La religion recomposée

Un ouvrage de ce type aurait été assez inconcevable il y a un demi-siècle. La science politique n’abordait guère alors la question religieuse. Sauf peut-être au passé, lorsqu’il s’agissait, avec Stein Rokkan et Seymour Lipset en sociologie, ou avec Hans Blumenberg et Carl Schmitt en philosophie, d’analyser, en la reliant au jeu d’influence exercé par les institutions et les doctrines chrétiennes, la genèse des États modernes. Parfois, certes, le présent se trouvait questionné. C’était, cependant, si l’on excepte les travaux sur le totalitarisme qui sollicitaient le concept de « religion séculière », dans le cadre quasi exclusif des études électorales : il s’agissait, suivant la ligne dessinée jadis par André Siegfried, de mesurer l’impact de la variable religieuse sur les comportements électoraux. Rien de plus au fond.

Deux verrous faisaient obstacle à l’exploration de la relation du politique et du religieux. Le verrou des discours politiques, d’abord. Le religieux n’apparaissait plus sur le devant de la scène. Les forces politiques qui dominaient se situaient alors, en effet, du côté de la sécularité. À l’Ouest, le libéralisme défendait certes la liberté religieuse. Il ne voyait cependant la croyance que comme une adhésion privée sans incidence sur les productions normatives de la société politique. Significativement, les dirigeants occidentaux, même lorsqu’ils sont issus de la démocratie chrétienne, ne font plus référence au religieux dans leurs interventions publiques. À l’Est, portés par la dogmatique marxiste, les régimes établis allaient jusqu’à développer une politique de la répression : là, même la fonction de « consolation privée » du religieux se trouvait abolie. Par un vaste phénomène d’importation des expériences occidentales, les sociétés du Sud, moins sécularisées que celles du Nord, entendaient-elles aussi s’installer dans l’immanence politique. Mustafa Kemal avait lancé le mouvement dans le monde musulman dans l’entre-deux-guerres en réduisant les « aspects sociaux » de l’islam. Il fut très vite imité par la dynastie des Pahlavis en Iran, les régimes de Nasser en Égypte et de Bourguiba en Tunisie, les régimes baassistes en Syrie et en Irak. Nehru, de même, inscrivit l’Inde indépendante dans un « nationalisme séculier », qui visait lui aussi, quoique de manière moins autoritaire qu’en Turquie, à extraire la vie sociale des règles de la tradition.

Le verrou des discours scientifiques, ensuite. De Marx et Comte à Durkheim et Weber, les pères fondateurs de la sociologie ont construit toute une théorie de la religion. Leur idée commune, exprimée certes différemment selon les auteurs, était que l’avancée de la modernité se traduisait nécessairement par un recul de la religion, lui-même repérable dans trois processus cumulés : la diminution des appartenances confessionnelles, la différenciation des activités sociales, la privatisation des institutions religieuses. Or, ce modèle, fondé sur le paradigme de la sécularisation, s’est trouvé confirmé, et souvent radicalisé, par les sciences sociales des années 1950-1960 : la sociologie du religieux sous l’impulsion de Peter Berger et de Bryan Wilson a fait cause commune avec la sociologie du politique autour de Gabriel Almond et de Sidney Verba pour signaler la perte de pertinence des énoncés religieux dans le monde de la civic culture. On évoquait souvent le caractère nécessaire de cet effacement, que la recherche imputait, selon une logique déterministe, à l’élévation du niveau d’éducation, à l’avancée des découvertes scientifiques, à la progression de l’urbanisation. Une philosophie de la fin de l’histoire accompagnait du reste cette sociologie de la perte : ce mouvement annonçait le temps de la liberté achevée. Les comportements religieux qui persistaient appelaient certes parfois des commentaires, mais on se satisfaisait de les analyser comme des « résistances archaïques ».

