L’Observatoire international du religieux. Défis et Projets

Auteur(s): 

Alain Dieckhoff, Directeur du CERI, Directeur de recherche, CNRS
Philippe Portier, Directeur du GSRL, Directeur d’études EPHE

Date de publication: 
Octobre 2016

L’Observatoire international du religieux a été créé en septembre 2016 en réponse à un appel d’offres du ministère de la Défense. Il associe les compétences de deux laboratoires du CNRS, le Centre de recherches internationales de SciencesPo (CERI) et le Groupe Sociétés, Religions, Laïcités de l’Ecole pratique des hautes études (GSRL), qui avaient déjà eu l’occasion d’œuvrer de concert sur ces questions, dans le cadre d’une publication commune intitulée Religieux et recherche stratégique, publiée en 2015 dans Les Champs de Mars, la revue de l’Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire. Ce partenariat nourrit également une véritable interdisciplinarité qui permet de se saisir du religieux par le « haut » (science politique, sociologie) comme par le bas (anthropologie) tout en l’ancrant fortement dans la profondeur temporelle (histoire).

A l’origine de la création de l’Observatoire, on trouve l’inquiétude cognitive des décideurs, ici sur le territoire métropolitain, et des acteurs de terrain, engagés là-bas sur les théâtres d’opération extérieurs. Ils ont été instruits dans les catégories du monde westphalien, construites depuis 1648 autour des notions de souveraineté étatique et de territoire national. Il leur faut entrer désormais dans une autre complexité : celle d’un monde travaillé par la réémergence de motifs oubliés de l’engagement, et notamment la croyance religieuse, redevenue centrale dans l’économie du système international. Il fallait bien qu’une institution, en appui sur le savoir de spécialistes, réponde à ce besoin de dévoilement et de compréhension.

Le religieux s’était donc effacé, un temps. On lui prêtait, comme l’écrivait Michel de Certeau, la « beauté du mort ». Rien de plus : il ne faisait plus époque. Ce silence procédait de la conjonction de deux facteurs, étroitement liés. Le premier concerne la réflexion théorique. La sociologie, qu’elle fût religieuse ou politique, se trouvait marquée par une propension lourde, qui avait d’ailleurs des allures de croyance, à saisir le reflux de la dimension englobante - ou « publique » - du religieux comme le devenir nécessaire de l’histoire des sociétés. Tout commence, de ce point de vue, au tournant des XIXe et XXe siècles, avec les théorisations de Durkheim et Weber : ils analysent la modernisation sous le concept d’une « soustraction », selon laquelle l’avancée de la pensée rationnelle a pour corrélat nécessaire le recul de la religion historique. C’est le fameux paradigme de la sécularisation, qui n’a pas disparu avec eux : jusqu’aux années 1970, le discours savant ne cesse, de Peter Berger à Bryan Wilson, de constater la privatisation des croyances, et parfois même d’annoncer leur disparition probable, sur fond de différenciation accentuée des secteurs de l’activité sociale et d’individualisation des conditions.

Le second facteur regarde la réalité empirique. Les acteurs politiques ne convoquaient plus guère, jusqu’à ces dernières décennies, l’argument religieux. Ils semblaient s’être installés dans un cadre purement immanent de référence: leur visée était de construire le politique indépendamment de toute référence à la transcendance, en s’appuyant sur les seules ressources de la raison historique. Cette « immanentisation » a touché certes les pays occidentaux, mais les autres aires culturelles aussi, sous l’effet sans doute de la colonisation politique, sous l’effet également du mimétisme culturel. En Chine, les élites, chrétiennes certes mais aussi bouddhistes, ont repris les thèses occidentales de la sécularisation au début du XXe siècle. Il en est allé de même en Inde, où le Parti du Congrès, créé en 1885, s’est construit autour d’une pensée séculariste. Les pays musulmans se sont installés aussi, en partie, dans cet univers de la modernité, en Turquie avec Atatürk, en Egypte avec Nasser, en Tunisie avec Bourguiba, en appui parfois sur des relectures « modernistes » du corpus musulman comme celle que développe, dans les années 1920, l’ouvrage fameux d’Ali Abderraziq sur la question du pouvoir en islam. Bien sûr, cette compréhension des choses n’interdisait pas aux acteurs politiques de passer alliance avec les forces religieuses ; c’était toujours, cependant, en affirmant la nécessaire subordination du religieux à l’ordre étatique.

