Arnaud Mias - L’horizon fuyant de la santé au travail

Arnaud Mias - L’horizon fuyant de la santé au travail

Arnaud Mias est professeur de sociologie à l’Université Paris Dauphine - PSL et membre de l’IRISSO (UMR CNRS-INRAE). Il coordonne avec Laure de Verdalle le comité de rédaction de la revue Sociologie du travail. Ses recherches portent sur les politiques du travail, les relations collectives de travail, les trajectoires professionnelles et les conditions de travail. Il a récemment dirigé avec Claire Edey Gamassou l’ouvrage numérique Dé-libérer le travail. Démocratie et temporalités au cœur des enjeux de santé au travail (Teseo, 2021).

L’HORIZON FUYANT DE LA SANTÉ AU TRAVAIL

Arnaud Mias 

Le mouvement de contestation de la réforme des retraites au début de l’année 2023 a rappelé l’impossible dissociation des enjeux de protection sociale et d’emploi des problématiques de travail et de conditions de travail. Il a fait ressortir ce que d’aucuns nomment une « crise du travail » en France (voir la contribution de Maelezig Bigi et Dominique Méda). En parallèle, les « Assises du travail », dont le rapport des garants a été remis en avril 2023, soulignent la nécessaire évolution des pratiques managériales pour faire face aux risques accrus pour la santé au travail, dans un contexte de transitions écologique et numérique.

Ces considérations invitent à interroger les rapports entre santé et travail dans la France contemporaine, et à se demander en particulier s’il est acceptable que le travail rende malade ou use précocement, alors même qu’il peut constituer une ressource primordiale pour la santé, si l’on considère que la santé a à voir avec la « fierté de pouvoir assumer des tâches concrètes utiles à tous » (Clot et al., 2021, p. 7). La question n’est pas seulement celle de l’efficacité de la prévention des risques professionnels déployée au plus près des situations de travail. Il faut se demander si les conditions dans lesquelles le travail de chacun·e est réalisé permet d’en faire un facteur de développement de sa santé.

Dans un premier temps, le questionnement doit porter sur les organisations du travail et leur capacité à ménager les conditions d’un travail soutenable pour tous et toutes. Nous proposons ensuite un état des lieux critique de la santé au travail en France, interrogeant la façon dont on dénombre les maux du travail. Nous revenons enfin sur les pratiques et acteurs de la prévention de la santé au travail pour en pointer les fragilités.

Le lecteur pourra constater des références récurrentes à la situation particulière des travailleurs intérimaires. Ce fil rouge permet de montrer que celle-ci est révélatrice des contradictions générales dans lesquelles sont prises les politiques de santé au travail.

1. Vers un travail plus soutenable ?

Qu’on y voit les symptômes d’une crise du travail ou la manifestation d’une tendance de fond, l’expérience du travail contemporain est profondément marquée par son intensification (cf. la contribution de Bruno Palier). Celle-ci traduit la multiplication des contraintes pesant sur le travail, qui fait que le rythme de son travail est de plus en plus déterminé par des facteurs exogènes : des cadences à tenir, des délais stricts à respecter, des demandes à satisfaire immédiatement, des files d’attente à « gérer », des interruptions fréquentes pour prendre en charge des tâches plus urgentes… Elle résulte d’une transformation profonde des organisations, scandée par une succession d’innovations managériales qui ont conjugué leurs effets pour associer désormais dans les mêmes espaces de travail des contraintes d’ordre « industriel », rigides mais prévisibles, à des contraintes « marchandes », plus aléatoires mais faites de temps de « respiration » et d’adaptation à la clientèle, annulant ainsi les effets compensateurs de chacune au détriment de la santé au travail (Gollac et Volkoff, 1996). Cette intensification du travail a été particulièrement marquée au cours des années 1980-1990 ; elle alterne depuis entre stabilisation et reprise.