Or, au cours de ces dernières années, ces deux verrous ont été levés. On a assisté, d’une part, à une réactivation de la parole religieuse. La critique de Jean Birnbaum a raison de signaler que le religieux était plus présent qu’on a bien voulu le dire à l’époque dans les combats de la décolonisation, en particulier dans le nationalisme algérien. Cet aspect des choses a-t-il pour autant été systématiquement ignoré par la gauche ? Probablement pas. Si le religieux pouvait encore travailler de l’intérieur certains segments des mouvements politiques, notamment dans les pays du Sud, la tendance dominante était cependant sécularisante, comme le montrent les discours politiques du temps et les politiques publiques du religieux qu’ils viennent fonder : en Inde ou en Turquie, quoique sous des figures contrastées, le religieux a certes sa place dans le dispositif de l’État, mais à condition toutefois qu’il accepte sa propre subordination à l’ordre juridique de l’État. Or, depuis le tournant des années 1970-1980, s’est opéré un retournement du monde : on a assisté un peu partout à une résurgence du religieux, et plus spécifiquement à sa politisation, à partir d’une reformulation des énoncés de sens des grands mondes confessionnels (l’islam, le christianisme, l’hindouisme, le bouddhisme, le judaïsme). Ce phénomène de politisation a été massif en terre d’islam, mais il n’a pas épargné l’Asie (Sri Lanka, Birmanie, Inde, etc.), Israël, les Balkans, les Amériques et l’Afrique (avec, dans ces derniers cas, la poussée des mouvements évangéliques). On peut disserter sur les causes de cette résurgence, mais le constat est, lui, indiscutable : le religieux est redevenu « public ».

On a assisté, d’autre part, à une refondation de la proposition scientifique. Certains sociologues demeurent encore attachés à la thèse de la sécularisation. Ainsi en va-t-il, par exemple, de Steve Bruce qui a repris à son compte, pour intituler l’un de ses ouvrages majeurs, la formule de Nietzsche « Dieu est mort » : l’Europe, en particulier, manifesterait un détachement profond à l’égard des croyances et des normes des Églises, explicable, pour une grande part, par l’expansion en son sein des progrès techniques, médicaux et sociaux, qui rendrait inutile le recours à la théodicée. Cette thèse est toutefois minoritaire désormais. La sociologie s’est réorganisée autour de paradigmes moins unilatéraux. En témoigne, par exemple, l’œuvre récente de Peter Berger qui, après avoir accompagné la thèse du désenchantement, n’hésite pas à défendre l’idée, probablement excessive, selon laquelle le monde serait entré dans l’ère de la désécularisation. Ou celle aussi de José Casanova. Ce dernier considère que si le principe de différenciation des ordres subsiste aujourd’hui, que si donc la science, la politique, l’économie continuent de se construire en dehors de la religion, rien ne demeure du principe de privatisation du religieux : les forces confessionnelles sont sorties de l’enclos cultuel où elles s’étaient installées pour pénétrer de nouveau l’espace public.

Notre ouvrage s’inscrit dans ce nouveau paysage théorique. Il rappelle que la modernisation n’a pas pour corrélat nécessaire la disparition, sociale et même politique, du religieux. C’est au spectacle d’un retour que nous confronte la scène contemporaine. On le décrit ici à partir de trois éléments structurants : la polarisation des sociétés, la politisation des croyances, la spiritualisation des politiques.

La polarisation des sociétés

À la thèse de la désécularisation, il faut préférer celle de la polarisation, qui entend décrire un double mouvement : la société contemporaine, un peu partout dans le monde, semble bien articuler à la fois un processus d’effacement et de réaffirmation de la croyance.