Or, cette occultation semble derrière nous. Les observateurs, par-delà les écoles, considèrent que s’est opéré un retour à la « religion publique », non sans rappeler certes que ce retour ne reconduit pas à l’identique les doctrines et les stratégies d’hier. Ce réinvestissement du politique par le religieux touche fortement la zone musulmane. La révolution de Khomeiny contre l’« autoritarisme modernisateur » du Shah a joué, non pas comme point d’origine, mais comme accélérateur d’un processus de moyenne durée qui a conduit l’islamisme politique à s’emparer ici ou là du pouvoir, comme par exemple en Afghanistan sous les talibans ou en Syrie-Irak avec Daech. Il en a été de même dans le monde indien avec l’installation du BJP (le Parti du Peuple Indien, créé en 1980) au gouvernement à deux reprises au cours des deux dernières décennies. Il importe de noter que même lorsque les partis « séculiers » sont restés au pouvoir, ils ont souvent été amenés à infléchir leur politique intérieure dans un sens favorable à la normativité religieuse, comme on l’a vu dans l’Egypte de Sadate ou dans l’Algérie post-Boumediene, sous l’effet de sociétés civiles que leur déception devant les régimes sécularistes a rendues aux arguments des groupes confessionnels.

La « revanche de Dieu » ne concerne pas seulement les pays du sud. Les pays du nord ont vu apparaître aussi, en leur sein, des formules de réarmement religieux. On peut à titre d’exemple faire référence aux Etats-Unis. L’Amérique a connu, à partir de l’époque rooseveltienne, une première tendance vers l’« Etat fort », qui remettait en cause le principe jusqu’alors prévalant de la « nation chrétienne ». L’« Amérique de la contestation » dans les années 1960 a renforcé le mouvement, avec le concours de la Cour suprême. Or, les années 1970 ont inversé la donne : la société a continué certes de se séculariser, mais en suscitant une réaction idéologique et militante des fractions religieuses, évangéliques mais aussi catholiques, dont les idées ont très puissamment pesé sur les discours publics, et sur les politiques gouvernementales. L’Europe, dont on signale souvent le caractère d’exception dans un « monde plus furieusement religieux qu’il ne l’a jamais été » (Peter Berger), va dans le même sens : la période récente a vu bien des sociétés en son sein tenter de repenser leur modèle politique à partir de leur culture religieuse, comme l’ont montré le débat, dans les années 2000, sur la question de ses « racines chrétiennes », ou, plus récemment, dans la ligne de l’évangélisation de reconquête prônée par Jean-Paul II, les mobilisations, en France et en Italie, contre le « mariage homosexuel ».

Ce « retour » du religieux ne se fait pas sur un mode homogène. Tantôt, tout en empruntant à des corpus déjà établis, il opère en se coupant de la culture environnante. Tantôt, il se satisfait, sans référence aux énoncés normatifs de la foi, de culturaliser les religions existantes.

L’Observatoire international du religieux rendra compte de ce nouvel état de la relation entre le politique et le religieux au niveau mondial à partir de plusieurs types de productions ; dix bulletins par an, comme celui qu’inaugure cet éditorial, organisés autour de micro-dossiers que nous voulons cependant informatifs et percutants, et qui nous permettront en tout cas de suivre l’actualité telle qu’elle se donne dans son développement immédiat ; des notes plus volumineuses axées sur une question saillante, et une conférence annuelle, qui viendra rappeler les traits marquants de l’année écoulée et abordera, de manière prospective, les dossiers émergents. Le projet est conséquent. Il est à la hauteur d’une conjoncture qui semble bien avoir redonné au religieux, quoique sous des formes inédites, sa puissance configuratrice de l’histoire.

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