Les enquêtes européennes sur les conditions de travail font ressortir qu’en France, si l’intensité et l’autonomie au travail sont relativement proches de la moyenne européenne, la situation est nettement plus dégradée en matière de soutien ou d’aide des collègues et de la hiérarchie, ainsi qu’en matière de pénibilités physiques (voir la contribution de Christine Erhel, Mathilde Guergoat Larivière et Malo Mofakhami).

Pourquoi cette intensification du travail est-elle si problématique ? Principalement parce que disposer de marges de manœuvre dans son travail préserve des atteintes à la santé. Les ergonomes soulignent le fait que chacun·e trouve soi-même, si on lui en laisse le temps, la façon de travailler efficacement qui lui convient personnellement. Chacun·e connaît toujours plusieurs façons de s’y prendre pour réaliser son travail, en tenant compte des exigences de celui-ci et des ressources dont elle ou il dispose. Chacun·e invente la façon de faire qui convient le mieux à ses propres caractéristiques physiques et mentales, et qui préserve ainsi sa santé. Avec l’intensification, l’éventail des possibles se réduit. La manière la plus rapide de procéder n’est pas nécessairement la plus adaptée, ce qui peut être source de pénibilités physiques et de risques pour la santé : risques accrus d’accidents du travail, de troubles musculo-squelettiques, de stress ou d’épuisement professionnel, et plus largement, sentiment d’un travail mal fait, trop vite expédié, dans lequel on ne se reconnait plus, sentiment dont les psychologues du travail ont démontré le caractère délétère tant pour les individus que pour les collectifs de travail.

Un « modèle de la hâte » (Gaudart et Volkoff, 2022) s’impose dans les organisations du travail, un modèle souvent posé comme collectivement incontestable, non-discutable, non-négociable, et dont les conséquences s’éprouvent et se traitent à un niveau individuel, voire personnel. L’ignorance managériale des conditions réelles de réalisation de l’activité de travail sape progressivement les fondements même du « sens au travail » (voir la contribution de T. Coutrot et C. Perez).

Cela explique qu’en 2019, 37 % des actifs occupés français déclarent leur travail « insoutenable », au sens où ils ne se sentent pas capables de tenir dans leur travail jusqu’à la retraite (Beatriz, 2023). Les métiers au contact du public (caissières, employé·e·s de la banque, de l’assurance et de l’hôtellerie-restauration) ou dans le secteur du soin (infirmières et aides-soignantes) et de l’action sociale, ainsi que certains métiers ouvriers non-qualifiés apparaissent les moins soutenables. L’intensité du travail et la faible autonomie au travail accentuent ce sentiment. Celui-ci est nettement plus prononcé en France que dans les autres pays européens. Dans l’enquête européenne sur les conditions de travail réalisée en 2015, alors que 73 % des Européen·ne·s de 55 ans et moins se sentaient capables de tenir dans leur travail jusqu’à 60 ans, c’était le cas pour moins de 60 % des répondant·e·s français·e·s.

Cela fait ressortir l’inadaptation des organisations, privées comme publiques, aux aspirations et besoins des travailleurs et travailleuses françaises. Le caractère standardisé de ces organisations, conçues pour un homme de 40 ans sans handicap et sans problème de santé, rend le travail insoutenable, par déni de la diversité. A contrario, les recherches conduites au sein du Creapt (Centre de recherches sur l’expérience, l’âge et les populations au travail) montrent que le maintien en emploi des seniors passe nécessairement par un desserrement des contraintes temporelles en fin de vie active : « la possibilité d’alléger les horaires et d’étendre les temps de repos (en minimisant autant que possible les pertes de revenus pour le salarié) ; des aménagements dans l’organisation pour accroître les marges d’anticipation dans le travail, les temps d’échanges entre collègues, les transmissions de savoirs ; des périodes de réflexion pour ajuster les contours des tâches si le travailleur garde le même poste, pour valoriser ses compétences acquises s’il en change » (Gaudart et Volkoff, 2022, p. 182). Dans le même registre, les recherches récentes sur les liens entre handicap et travail interrogent, par-delà les problèmes d’insertion professionnelle et de maintien en emploi des personnes handicapées, les enjeux plus directement liés à leur expérience du travail. Elles soulignent la nécessité de transformer les normes organisationnelles pour « faire du handicap une composante habituelle de l’organisation du travail » (Revillard, 2019, p. 91 ; voir aussi sa contribution). Dans un cas comme dans l’autre, promouvoir la soutenabilité du travail pour tous et toutes suppose de surmonter la faible tolérance de nos organisations aux aménagements particuliers et aux régulations autonomes localisées.