L’âge séculier, expliquait Charles Taylor, est le fruit du pluralisme que l’Occident a produit à partir des XVIIe-XVIIIe siècles, sur le fondement, il est vrai, de la rationalisation des conduites engagées à partir des réformes ecclésiales ‒ on peut songer en particulier à la réforme franciscaine ‒ du XIIIe siècle : longtemps, il a été impossible de ne pas croire ; la révolution moderne ouvre le champ des possibles en validant l’option de la non-croyance. On peut vivre désormais comme si Dieu n’existait pas ; c’est même, ajoute le philosophe canadien, l’« option par défaut » dans la société contemporaine. Les faits confirment cette analyse. Dans beaucoup de pays aujourd’hui, et bien au-delà de la seule Europe dont on fait souvent le continent exemplaire de la sécularisation, il y a à l’évidence des phénomènes de reflux de la croyance. D’une part, la désaffiliation vaut au plan individuel. On le voit aux États-Unis, par exemple, souvent présentés comme un pays religieux, au motif que les références à Dieu (« God bless America », « In God we trust ») sont plus naturellement présentes dans l’espace public.En réalité, le nombre des nones, c’est-à-dire de ceux qui refusent toute affiliation religieuse, a progressé, se situant désormais autour de 25 % de la population totale, comme a progressé du reste le nombre des croyants non pratiquants. L’Amérique latine connaît des inflexions similaires : au Brésil, on compte désormais 8 % de sans-religion, en Uruguay 23 %. Les sociétés musulmanes sont moins touchées par ce phénomène : la croyance en Dieu est là, souvent quasi unanime. Elle peut faire l’objet néanmoins d’appropriations subjectives qui permettent d’articuler fidélité à la religion et affirmation d’autonomie. D’autre part, le détachement s’observe au plan institutionnel. La distinction des fonctions politiques et religieuses est générale, et les pays où les religieux assument directement des tâches de gouvernement sont extrêmement rares. Dans cet ensemble, l’Iran avec son principe du « gouvernement du jurisconsulte » qui donne le pouvoir ultime à un clerc, le guide de la Révolution, fait figure d’exception. Surtout, le droit tend à se détacher de la norme religieuse. On le voit clairement dans les pays occidentaux, où les règles mêmes de gestion de l’intime ont été libéralisées au cours de ces dernières années. Quoique sous des formes différentes, il arrive que les autres aires culturelles remettent aussi en cause l’idée d’une soumission à la loi transcendante. On a même défendu l’idée, à propos des pays musulmans, qu’il y avait là souvent, plus qu’on ne le croyait, des ouvertures du droit national au principe du pluralisme religieux. La doctrine des droits de l’homme, et notamment de la liberté religieuse, s’étend aussi, sous l’effet de l’action de l’ASEAN (et des autres organisations internationales), dans les pays d’Asie du Sud-Est.

On aurait tort cependant d’adhérer à la thèse d’une fin de l’histoire installant les sociétés du monde dans un agnosticisme général. Le propre de notre temps est d’être ambivalent : au phénomène de sécularisation répond un phénomène de contre-sécularisation, que présentent plusieurs des chapitres de cet ouvrage. Peter Berger le disait d’une formule frappante : « Le monde n’a jamais été aussi furieusement religieux. » Cette réaffirmation ne concerne pas simplement la piété individuelle. Elle se déploie aussi sur un mode plus revendicatif en exigeant de la part de l’État une reconnaissance juridique des préceptes religieux. On l’observe un peu partout. Les pays occidentaux ont connu, au cours de ces dernières années, ce type de front culturel à propos de la libéralisation des normes familiales : la Manif pour tous en France en 2012-2013, constituée contre la législation Taubira sur le mariage homosexuel, a parfaitement exprimé cette volonté de recomposer les frontières du public et du privé. Il en va de même outre-Atlantique avec le mouvement évangélique, mobilisé depuis les années 1970 contre la « nudité » axiologique de l’espace public. Depuis les années 1930, avec une accélération dans les années 1970, un réarmement religieux s’est opéré dans les pays non occidentaux. C’est le cas, par exemple, en Égypte avec le développement des Frères musulmans, ou en Turquie avec les mouvements comme l’AKP inspirés par les confréries soufies, notamment la Naqshbandiyya. C’est le cas aussi en Inde où sur l’assise du Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS), créé en 1925, s’est constitué un parti politico-religieux, le Bharatiya Janata Party (BJP), soucieux d’affirmer, contre le sécularisme du Parti du Congrès, la consubstantialité de l’Inde et de l’hindouisme. Ces mobilisations ont un point commun : elles procèdent d’un projet de résistance à l’égard de la globalisation libérale du monde et des effets de déstructuration culturelle qu’elle entraîne, non sans paradoxe d’ailleurs, puisque le religieux pur qu’elles invoquent se construit parfois en rupture avec la culture du pays d’où sont issus leurs fidèles. Il faut cependant ajouter qu’elles interviennent toujours dans des contextes spécifiques : en particulier, elles ne peuvent être isolées des stratégies des États, comme on l’a remarqué en Afrique de l’Ouest où l’expansion de l’islam est incompréhensible si l’on ignore le rôle majeur de l’Arabie Saoudite et de ses pétrodollars depuis les années 1970. L’accès au pouvoir de plusieurs de ces mouvements signale en tout cas un enracinement populaire, qui vient bousculer la position positiviste, établie depuis le XIXe siècle, selon laquelle le devenir historique serait nécessairement marqué par la sortie du religieux.

