Le financement des partis politiques et des candidats lors des campagnes électorales n’est pas un phénomène anodin. Pourtant, l’une de ses dimensions essentielles — les « petits » dons citoyens — n’est jamais étudiée. De nombreux éléments sont peu connus : qui sont les petits donateurs ? Sont-ils aussi enclins à faire des dons caritatifs ?
Le profil des candidats qui perdent les élections n’est pas davantage étudié. On déplore — à raison – l’absence de participation de certaines classes sociales au sein de la représentation politique, mais sans se donner les moyens d’examiner les raisons de cette exclusion et en particulier le rôle joué par les réseaux. D’une manière plus générale, comment identifier – grâce aux nouvelles méthodes qu’offrent le numérique et l’étude de très grandes bases de données – les motivations d’une activité ou d’un choix politique ? Pour aborder cet ensemble de questions, Julia Cagé, professeure au Département d’économie, a soumis un projet de recherche de grande ampleur au très sélectif Conseil européen de la recherche (PARTICIPATE(1)PARTICIPATE: Campaign Finance, Information and Influence; a comprehension approach using individual approach using individual-level data and computer sciences tools, « Starting grant », ERC.). Pari remporté ! Elle nous expose ici les multiples dimensions de cette nouvelle recherche.
Julia Cagé : Ceci peut s’expliquer par la complexité des données qui n’avaient jamais été collectées jusqu’à présent et par l’accent mis sur les phénomènes de « capture » de la vie politique par les plus grosses donations.
Le premier volet de PARTICIPATE se concentre sur les petites contributions aux campagnes électorales aux États-Unis. Jusqu’à présent, les recherches se sont principalement intéressées aux grands donateurs ou aux dépenses globales des campagnes électorales aux États-Unis ; cela est dû au fait que la Federal Election Commission (FEC) exige seulement des équipes de campagne qu’elles communiquent des informations sur les contributeurs individuels dont les contributions annuelles dépassent 200 dollars. Mais il est dommage de travailler sur les dons aux campagnes en négligeant les petits donateurs, c’est-à-dire ceux dont la contribution est inférieure à 200 dollars, car ils représentent aujourd’hui plus de 90 % des donateurs aux candidats démocrates ! Avec mon équipe, nous avons donc décidé de construire un ensemble de données uniques qui comprend à la fois les petits dons et les dons les plus importants.
Julia Cagé : Pour ce qui touche aux dons de campagne, je vais utiliser une base de données qui s’appuie sur ActBlue, une plateforme de collecte de fonds en ligne utilisée par les petits donateurs aux candidats démocrates aux États-Unis. Il s’agit d’un travail conjoint avec Edgard Dewitte (Sciences Po), Laurent Bouton (Georgetown University) et Vincent Pons (Harvard University). L’exploitation de ces données devrait nous apprendre bien des choses sur la motivation des millions de citoyens qui versent des petites contributions à des campagnes. La littérature traditionnelle sous-tend que les gens contribuent à des campagnes pour avoir accès aux candidats ou influencer les résultats électoraux ; mais un donateur individuel peut difficilement espérer y parvenir quand il donne 10 dollars à une campagne. Alors pourquoi contribue-t-il ?
Le fait de disposer de ces grands ensembles de données nous permet d’isoler l’impact de facteurs spécifiques, toutes choses égales par ailleurs. Par exemple, les données états-uniennes dont nous disposons nous donnent des informations sur des millions de donateurs et de dons sur une période de 14 ans ainsi que sur de nombreuses élections. Elles nous permettent également d’étudier le rôle joué par la représentativité : en contrôlant les spécificités d’une année, d’une élection et d’un candidat donné, et même les caractéristiques (par exemple, l’âge, le sexe, la race…) d’un donateur, nous pouvons voir dans quelle mesure le fait qu’un donateur et un candidat partagent les mêmes caractéristiques peut jouer un rôle dans la décision de contribuer à une campagne. Nous pouvons également estimer l’impact de la publicité politique.
Julia Cagé : De fait, avec Malka Guillot (Eidgenössische Technische Hochschule Zürich), nous voulons étudier les motivations qui président aux dons à des associations caritatives ou à des fondations et les contributions politiques en France. En nous appuyant sur les données administratives existantes, nous voulons étudier dans quelle mesure les dons à des associations et les contributions politiques sont des substituts ou des compléments. Pour commencer, nous devons répondre à une question simple : les mêmes personnes donnent-elles à la fois à des associations et à des partis politiques ou les deux ensembles de donateurs sont-ils sans rapport ? De plus, nous ne connaissons pas l’incidence de la politique fiscale sur les dons politiques.
S’agissant des dons à des associations, des études antérieures ont montré que les réductions d’impôt pouvaient jouer un rôle important ; mais qu’en est-il des dons aux partis politiques ? Ceci représente une dépense très importante pour le gouvernement et il est important de comprendre qui sont les donateurs qui bénéficient de ces déductions et l’effet réel que cela a sur leur propension à donner.
