sciences Po)

Opposer le mode de vie politique de la France à celui des États-Unis est un classique du débat politique français qui ne date pas d’hier : Alexis de Tocqueville (1805-1859) mettait déjà ce face-à-face au centre de son livre De la démocratie en Amérique. À ses yeux, la vitalité des associations et des assemblées communales aux États-Unis s’opposait à l’individualisme français, qui conduisait, de façon en apparence paradoxale, à l’étatisme.
Près de deux siècles plus tard, les États-Unis restent présentés comme un contre-modèle d’une France qui serait, depuis Napoléon voire Louis XIV, hyper centralisée et interventionniste, régentée par un État quadrillant le territoire avec des fonctionnaires contrôlant les entreprises et la société civile. Par contraste, les États-Unis seraient un pays emblématique du capitalisme dérégulé, de la vie associative et où règne une méfiance profondément ancrée envers toute administration centrale.
Les chercheurs et chercheuses en sciences sociales se sont réapproprié cette opposition, souvent présente dans les discours politiques, et en ont tiré des modèles nationaux, dans le but d’expliciter des trajectoires historiques différentes. Or, lorsqu’on essaie de reconstituer l’expérience de l’État vécue par les habitant·es de chaque pays à différents moments du passé, une telle opposition ne tient pas.
Ce n’est pas seulement que les choses sont plus nuancées. Il est bien évident que l’État central n’est pas totalement absent aux États-Unis et que devenir fonctionnaire n’est pas de toute éternité le rêve de chaque Français ! C’est surtout que l’approche en termes de modèles nationaux mène à une impasse historique. Dans notre article The Unexceptional State : Rethinking the State in the Nineteenth Century (The American Historical Review, 2021), fondé largement sur des historiographies en plein renouvèlement, nous explorons conjointement les cas français et étatsunien dans la première moitié du XIXe  siècle. De cette étude, il ressort que, loin d’être opposés, ces modèles participaient au contraire à un répertoire commun de formes étatiques, caractérisant un moment historique particulier. Cette approche historicisante de l’État nous semble pouvoir aider à mieux comprendre les articulations d’aujourd’hui entre État central, collectivités locales, associations et entreprises.

Les États-Unis : un État si unique ?

Depuis une trentaine d’années, le milieu de la recherche étatsunien fait preuve d’un regain d’intérêt pour l’histoire de l’État aux États-Unis. Précédemment, le XIXe siècle était largement considéré comme une époque des tribunaux et des partis politiques. Les travaux récents ont montré l’importance de multiples formes d’action de l’État. Les États fédérés exerçaient des pouvoirs de « police » qui pouvaient aller jusqu’à prescrire des comportements moraux. L’État fédéral, via l’armée, orchestrait la violente conquête de l’Ouest, son exploration, sa mise en cartes et son aménagement ; et la poste, service public national, jouait un rôle économique, social et politique de premier plan. Mais, si l’État étatsunien d’avant 1860 était puissant et interventionniste dans certains domaines, il n’était pas bureaucratique. Ainsi, même ces recherches les plus récentes, qui réévaluent l’État étatsunien de manière assez drastique, continuent à le caractériser comme fondamentalement différent de l’État européen, et particulièrement français. Comme s’ils obéissaient à deux logiques bien distinctes. Nous avons repris la discussion, en nous demandant si, dans les pratiques, cela se vérifiait dans la première moitié du XIXe  siècle. Notre entreprise, reposant sur les publications existantes des deux côtés de l’Atlantique, s’est avérée délicate car elle nécessitait de faire dialoguer des travaux qui, d’un pays à l’autre, ne posent pas les mêmes questions. Rapprocher ainsi les deux perspectives historiques sur la base d’interrogations communes est riche d’enseignements.

