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[INTERVIEW] Le projet de Réglement européen sur les crypto-actifs « MiCA »: 3 questions à Stéphane Blemus

Stéphane Blemus est secrétaire général de Société Générale-Forge, docteur en droit de l’Université Paris 1 et enseignant-chercheur à l’Université de Copenhague.

Propos recueillis par Florence G’sell

Le Parlement européen s’apprête à voter un texte majeur pour les marchés digitaux européens : le projet de Règlement européen sur les « marchés de crypto-actifs » (surnommé « MiCA »). Stéphane Blemus a accepté de répondre aux questions de la Chaire.

Quels sont les objectifs de l’adoption du projet de Règlement « MiCA » ? 

Plusieurs pays européens ont déjà mis en œuvre au niveau national des réglementations dédiées aux crypto-actifs, ces nouveaux types d’actifs émis sur des registres distribués (ou « blockchains »). La France a adopté en 2019 la loi « PACTE »[1] qui prévoit d’encadrer les offres au public de jetons sur registres distribués et l’activité des prestataires de services sur actifs numériques (« PSAN »). En parallèle, un nouveau régime d’agrément a été créé en Allemagne en 2020, qui est spécifique au service de conservation de crypto-actifs[2]. La grande limite de ces diverses législations nationales provient de leur champ d’application cantonné aux frontières du pays concerné, de la fragmentation réglementaire au sein de l’Union européenne et de l’absence de « passeport » européen pour des services régulés sur crypto-actifs.

Depuis 2019, les institutions européennes ont identifié le besoin d’établir au niveau de l’UE des normes communes[3]. Le Règlement « MiCA » constitue un pilier majeur de la stratégie en matière de finance numérique pour l’UE dévoilée par la Commission européenne en septembre 2020[4].

Que prévoit le projet de Règlement « MiCA » ? 

Le Règlement « MiCA » doit créer un nouveau cadre juridique harmonisé au niveau de l’Union européenne pour de nombreux types de crypto-actifs qui ne sont pas couverts par le droit de l’UE[5].

Le Règlement « MiCA » prévoit notamment : 

  • Une taxonomie des définitions des différents types de crypto-actifs (dont les jetons utilitaires (« utility tokens ») et certains types de « stablecoins ») ;
  • Un régime dédié aux offres au public de divers types de crypto-actifs (à l’exception des actifs financiers ou monétaires déjà couverts par le droit de l’UE) ;
  • Un régime propre aux offres au public de « stablecoins » (i.e. crypto-actifs de type monétaire dont la fonction est de conserver une valeur stable) liés à des actifs de référence ;
  • Un régime propre aux prestataires de services sur crypto-actifs à l’échelle européenne (« PSCA »).

Pour les offres au public de crypto-actifs, le principal apport du Règlement « MiCA » est de prévoir un régime d’autorisation obligatoire, harmonisé et valable dans toute l’Union européenne. L’adoption de ce régime par voie de règlement et non de directive, contrairement à d’autres réglementations financières par le passé (services de paiement, etc.), permet de minimiser les risques de « forum shopping » entre pays européens et de faciliter l’émergence de grands acteurs régionaux. 

Pour les prestataires souhaitant fournir des services sur crypto-actifs, le Règlement « MiCA » devrait apporter une sécurité juridique leur permettant de mieux définir leur offre, de renforcer leurs relations avec les régulateurs et potentiellement de faciliter leurs discussions avec divers partenaires économiques (établissements de paiement, banques, assureurs, gestionnaires d’actifs, investisseurs institutionnels, etc.).

Quelles sont les difficultés soulevées par le projet de Règlement « MiCA » ?

Le texte cherche à concilier innovation (technologique, entrepreneuriale, financière) et protection (des investisseurs, de l’intégrité des marché, et de la stabilité financière). Une conciliation aussi indispensable à définir que délicate à obtenir.

Bien que ce Règlement représente potentiellement un bond en avant pour la création (et le renforcement) d’acteurs majeurs dans l’Union européenne sur les marchés des crypto-actifs, des défis réels se posent et devront être clarifiés au travers du « trilogue » européen :