Les configurations socio-productives, qui résultent elles-mêmes de décisions managériales et d’arbitrages organisationnels, sont par ailleurs génératrices de fortes inégalités en matière de santé au travail. Il est aujourd’hui démontré que les entreprises en situation de sous-traitance et celles qui recourent à l’intérim exposent davantage leurs salariés à certains risques professionnels et aux accidents du travail (Perraudin et al., 2022 ; Coutrot et Inan, 2023).

2. Accidents du travail, maladies professionnelles : miroirs déformés et déformants des maux du travail

Les mêmes constats se répètent depuis plus de deux décennies : les efforts de prévention engagés ne parviennent pas à réduire le nombre d’accidents du travail, y compris les plus graves et mortels, et ces accidents affectent de façon très inégale les travailleurs. Selon la DARES, on comptabilise encore 783 600 accidents du travail avec au moins un jour d’arrêt en 2019. Près de 40 000 d’entre eux donnent lieu à la reconnaissance d’une incapacité permanente (accidents graves), et 790 sont mortels. Tout se passe comme si notre système productif devait inéluctablement générer un contingent stable d’accidents du travail. Mais la menace ne pèse pas uniformément sur le corps social. Le risque est ainsi deux fois plus élevé pour les intérimaires. Si les secteurs de la construction, du transport et de l’entreposage ainsi que celui de l’agriculture sont traditionnellement fortement touchés par ces accidents du travail, c’est aujourd’hui l’hébergement médico-social et social, particulièrement dans les activités auprès d’adultes âgés ou handicapés, qui est le plus affecté, juste derrière l’intérim. Par ailleurs, les ouvriers ont sept fois plus de risques de connaître un accident grave que les cadres, et près de cinq fois plus un accident mortel. Pour de nombreux salariés donc, l’expérience du travail est aussi l’expérience des accidents, aux conséquences plus ou moins dramatiques. Ce phénomène massif et profondément inégalitaire est toutefois largement invisibilisé dans le débat public (Daubas-Letourneux, 2021).

À regarder les chiffres, on pourrait à l’inverse conclure à une meilleure reconnaissance des maladies d’origine professionnelle. Leur nombre a effectivement été multiplié par cinq entre le milieu des années 1990 et le début des années 2010. En 2019, 49 505 maladies ont été reconnues d’origine professionnelle et indemnisées par la Caisse d’assurance maladie des travailleurs salariés. Pourtant, cent ans après la loi inscrivant la notion dans le droit français, la sous-reconnaissance des maladies professionnelles pointe les limites de l’instrument institué en 1919, les « tableaux » de maladies professionnelles qui précisent les pathologies éligibles à la reconnaissance et les conditions qui ouvrent droit à celle-ci (Cavalin et al., 2020). La liste de ces tableaux s’est étoffée progressivement, au gré de l’avancée des connaissances étiologiques, ainsi que des compromis trouvés entre organisations patronales et confédérations syndicales sous contrainte d’équilibre financier entre dépenses d’indemnisation et cotisations patronales.