Julia Cagé : Une autre question à laquelle je souhaite répondre est de comprendre ce qui motive les citoyens à entrer en politique et les réseaux pourraient jouer un rôle important à cet égard. Avec Edgard Dewitte, nous consacrerons d’importantes ressources à la construction, d’un ensemble de données historiques sur les caractéristiques des candidats au Royaume-Uni au cours des 150 dernières années à partir des «Times Guides to the House of Commons »(2)Ces guides uniques recensent des données biographiques sur chaque candidat et membre élu à la Chambre des communes, y compris leur date de naissance, les lycées et universités qu’ils ont fréquentés, leurs emplois précédents et les fonctions publiques qu’ils ont occupées.. Ce nouvel ensemble de données permettra d’étudier et de prendre en compte les différentes caractéristiques des candidats – y compris celles des candidats ayant perdu l’élection, qui, comme les « petits » donateurs, sont peu étudiés par la littérature académique. Il s’agira de montrer que les caractéristiques de ces candidats sont multidimensionnelles et que le « réseau de sélection politique » comporte des liens de toutes sortes, voire que certains réseaux sont davantage « porteurs » de victoire électorale. C’est là qu’interviennent les graphes multidimensionnels : plutôt que de tester la prépondérance d’une caractéristique donnée pour déterminer la participation politique par rapport aux autres, ces visualisations permettent au chercheur de mettre différentes caractéristiques côte à côte et d’exprimer de nombreux types de relations qui se chevauchent.
Julia Cagé : Je crois vraiment à la recherche interdisciplinaire et à la collaboration entre les différents domaines de recherche ; si je n’avais pas collaboré avec des informaticiens, je n’aurais pas pu produire la moitié des recherches que j’ai effectuées au cours des cinq dernières années ! Par exemple, j’ai conduit tous mes travaux sur la propagation de l’information avec Nicolas Hervé (INA) et Marie-Luce Viaud, deux informaticiens.
Avec Nicolas Hervé et Béatrice Mazoyer (médialab, Sciences Po) nous étudions actuellement la propagation de l’information entre les réseaux sociaux et les médias traditionnels. J’ai bien l’intention de continuer à collaborer avec des informaticiens pour construire et analyser de tels graphes afin d’enrichir ma recherche.
Julia Cagé : C’est une question très importante : comment les conclusions tirées d’un contexte politique spécifique peuvent-elles s’étendre à d’autres contextes ? J’ai précisément décidé de travailler sur plusieurs pays, à des périodes différentes pour pouvoir tirer des conclusions généralisables. Si vous ne regardez que les États-Unis par exemple, vous tirerez des conclusions liées à un système bipartite alors que plus des 90 % des démocraties sont des systèmes multipartites. Si vous vous contentez d’observer le monde actuel, vous risquez de surestimer le rôle joué par Internet dans les campagnes politiques. Mais si vous étudiez des zones géographiques différentes (idéalement, il aurait fallu pouvoir également inclure les pays en voie de développement), tant au XXe qu’au XXIe siècle et que vous examinez les effets des changements de législation, vous pourrez alors mieux comprendre ce qui est réellement en jeu et espérer tirer des conclusions générales concernant la sélection politique, par exemple.
Julia Cagé : Le « pouvoir médiatique » est un concept que j’emprunte à Andrea Prat (Columbia University). L’idée est de mesurer l’ampleur de la concurrence médiatique non seulement en termes de part de marché, mais également en termes « d’attention » dont chaque média bénéficie. L’objectif est de mesurer le pouvoir des organisations médiatiques, défini comme leur capacité à inciter les électeurs à prendre des décisions électorales qu’ils n’auraient pas prises si la couverture médiatique n’avait pas été biaisée politiquement. Ce point est particulièrement important puisqu’un certain nombre de médias peuvent avoir des motivations politiques.
Julia Cagé : De mon point de vue, il est fondamental de rendre la recherche accessible à tous. La plupart du temps, j’écris d’abord des articles universitaires, mais par la suite je publie un ouvrage grand public qui s’appuie sur les conclusions des mêmes recherches. Prenons l’exemple du pouvoir médiatique que j’ai mentionné plus tôt : je trouve problématique que les instruments de réglementation de la concurrence médiatique reposent exclusivement sur des parts de marché, un critère dépassé et imparfait. En tant qu’économiste, il me semble important de faire évoluer la loi sur cette question. Comment faire ? En écrivant et en publiant des articles universitaires qui permettent d’éclairer le débat public. Mais si vous voulez vraiment influencer les décideurs politiques, vous devez vulgariser vos recherches et prendre position publiquement. C’est là que mon engagement – que je qualifierais de citoyen plutôt que de politique – entre en jeu.
Propos recueillis par Melissa Mundell, Département d’économie
Julia Cagé est Assistant Professor au département d’Économie de Sciences Po. Elle est également co-directrice de l’axe « Évaluation de la Démocratie » du Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques (LIEPP) depuis 2018 et chercheuse associée au Center for Economic and Policy Research (CEPR). Ses recherches portent sur l’économie politique, l’économie des organisations et l’histoire économique ; elle porte un intérêt particulier à l’économie des médias et à toutes les problématiques liées au financement de la démocratie et du débat public. Publications
Notes[+]
↑1 | PARTICIPATE: Campaign Finance, Information and Influence; a comprehension approach using individual approach using individual-level data and computer sciences tools, « Starting grant », ERC. |
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↑2 | Ces guides uniques recensent des données biographiques sur chaque candidat et membre élu à la Chambre des communes, y compris leur date de naissance, les lycées et universités qu’ils ont fréquentés, leurs emplois précédents et les fonctions publiques qu’ils ont occupées. |