Des administrations qui travaillent avec les élites

United States Capitol – 1846 © Architect of the Capitol

Tout d’abord, nous discutons de l’opposition classique entre une France centralisée et des États-Unis fédéraux. La différence constitutionnelle ne fait pas de doute — les États fédérés avaient des pouvoirs que les départements français n’avaient ni ne revendiquaient — et les discours dominants divergeaient. Mais il est notable que les États-Unis avaient aussi, parmi leurs élites, des défenseurs d’un État central plus fort, alors que la France connaissait de forts courants décentralisateurs.
Surtout, en examinant les pratiques administratives sur le terrain, on se rend compte de réalités plus mixtes. En France, les discours insistant sur l’uniformité entre territoires n’empêchent pas de nombreuses exceptions (les colonies en particulier) et accommodements. La principale tâche des préfets, représentants du pouvoir central, est d’obtenir un consentement minimal des maires et autres notables afin de pouvoir appliquer les mesures décidées à Paris. Ils cherchent ainsi à savoir ce que pensaient ces élites, pour faire remonter cette information aux ministères, et négocient avec elles. Ce n’est pas si différent des discussions qui ont lieu aux États-Unis lorsque, par exemple, certaines communautés s’opposent pour des raisons religieuses à la règle générale selon laquelle le courrier est distribué tous les jours de la semaine. Cette autonomie locale dans les pratiques administratives est une pratique largement répandue dans les deux pays à cette période.

Une fonction publique réduite, aux frontières floues

Cette situation résulte d’un choix politique, mais aussi d’une contrainte : même les préfets français, souvent présentés comme l’incarnation de la bureaucratie centralisatrice, n’ont pas les moyens d’agir seuls. Imaginer une France couverte de fonctionnaires et ruisselante de dépenses publiques est anachronique. S’il est difficile de chiffrer ce point, nous avons tenté de l’estimer. Nos résultats montrent que, là où davantage de personnes sont payées par l’État en France qu’aux États-Unis, ce n’est pas l’effet d’une inflation de la paperasse dans les bureaux parisiens ni d’une intervention plus grande dans l’économie. Ainsi, jusqu’en 1905, une partie du salaire des prêtres catholiques, des pasteurs calvinistes et luthériens et des rabbins relève de la dépense publique, alors que rien de tel n’existe outre-Atlantique. Les employés des services fiscaux de l’État central sont nettement moins nombreux aux États-Unis, où la plupart des impôts sont prélevés par les États fédérés. Malgré tout, rapporté à la population de chaque pays, on remarque que le nombre de personnes qui travaillent pour l’État est approximativement proportionnel dans la plupart des secteurs où celui-ci intervient.
Ce que ces chiffres montrent surtout, c’est la faible part des fonctionnaires qui sont payés à temps plein par l’État et qui travaillent à Paris ou à Washington. Bien plus nombreuses sont les personnes qui travaillent pour l’État, mais hors des capitales ou, surtout, sans être salariées de l’État. Les statistiques qu’on peut compiler pour le milieu du XIXe  siècle excluent le plus souvent les employés considérés comme subalternes, beaucoup n’étant pas payés du tout, ou bien étant payés sur le salaire de leur chef, ou encore par les usagers. En revanche elles incluent, voire mettent au centre du service de l’État les parlementaires, ou encore, en France, les juges non professionnels (juges de paix, prud’hommes, juges du commerce). Par ailleurs, même les fonctionnaires au sens plus étroit sont rarement recrutés sur concours ou soumis à des procédures d’avancement uniformes.
Ce qui relève ou non du service de l’État n’était donc pas délimité de la façon qui nous semble évidente, la frontière entre les définitions d’emplois publics et privés ne datant que du début du xxe siècle. Cela rend assez vaine la caractérisation d’un État comme fort ou faible par la mesure de dépenses ou d’effectifs. En revanche, ces formes d’organisation où nombre de fonctions publiques étaient remplies par des notables exerçant par ailleurs d’autres métiers (marchands, avocats, etc.) correspondaient à une manière de gouverner centrée sur la fabrique du consentement, notamment des élites locales.