  • La réglementation des « stablecoins » liés à des actifs de référence : l’ensemble des discussions sur le sujet a été teintée par le spectre du projet (posthume) « Libra/Diem » du consortium porté par l’entreprise Facebook. Le besoin de réglementer les risques particuliers pour la stabilité financière et la souveraineté monétaire liés à ces actifs apparaît nécessaire, mais l’UE ne peut se restreindre à une approche uniquement défensive sur ces nouveaux actifs utilisés comme moyens d’échange. Une vision stratégique entre les études actuelles de la Banque centrale européenne sur l’euro digital et les potentiels usages de divers types de « stablecoins » (e-money, monnaie banque commerciale, « stablecoin algorithmique », etc.) par des acteurs européens doit être envisagée loin des clichés et au plus près des futures offres de service digitales en France comme dans l’UE.
  • La réglementation des « NFT » (« Non-fungible tokens ») : L’effet de mode actuel sur les NFT a interpellé les parlementaires européens, avec le risque que ces derniers les régulent vite et mal en les essentialisant dans une catégorie fourre-tout. De nombreux acteurs et associations de place de l’écosystème blockchain français (Ledger, Coinhouse, association de place ADAN, etc.) critiquent les imprécisions des dispositions du projet relatives aux « NFT ». Ces dispositions paraissent impliquer notamment l’assimilation de certains « NFT » à des instruments financiers (considérant numéro 8a du dernier projet de compromis de texte du Parlement européen). Les parties prenantes soulignent donc que certains critères semblent diverger de la réglementation « MIF » en vigueur . Elles relèvent également l’inclusion, dans le champ d’application du règlement « MiCA », de tout « NFT » pouvant s’échanger sans accord préalable de son émetteur. Or il est important, pour appréhender ces nouveaux actifs digitaux, de privilégier la substance sur la forme et d’assimiler au maximum leur régime à celui qui est applicable à leurs sous-jacents, qui sont extrêmement divers.
  • La neutralité technologique : Le compromis de texte qui sera soumis au Parlement européen le 14 mars 2022 propose une interdiction de facto de certains protocoles blockchain recourant à un mode de validation technique par la « preuve du travail » (« Proof of Work »), ce qui est le cas du protocole bitcoin. En effet, le texte exige que soit mis en place, pour les crypto-actifs admis avant l’entrée en vigueur du règlement « MiCA », un plan de déploiement de soutenabilité environnementale. Or ceci est impossible pour un certain nombre de blockchains, à commencer par le protocole bitcoin qui fonctionne de manière automatisée sans autorité de contrôle. Si adoptée par le trilogue, cette proposition interdirait de fait au sein de l’UE tout service régulé lié au bitcoin. Cela irait trop loin. De manière générale, les technologies de registres distribués sont encore à l’heure actuelle peu matures. Il est encore impossible à date d’identifier le (ou les) technologie(s) qui deviendront les standards de demain ou de prévoir l’évolution des protocoles « blockchain ». Interdire ou limiter l’utilisation d’une technologie ou d’un mode de validation technologique (notamment le « Proof of Work ») ne peut sérieusement être envisagé à l’heure actuelle. Pour le choix des technologies (« Proof of Work », « Proof of Stake », etc.) ou des modèles d’affaires envisagés (« Decentralized Autonomous Organization », « Decentralized Finance »), il faut que les régulateurs européens adoptent une approche itérative, qui permette d’expérimenter et d’étudier les impacts de nouvelles technologies tout en minimisant les risques pour citoyens et entreprises.

Pour ces nombreuses raisons, le travail des réunions informelles du « trilogue » entre représentants du Parlement européen, du Conseil et de la Commission en Q2 2022 pour finaliser le texte final sera capital. L’industrie des actifs digitaux est aujourd’hui à la croisée des chemins en Europe, et le Règlement « MiCA » sera ou non le levier de leurs ambitions.


[1] Loi n° 2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises (loi « PACTE »).

[2] BaFin, « Guidance notice – guidelines concerning the statutory definition of crypto custody business (section 1 (1a) sentence 2 no. 6 of the German Banking Act (Kreditwesengesetz – KWG) », « guidance notice » publiée par la BaFin, 2 mars 2020 (mise à jour le 1er avril 2020) ; BaFin, « Guidelines on applications for authorisation for crypto custody business », publication de la BaFin, 30 mars 2020.

[3] ESMA, « Advice on Initial Coin Offerings and Crypto-Assets », ESMA 50-157-1391, et « Annex 1 : Legal qualification of crypto-assets – survey to NCAs », ESMA 50-157-1384, avis publiés le 9 janvier 2019 ; EBA, « Report with advice for the European Commission on crypto-assets », rapport publié le 9 janvier 2019 ; Commission européenne, « Consultation document on an EU framework for markets in crypto-assets », document de la consultation publique ouverte du 19 décembre 2019 au 19 mars 2020, publié en date du 19 décembre 2019. 

[4] Commission européenne, « Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions sur une stratégie en matière de finance numérique pour l’UE », COM(2020) 591 final, 24 septembre 2020.

[5] C’est-à-dire les crypto-actifs qui ne remplissent pas les conditions pour être considérées comme des instruments financiers, de la monnaie électronique, des dépôts, des dépôts structurés et une titrisation.