On compte aujourd’hui 123 tableaux pour les salariés du régime général. Mais l’instrument parait totalement inadapté aux enjeux sanitaires actuels. Son caractère foncièrement conventionnel explique en grande partie le décalage important entre l’ampleur des expositions professionnelles et le nombre de maladies professionnelles comptabilisées parce qu’indemnisées. Ce caractère conventionnel ressort très nettement lorsqu’on cherche à expliquer l’explosion des maladies professionnelles au tournant du XXIe siècle : celle-ci est quasi-exclusivement due à la meilleure indemnisation des troubles musculo-squelettiques (TMS) relevant du tableau n° 57 « Affections périarticulaires provoquées par certains gestes et postures de travail », dont le périmètre et les conditions d’éligibilité ont été élargis au début des années 1990. Aujourd’hui, 9 maladies professionnelles sur 10 sont des TMS. Autrement dit, les autres tableaux servent très peu. De surcroît, il a suffi d’une réécriture des tableaux au début des années 2010 pour imposer des conditions plus restrictives à la reconnaissance et stopper l’augmentation du nombre de maladies professionnelles. Les mêmes raisons empêchent de reconnaitre et d’indemniser bon nombre de cancers d’origine professionnelle. Les chiffres sont saisissants : chaque année, hors cancers liés aux expositions à l’amiante, moins de 300 cancers sont effectivement reconnus comme maladies professionnelles, alors que les épidémiologistes les plus prudents estiment que le nombre de cancers liés au travail est au moins 20 fois plus important (Marant Micallef et al., 2023).

Ces limites du système de reconnaissance des maladies professionnelles invitent à porter l’attention sur les « maladies à caractère professionnel », maladies en lien avec le travail mais non reconnues par les régimes de sécurité sociale. Un rapport de Santé Publique France publié en avril 2023 montre ainsi que les TMS et la souffrance psychique forment la majeure partie de ces pathologies professionnelles non-reconnues, et qu’elles sont en progression. L’étude révèle aussi l’ampleur de la sous-déclaration, qui renforce les mécanismes d’invisibilisation déjà signalés : 75 % des TMS correspondant à un tableau de maladie professionnelle n’ont pas fait l’objet d’une déclaration, principalement en raison de la méconnaissance de la procédure par le salarié et d’un bilan diagnostique insuffisant.

Les recherches en sciences sociales interrogent souvent les liens entre travail et santé sous l’angle de leur méconnaissance et de leur invisibilisation. Les sociologues mettent au jour les efforts faits pour relativiser ou occulter (ou à l’inverse révéler, objectiver) les expositions professionnelles. Certains travaux analysent les logiques des mobilisations collectives de victimes, dont la production de connaissances et de contre-expertises est une dimension structurante (voir par exemple : Pitti, 2010 ; Delmas, 2012 ; Jouzel et Prete, 2015 ; Marichalar, 2017). D’autres interrogent réciproquement les ressorts de la production de l’ignorance. Ils mettent au jour des pratiques de production volontaire d’ignorance scientifique par les industriels, ce qui a été fait pour empêcher qu’une causalité devienne indiscutable. Certaines analyses font ressortir le caractère structurel de cette production de l’ignorance. En portant attention aux tableaux de maladies professionnelles et aux valeurs limites d’exposition professionnelle, Emmanuel Henry (2017) explique ainsi l’inertie de ces dispositifs et la faible influence de l’expertise par la force des accords qui structurent les configurations d’acteurs dans les enceintes administratives et paritaires.

Faute d’être formulés et rendus visibles, les problèmes de santé au travail échappent ainsi à toute action visant leur éradication, leur prévention ou leur réparation. Le recours à l’emploi précaire renforce encore ces logiques d’invisibilisation et d’externalisation des risques professionnels (Thébaud-Mony, 2000 ; Décosse, 2013 ; Mias et al., 2022).