Cette polarisation n’oppose pas terme à terme les citoyens séculiers et les citoyens religieux. Les deux univers sont eux-mêmes divisés, en effet, ce qui permet souvent l’existence d’un continuum moral au sein des sociétés concernées. Intéressons-nous d’abord aux citoyens séculiers. Sans doute, le fait d’être non religieux détermine-t-il des options morales (sur le terrain en tout cas de la conception de la vie privée) et politiques différentes de celles portées par les religieux : on est là plus progressiste généralement. Il peut y avoir cependant des entrecroisements. Il se trouve, en particulier dans la zone euro-atlantique, des segments agnostiques ‒ les « athées dévots » ‒ qui, au nom de la défense de la moralité objective et/ou de la culture nationale, se retrouvent dans un compagnonnage avec le monde des citoyens religieux. Quant aux citoyens religieux, ils ne forment pas bloc non plus. Des frontières souvent séparent les confessions, en tout cas leurs franges les plus extrêmes, comme on l’a vu en Irlande dans le conflit entre catholiques et protestants, ou en Irak dans le conflit entre sunnites et chiites. Mais les frontières existent souvent aussi au sein même des mondes religieux, entre les pôles d’ouverture et les pôles d’identité et a fortiori de radicalité.

La politisation des religions

Dans son Traité du gouvernement civil, John Locke affirmait la « nécessité absolue » de distinguer « ce qui regarde le gouvernement civil de ce qui appartient à la religion et de marquer les justes bornes qui séparent les droits de l’un et les droits de l’autre ». Les Églises ont souvent accepté cette excommunication politique du religieux. Or, un retournement s’est opéré au cours de ces dernières années : les religions, en certains de leurs segments du moins, ont entrepris de remettre en cause ce schéma séparatiste sur le fondement d’une double reconfiguration.

Une reconfiguration d’ordre théorique, d’abord. L’avènement du nationalisme séculier avait certes provoqué des réactions intransigeantes de la part des mondes confessionnels. Le catholicisme en avait donné une belle illustration : il se voulait, après la Révolution française, la « contre-révolution irréconciliable », selon l’expression d’Albert de Mun. Il reste que la pression du siècle a été telle que les forces religieuses ont, portées aussi par le travail de leurs théologiens, souvent fait leurs les axiomes de la modernité. Le protestantisme a eu sa branche libérale bien sûr ; mais aussi le catholicisme dont certains des théoriciens mennaisiens n’ont pas hésité à placer la conscience autonome au principe des choix du sujet, selon une ligne qui trouvera plus d’un écho dans les textes du concile Vatican II. L’islam aussi a connu son réformisme modernisateur : dans L’Islam et les fondements du pouvoir publié en 1925, le théologien égyptien Ali Abderraziq – condamné par les oulémas d'Al-Azhar ‒ défend le principe d’une dissociation entre la sphère spirituelle et la sphère temporelle, en même temps qu’il valorise la liberté de conscience. Ces courants n’ont pas disparu bien sûr. Ils se trouvent cependant concurrencés par des néo-intégralismes. Le bouddhisme n’est pas le cas le moins intéressant. Sa tradition est celle du détachement ou de l’« extinction » : seul compte, à ses yeux, l’accès au nirvana, loin des passions et des « soifs » de cette Terre. Or, au cours de ces dernières années, il s’est adjoint une dimension puissamment politique : en Birmanie ou à Sri Lanka, une partie de la communauté des moines ‒ le sangha ‒ a voulu mêler nation et religion, au point de dissocier la pensée bouddhique de son axiomatique du renoncement. Le christianisme a connu des évolutions analogues. Le courant évangélique en Amérique ou en Afrique ne se contente pas de développer une foi conversionniste à usage personnel. Si, à travers sa théologie de la prospérité, il exige le perfectionnement de soi en incitant chacun à cultiver ses « talents », il mobilise l’État également, auquel il demande de construire un ordre du droit adossé aux préceptes de l’Écriture. Côté catholique, sauf chez les traditionalistes de la Fraternité sacerdotale Saint-Pie-X, on dit encore sa fidélité au concile Vatican II. On le lit toutefois selon une herméneutique de la continuité, en rappelant notamment, comme le faisait jadis la doctrine scolastique, la nécessaire soumission de la loi positive à l’anthropologie naturelle. Partout donc, maintenant, la même idée : la conscience n’est aucunement l’instance de fondation de la réalité politique. Son rôle est celui que lui assignait la pensée traditionnelle : être simplement la « messagère du ciel », sans nul désir de souveraineté.