Mieux décrire les imbrications entre public et privé

 

Caricature anglaise représentant un parlementaire britannique habillé comme un juge de paix français : un type de juge de proximité tout récemment créé (1798) © The Trustees of the British Museum, CC BY-NC-SA 4.0

Dès lors, pour le XIXe siècle, il est probablement vain de chercher à mesurer la taille de l’État, comme si c’était un objet distinct aux frontières bien définies. Au contraire, un grand nombre des activités de l’État se font dans une imbrication plus ou moins grande avec (des parties de) la société civile. Notre proposition est d’étudier les formes que prennent ces imbrications, et leurs effets historiques. Nous en proposons un premier inventaire de ces formes, que l’on retrouve dans les deux pays. Dans certains domaines, l’État confère une autorité exclusive à certains éléments de la société et s’interdit d’intervenir. C’est le cas de l’autorité que le chef de famille exerce sur sa femme, ses enfants, et, aux États-Unis et dans les colonies françaises, sur ses esclaves. Dans d’autres domaines, l’État reconnaît une capacité d’action sans supervision des collectifs, en échange d’engagements à agir dans l’intérêt général. C’est sous cette forme de corporation que des Églises et des Universités, notamment, ont acquis aux États-Unis l’autonomie prisée par Tocqueville. C’est moins possible en France avant 1870 pour des associations, à l’exception de certains groupements charitables ; mais les entreprises concessionnaires de services publics, par exemple de chemins de fer, bénéficient d’un statut voisin. Enfin, dans d’autres domaines encore, l’État met en place un organisme décrit comme public, mais dont les membres, plutôt que d’être fonctionnarisés, agissent comme experts à temps partiel, et le plus souvent de façon bénévole. La question centrale ici est moins la forme exacte de ces arrangements que le fait que l’État organise une collaboration, sur un domaine précis de l’autorité publique, avec des parties spécifiques de la société civile. C’est aussi l’État qui organise ces dernières, par des reconnaissances différenciées. La « société civile » n’étant pas d’un bloc, comprendre les formes d’action de l’État nécessite de comprendre ces hiérarchies.
Le propos n’est pas ici de dire que les pratiques de l’État étaient identiques des deux côtés de l’Atlantique, mais au contraire de comprendre que les différences, réelles, ne font pas système. Se concentrer sur les pratiques permet de faire émerger un répertoire partagé — et spécifique de la période — de manières d’organiser l’État. Les catégories habituelles d’État fort ou faible, fondées sur la notion de bureaucratie telle que définie par Max Weber au début du xxe siècle, sont peu pertinentes pour décrire ces répertoires plus anciens ; elles empêchent même de les voir.

Partir du fait que, de chaque côté de l’Atlantique, les États (pourtant postrévolutionnaires) sont moins bureaucratiques qu’il n’y paraît et travaillent avec les élites « privées » permet de mieux regarder, ensuite, comment ils le font. Ce travail de description précise est également porteur d’enseignements pour l’étude du présent. Aujourd’hui, les gouvernements revendiquent aussi un travail avec la société civile ou les entreprises. Mais ces partenariats public-privé prennent de formes très différentes, bien plus bureaucratiques et impliquant des flux d’argent plus important. Plutôt que de redécouvrir régulièrement que l’État moderne n’est pas toujours wébérien, ou d’opposer des modèles nationaux, il nous paraît utile de comparer systématiquement, dans le temps, les formes des frontières — toujours poreuses — de l’État.

 

Claire Lemercier, directrice de recherche CNRS au Centre de sociologies des organisations (CSO), consacre ses recherches à la sociologie et l’histoire des entreprises françaises et de leur dirigeant·es, notamment du point de vue de leurs rapports au droit et à l’État ; elle travaille également à une histoire de l'apprentissage en France aux xviiie et xixe siècles. 

Nicolas Barreyre, maître de conférences à l’EHESS au Centre d’études nord-américaines (Mondes Américains) travaille sur l’économie politique étatsunienne et la construction de l’État au xixe siècle. Ses recherches en cours portent sur la dette publique et les transformations du capitalisme étatsunien.