3. Qui peut soigner le travail ? Troubles dans la responsabilité

Le Code du travail prévoit que « l’employeur prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs » (article L4121-1). Il précise les obligations des employeurs en matière de prévention des risques professionnels auxquels sont exposés leurs salariés : élaborer un document unique d’évaluation des risques (DUER) identifiant les risques encourus sur le lieu de travail et l’actualiser annuellement, afficher les consignes de sécurité, installer des équipements de protection collective, mettre à disposition les équipements de protection individuelle nécessaires, dispenser des formations spécifiques à la santé et à la sécurité au travail, assurer une suivi régulier par un médecin du travail…

Si l’évaluation des risques professionnels est aujourd’hui quasi-généralisée dans les établissements privés de plus de 50 salariés, cette pratique préalable à toute mesure de prévention reste nettement moins fréquente dans les très petits établissements, ainsi que dans la fonction publique d’État et dans les collectivités territoriales, où le DUER n’est présent et actualisé que dans un établissement sur deux. Pire, l’effort de prévention des risques physiques semble régresser dans les années récentes (Amira, 2019). Et les mesures de prévention, qu’il s’agisse de risques physiques, chimiques ou psycho-sociaux, restent majoritairement d’ordre individuel (équipements de protection individuelle, sensibilisation, formation, dispositifs de signalement et d’assistance) et induisent rarement une modification des organisations du travail.

À l’échelle nationale, la gouvernance du système français de santé au travail apparait très lacunaire. « Défaut de pilotage », « manque de lisibilité », « paysage fragmenté », « multiples cloisonnements »… Les rapports publics rédigés ces dernières années (Lecocq, Dupuis et Forest, 2018 ; Artano et Gruny, 2019 ; Cour des Comptes, 2022) dressent un constat sévère, malgré les efforts engagés depuis 20 ans pour organiser une concertation et une meilleure coordination entre les multiples acteurs du système (voir schéma ci-dessous, extrait d’un rapport de la Cour des Comptes publié en décembre 2022), via notamment plusieurs plans nationaux « santé au travail » et leurs déclinaisons régionales. Et les propositions de réforme peinent à se concrétiser. La loi du 2 août 2021 (« pour renforcer la prévention en santé au travail ») reste très en-deçà des ambitions réformatrices, en portant l’essentiel de l’action transformatrice sur les services de prévention et de santé au travail, auxquels est entre autres confiée une nouvelle mission de prévention de la « désinsertion professionnelle », là où beaucoup appellent à une refonte complète du système de santé au travail.

Depuis plus de 20 ans, dans un contexte de diminution du nombre de médecins du travail en France, plusieurs lois ont cherché à diversifier les acteurs du suivi sanitaire des salariés (Barlet, 2019) et à concentrer celui-ci sur les travailleurs les plus exposés, non sans résultat : en 2005, 70 % des salariés du privé déclaraient avoir eu une visite avec un·e médecin du travail ou une infirmière au cours des 12 derniers mois ; ils ne sont plus que 39 % en 2019. Mais, cet espacement des visites s’observe pour tous les salariés, même ceux qui occupent les postes les plus à risque (Mauroux, 2021).

Les inspecteurs du travail consacrent une part importante de leur activité de contrôle aux questions de santé-sécurité au travail. Cependant, on ne compte aujourd’hui qu’un agent de contrôle pour près de 11 000 salariés, ce qui limite fortement leur influence sur les situations de travail. Par ailleurs, l’activité de contrôle relève prioritairement du conseil et du rappel à l’ordre : en 2021, à l’issue des 255 000 interventions effectuées par l’inspection du travail, 157 061 lettres d’observation ont été rédigées, pour seulement 5 677 mises en demeure et 4 619 procès-verbaux dressés (Direction générale du travail, 2022). De leur côté, les Caisses d’assurance retraite et de la santé au travail, l’Organisme professionnel de prévention du bâtiment et des travaux publics, la Mutualité sociale agricole et les Associations régionales pour l’amélioration des conditions de travail constituent certes des relais importants d’information, de sensibilisation et de conseil en matière de prévention, mais à l’influence, elle aussi, circonscrite.