Une reconfiguration d’ordre pratique, ensuite. Les religions ont entrepris de donner corps à ce dessein de rethéologisation en pratiquant la « pénétration par le bas ». Il arrive souvent que les groupements confessionnels déploient leurs principes dans la société en construisant des enclaves de subsidiarité, d’autant plus appréciées par les populations que les États n’ont plus toujours les moyens désormais d’assurer complètement le welfare. C’est une vieille technique d’influence, expérimentée déjà au XIXe siècle par les groupes catholiques (avec les Conférences Saint-Vincent-de-Paul par exemple) ou protestants (comme l’Armée du Salut). On la retrouve aujourd’hui au-delà de la sphère occidentale. Deux leviers sont souvent actionnés concomitamment : le levier éducatif et le levier social. Dès les années 1970, en Égypte, les Frères musulmans multiplient les centres de soutien scolaire et d’aide aux nécessiteux. Il en est allé de même en Afrique noire, avec les groupes évangéliques ou musulmans. Dans les pays européens, on trouve des dispositifs semblables tant du côté des associations musulmanes que des associations chrétiennes, y compris en France où l’État social est censé avoir mieux résisté qu’ailleurs. Ces actions visent les catégories populaires le plus souvent. Il arrive aussi qu’elles concernent les élites. C’est le cas avec le mouvement Gülen, en Turquie et maintenant dans les territoires de diaspora : il a développé tout un réseau d’écoles d’excellence, à ce point étendu et efficace qu’il a provoqué des mesures de rétorsion violentes de la part de Recep Tayyip Erdoğan, dont il avait été l’allié pourtant tout au long des années 1990.

L’autre stratégie est celle de la « pénétration par le haut ». Il s’agit alors de s’installer dans la sphère politique elle-même, soit en constituant des forces partisanes autonomes, tels Ennahdha en Tunisie, le Front islamique du Salut en Algérie ou le Parti de la justice et du développement au Maroc ‒ tous issus de la mouvance idéologique des Frères musulmans créés par Hassan al-Banna en 1928 ‒, soit en s’installant à l’intérieur de partis existants comme l’a fait, en France, Sens commun, émanation de la Manif pour tous, au sein des Républicains. L’action en justice est également une arme de ces mouvements : en France, dans les années 1990-2000, avant que les attentats de Charlie Hebdo ne viennent rendre impensables ce type de mobilisations, des groupements musulmans et catholiques avaient tenté par cette voie judiciaire d’obtenir la condamnation de publications qu’ils jugeaient diffamatoires à leur égard, avec l’intention plus globale d’obtenir une recomposition des conditions d’exercice de la liberté d’expression. Sans doute faudrait-il évoquer aussi leur action au sein des organisations internationales comme à l’ONU ou dans les institutions européennes : y disposant souvent d’un statut d’invité dans les cénacles de discussion (et parfois même, comme le Saint-Siège à l’ONU, d’observateur officiel), ils n’hésitent pas à tenter d’infléchir leur production normative, comme on le voit notamment sur les questions relatives aux droits sexuels et reproductifs.