Instance de représentation du personnel longtemps marginalisée dans la dynamique des relations sociales en entreprise, les comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) ont gagné en puissance au cours des années 2000-2010, sur fond de renouvellement des préoccupations sanitaires et de prise en compte des risques psycho-sociaux, et avec le soutien d’une jurisprudence qui a eu tendance à élargir le champ d’intervention des représentants du personnel dans le domaine. Les Ordonnances Travail du 22 septembre 2017 semblent avoir brisé cette dynamique, en supprimant cette instance et en reportant ses anciennes attributions vers le comité social et économique (CSE). Dans le meilleur des cas, une commission dédiée du CSE est censée instruire ces sujets. En 2017, 74,6 % des salariés d’entreprise de plus de 10 salariés étaient couverts par un CHSCT ; en 2019, ils ne sont plus que 46,4 % à être couverts par une instance dédiée aux questions de sécurité et conditions de travail. Pour beaucoup, la fusion des instances de représentation du personnel s’est traduite par une perte d’autonomie, d’expertise et de pouvoir des représentants du personnel en matière de santé-sécurité au travail (France Stratégie, 2021).

On le voit, les institutions en charge de la santé au travail sont fragilisées, peinant à compenser un important relâchement de l’encadrement collectif des relations d’emploi, au moment même où les exigences sanitaires s’élèvent. Cela fait apparaitre une incertitude forte quant à notre capacité collective à préserver la santé et la sécurité au travail.

Le secteur de l’intérim est, là encore, un puissant révélateur de ces contradictions. Alors que le problème de la sur-accidentalité des intérimaires est régulièrement publicisé, le dispositif de gestion des risques professionnels associés au travail intérimaire révèle régulièrement à ses acteurs ses propres limites tout en les maintenant dans une situation troublée qui les rend incapables d’y répondre efficacement (Barlet et al., 2022). Qu’il s’agisse des organisations patronales et syndicales de la branche professionnelle concernée, des médecins du travail qui doivent assurer le suivi de l’état de santé de ces travailleurs, ou des services de prévention des risques professionnels des entreprises de travail temporaire, les acteurs de la prévention font l’expérience de responsabilités limitées : en charge du problème, ils éprouvent leurs faibles capacités à y apporter des réponses efficaces. Ces situations « troublées » sont à rapporter à la particularité de la relation triangulaire qui organise le travail intérimaire : ces salariés relèvent d’une relation contractuelle avec une agence de travail temporaire, leur employeur juridique, tout en étant soumis pour la réalisation de leur travail aux consignes d’une entreprise dite « utilisatrice ». Le trouble nait de la transposition fictionnelle (sur le mode du « comme si ») de dispositifs conçus dans le cadre d’une relation salariale standard à une relation triangulaire qui prend plutôt la forme de la juxtaposition de trois relations relativement disjointes.

Conclusion

Ces constats font douter de la possibilité de rendre effectif un authentique droit à la santé au travail. L’exercice de ce droit, cette liberté, se fonde sur des instruments institutionnels et des dynamiques collectives qui sont aujourd’hui fragilisés. Les limites et les contradictions relevées tiennent à ce que la santé au travail se trouve au croisement de deux dynamiques historiques en tensions : l’affirmation des préoccupations sanitaires, aux formes diverses d’une part, la flexibilisation des relations d’emploi d’autre part (Mias, 2010). Par-delà la nécessaire refondation institutionnelle du système de santé au travail, unanimement proposée dans les rapports publics récents, il s’agit aussi, sans nostalgie illusoire, mais avec une ferme ambition, de réinventer les pratiques de dialogue au plus près du travail réel pour développer les ressources nécessaires à la réalisation d’un travail émancipateur et facteur de santé.

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Bibliographie

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Cavalin C., Henry E., Jouzel J.-N., Pélisse J., 2020, Cent ans de sous-reconnaissance des maladies professionnelles, Paris, Presses des Mines.

Clot Y., avec Bonnefond J.-Y., Bonnemain A. et Zyttoun M., 2021, Le prix du travail bien fait. La coopération conflictuelle dans les organisations, Paris, La Découverte.

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Gaudart C. et Volkoff S., 2022, Le travail pressé. Pour une écologie des temps du travail, Paris, Les Petits matins.

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