Musulmans, juifs, catholiques, protestants : y a-t-il des convergences entre ces mouvements ? Clairement oui. Les convergences sont organisationnelles. Les mouvements religieux sont désormais globalisés et interconnectés : assis sur les vastes migrations du temps présent, portés par les nouveaux moyens de communication, ils ont tissé des réseaux transnationaux qui fonctionnent comme des lieux d’échange d’expériences et de référentiels. On l’a observé lors de la mobilisation contre la loi Taubira : les slogans de la Manif pour tous avaient, pour une part, été empruntés à des think tanks américains. Les convergences sont également doctrinales. Ces mouvements transnationaux insistent souvent, paradoxalement, sur l’identité religieuse de la nation. C’est le cas en Israël où le Bloc de la foi, créé en 1974, a constamment fondé ses interventions sur la nécessité de renforcer la dimension religieuse d’Israël. Le parti Droit et justice en Pologne affirme de même la consubstantialité de la polonité et du catholicisme, comme le BJP celle de l’Inde et de l’hindouisme. Ces prises de position s’accompagnent souvent d’une volonté de maintenir dans un « statut de seconde zone » les autres confessions. Au tropisme national s’adjoint le tropisme familial. Les mouvements de réaffirmation religieuse sont très enclins à réarmer la famille traditionnelle contre les dissolutions morales. Les mobilisations d’Europe du Sud contre le mariage homosexuel, qui ont vu les catholiques s’associer avec les autres confessions, expriment bien cette inclination familialiste. L’exemple de la Birmanie mériterait de s’y arrêter : en 2015, les groupements bouddhistes sont parvenus à faire adopter par le Parlement des projets de loi « relatifs à la protection de la race et de la religion », visant à encadrer les mariages mixtes et à réglementer la procréation.

La désécularisation du politique

Le nationalisme séculier des premiers temps de la modernité a laissé place à une politique plus perméable à l’influence du religieux. Comment expliquer cette mutation ? Elle procède bien sûr d’en bas, de la poussée religieuse à l’instant relevée : alors que les « citoyens religieux » sont fort discrets jusque dans les années 1970, admettant même souvent leur propre sécularisation interne, ils demandent (et exigent même parfois), tantôt en pénétrant l’État, tantôt en faisant pression sur l’opinion publique que leurs croyances, et les normes qui les accompagnent, soient mieux prises en compte par les gouvernements. Mais la mutation provient aussi d’en haut : les gouvernements eux-mêmes estiment désormais nécessaire de s’adosser aux ressources de sens et de lien de la religion dans une période où la capacité gestionnaire du politique se trouve mise en péril, du fait, en particulier, de la « défrontiérisation » du monde.

Les pays occidentaux sont entrés dans la modernité en adoptant un modèle de nationalisme séculier : tout est fait pour affirmer la souveraineté de la nation en plaçant le religieux en situation de subordination à l’égard du politique. Deux formules institutionnelles majeures se sont imposées. Certains pays ont opté en faveur de la séparation. C’est le cas en France, mais aussi au Portugal dans les années 1910 ou en Espagne dans les années 1930, sous l’effet de l’anticléricalisme. Il en a été de même aux États-Unis sous l’effet d’une mémoire historique très hostile à l’establishment anglais, et du dessein philoclérical de défense de la liberté religieuse contre l’intrusion de l’État. D’autres pays ‒ tels l’Allemagne ou le Danemark ‒ ont défendu le principe du partenariat, en considérant que la neutralité ne supposait pas nécessairement la relégation du religieux en dehors de l’espace de l’État. La rencontre coloniale (colonial encounter) s’est accompagnée d’une exportation des modèles occidentaux, non sans modification ou ajout d’ailleurs. La Chine a adopté une laïcité de contrôle dès l’instauration du régime républicain en 1912, dont la législation restrictive a été renforcée sous Mao. Il en est allé de même dans les pays musulmans « modernisateurs », de la Turquie kémaliste à l’Égypte nassérienne. L’Inde, sous le régime mis en place par Nehru, a établi, quant à elle, une laïcité de liberté, allant même jusqu’à reconnaître une autonomie juridique (relative) aux communautés religieuses. Dans les pays de l’Afrique francophone, c’est la formule française de 1905 qui a été choisie. En dépit de leurs différences, tous ces modèles reposent sur le principe de souveraineté du politique, même quand ils conservent le religieux dans un statut de droit public : d’une part, ils entendent soumettre la vie sociale à la norme étatique ; d’autre part, ils veulent réduire la vie religieuse à sa fonction privée. Cette formule du Dr Ambedkar, président du comité de rédaction de la Constitution indienne à l’Assemblée constituante en 1949, donne une belle illustration de cette doctrine qui ne veut maintenir que provisoirement, le temps au fond que la société se sécularise, les codes religieux du statut personnel : « Les conceptions religieuses de ce pays sont si vastes qu’elles embrassent chaque aspect de la vie […]. Nous risquons de nous trouver dans une impasse dans le domaine social. Il n’y a rien d’extraordinaire à limiter la définition de la religion de façon telle qu’elle ne s’étende qu’aux croyances, cultes et pratiques, qui sont essentielles à son exercice. »

Or, la situation contemporaine n’est plus celle-là. Le religieux a regagné du terrain : il pénètre l’État bien plus qu’hier ; sa fonction est redevenue publique. Cette déprivatisation s’est imposée sous l’effet de politiques religieuses marquées par un double mouvement. Les États ont, d’une part, répondu aux demandes de reconnaissance émanant des groupes religieux. Et les demandes sont diverses. Elles peuvent être de nature financière, mais plus encore symbolique : il s’agit d’ouvrir l’organisation sociale aux règles (ou simplement aux images) du religieux. Le BJP, en Inde, est parvenu dans les États qu’il dirige à renforcer les sanctions, pouvant aller jusqu’à la prison à vie dans l’État du Gujarat, contre les personnes, souvent musulmanes, qui abattent des vaches. En Égypte, les mouvements religieux sont parvenus aussi à freiner l’évolution du code du statut personnel musulman envisagée par les gouvernements dans les années 1980-2000. Aux États-Unis, la montée en puissance des évangéliques a amené les gouvernements de certains États fédérés à « délaïciser » une partie de leurs législations familiales et éducatives : en Arkansas, par exemple, une loi de 2017 a permis aux pères d’un enfant à naître de faire obstacle à l’avortement décidé par la mère. Il importe d’observer cependant que le mouvement de « religiosisation » du droit n’est pas sans limite : les déclarations des droits, portées par le droit interne mais aussi par le droit international, empêchent souvent le retour pur et simple à l’ordre théocratique.

Les États ont, d’autre part, sollicité les ressources d’intervention des groupes religieux. Dans la situation actuelle d’affaiblissement du politique, les gouvernements font feu de tout bois pour maintenir la cohésion sociale : les groupements religieux constituent un adjuvant clé de ce point de vue. Même en France, le religieux exerce désormais des fonctions inédites : fonction d’expertise, comme dans le domaine de la bioéthique, fonction de suppléance, lorsque les institutions caritatives suppléent l’État providence, fonction de mémoire aussi lorsqu’il s’agit de réassocier la francité à ses racines chrétiennes. Ce dernier point renvoie aux réarmements culturels d’autres nations. Au Japon, le gouvernement Abe redécouvre le shinto et le sanctuaire de Yasukuni, qui accueille les âmes des soldats japonais morts au combat. En Hongrie, le préambule de la Constitution de 2011 comporte cette disposition : « Nous reconnaissons la vertu unificatrice de la chrétienté pour notre nation. » En Israël, l’exhortation à la consolidation de la dimension juive de l’État se renforce avec constance.

Fruit d’une collaboration étroite entre le Centre de recherches internationales de Sciences Po et le Groupe sociétés, religions, laïcités de l’École pratique des hautes études, cet ouvrage montre donc amplement que « Dieu n’est pas mort ». Il a ressurgi, depuis quelques années, à la fois comme puissance sur la scène internationale et comme dynamique intra-étatique. Il ne s’agit toutefois pas d’une vague uniforme et englobante qui remettrait en cause le pluralisme propre à la modernité. Les textes ici rassemblés nous révèlent bien davantage un paysage conflictuel où se croisent deux mouvements contradictoires : celui de la sécularisation et celui du réenchantement.

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