Les réfugiés syriens en Turquie

Auteur(s): 

Bayram Balci, Chercheur au CERI

Date de publication: 
Décembre 2016
Illustration

Réfugiés syriens provenant d'Alep, au camp d'Essalame, à la frontière de la Turquie on Turkey (2 février 2016)

La Turquie est le pays qui accueille le plus grand nombre de réfugiés syriens. Selon les dernières données du Haut Commissariat aux Réfugiés des Nations Unies, sur les cinq millions de réfugiés syriens, près de trois millions sont en Turquie. Cette situation fait de la Turquie le premier pays d’accueil de réfugiés au monde.

Leur afflux massif et constant a poussé Ankara à modifier sa politique d’accueil. Dans une première phase, que les autorités pensaient passagère, les considérations humanitaires ont primé et la Turquie a géré le dossier seule, refusant toute aide, et ingérence étrangère. Mais le prolongement de la guerre en Syrie et l’hémorragie de réfugiés à ses portes a obligé Ankara, dans une deuxième phase, à internationaliser la question. Aujourd’hui, enlisée dans le conflit et isolée, voire abandonnée par ses alliés, dans une crise syrienne qu’elle n’a pas provoquée, la Turquie fait de la question des réfugiés un instrument de politique étrangère, notamment avec l’Union européenne et ses Etats membres.

L’afflux progressif des réfugiés syriens

La politique turque vis-à-vis des réfugiés coïncide avec celle menée face à l’éclatement de la Syrie tout entière depuis mars 2011. Après l’échec de la médiation auprès de celui qui alors était son meilleur allié dans la région, la Turquie d’Erdoğan s’est progressivement engagée dans la dénonciation des violences faites au peuple syrien et pour la chute du régime de Bachar al Assad. Puis, elle a ouvert ses frontières aux réfugiés, venus trouver refuge dans des camps aménagés pour les accueillir. L’afflux massif et le prolongement du conflit depuis cinq ans rendent illusoire toute idée de retour.

Le gouvernement turc a abandonné la construction de camps pour privilégier leur installation dans divers centres urbains à travers tout le pays et a finalement demandé à la communauté internationale de l’aider à porter ce fardeau. Parallèlement, la Turquie a toujours milité auprès des Nations Unies et des grandes puissances, pour créer sur le sol syrien une zone de sécurité et de maintien des réfugiés dans leur propre pays. Enfin, si la Turquie ne peut plus assumer seule cette catastrophe humanitaire sans précédent, c’est aussi parce que le poids économique, politique et social des trois millions de réfugiés est de plus en plus lourd.

Aujourd’hui, les camps n’accueillant guère plus que 10% des réfugiés, la plupart sont disséminés en ville, mêlés à la société turque, qui pose un regard de plus en plus sévère voire hostile sur ces réfugiés. Leur présence induirait une pression sur l’immobilier qui fait flamber les prix. Leur main d’œuvre semble créer une concurrence déloyale sur le marché du travail. Enfin, nombre de médias invoquent abusivement criminalité et prostitution et relaient cette image négative des réfugiés auprès de l’opinion publique turque.

Leur réel impact économique est plus discutable. Certes, la Turquie aurait déjà déboursé à ce jour plus de 9 milliards de dollars, à en croire le discours d’Erdoğan lors du sommet du G20 en Chine. Mais, la guerre en Syrie et la rupture turco-syrienne ont coûté bien plus encore, si l’on considère qu’elle a ruiné les exportations vers la Syrie et au-delà puisqu’elle était pour la Turquie la porte d’accès terrestre vers les pays du Golfe. Ce coût supplémentaire est imputable à la guerre et non aux réfugiés. Par contre, l’installation des réfugiés dans certaines villes frontalières a dynamisé et développé l’économie locale. Aussi, une économie de guerre a vu le jour en Turquie. L’industrie agro-alimentaire et celle du bâtiment en bénéficient, mais aussi nombre d’ONG et organismes internationaux pour les réfugiés.

Des effets sur l’équilibre ethno-confessionnel

L’impact de l’installation à long terme de ces réfugiés sur la démographie en Turquie, et sur les équilibres ethniques et confessionnels est un autre sujet de débat en Turquie. Certes l’écrasante majorité des réfugiés syriens est sunnite, comme la plupart des Turcs, mais la perspective effraie la minorité alévie de Turquie dont les représentants reprochent à Erdoğan de mener une politique sunnite dans le conflit syrien, et de renforcer la prééminence sunnite en Turquie en favorisant des réfugiés sunnites.

Pourtant, la Turquie reçoit tous les réfugiés, qu’ils soient Arabes, ou Kurdes, sunnites, yézidis ou chrétiens, mais c’est un fait que ce sont surtout les sunnites qui fuient la guerre en Syrie. Avant la crise, la Turquie comptait 2% d’Arabes. Ce nombre  pourrait passer à 3 % en intégrant les nouveaux venus. Le changement est dérisoire, mais certaines villes frontalières, Hatay, Kilis, Urfa et Mardin verraient leur communauté arabe croître de façon notable. Enfin, sujet d’inquiétude pour les Kurdes, le gouvernement chercherait à favoriser l’installation de certains réfugiés syriens arabes en zone kurde. En réalité, ces craintes et rumeurs n’ont pas lieu d’être car disposant désormais de carte d’identité, ils peuvent circuler et habiter où ils veulent, c’est-à-dire plutôt dans les grandes métropoles de l’Ouest, comme Izmir et Istanbul. Les désillusions d’un retour au pays les éloignent au fur et à mesure des zones frontalières et les incitent à chercher leur salut plus à l’ouest, notamment à Istanbul, la plus grande ville turque, kurde et arabe.

L’autre non-dit dans le projet d’octroi de la citoyenneté turque aux réfugiés syriens, évoqué par Erdogan lui même, est la constitution de facto d’une force électorale non négligeable. Au-delà du pré-requis de cinq ans de résidence, leur statut actuel ne leur permet pas d’accéder à la citoyenneté turque, que la République n’accorde qu’à des migrants ethniquement turcs, et souvent originaires des Balkans, du Caucase et d’Asie centrale. Officiellement, ils restent « invités », sous « protection temporaire ».

Ce statut particulier, bricolé en vitesse à l’époque où les législateurs envisageaient leur retour à terme, peut encore changer. Il suffit d’un décret en conseil des ministres pour attribuer la citoyenneté turque à des individus ou à un groupe. Est-ce par sympathie et compassion ou par calcul politique que le président Erdoğan a mentionné cette éventualité lors d’un discours en juillet 2016, en évoquant la possible naturalisation non pas de tous les réfugiés mais d‘une partie d’entre eux ? La levée de boucliers de l’opposition, structurellement faible face à l’AKP, a été immédiate et générale car elle n’y a vu que calculs électoralistes. Cette crainte est-elle fondée ? Compte tenu de la répartition par âge des Syriens en Turquie, à l’horizon des prochaines élections législatives prévues en 2019, l’accès des Syriens à la citoyenneté turque créerait 1 700 000 nouveaux votants et potentiellement autant de sympathisants AKP par reconnaissance. Un détail à l’échelle nationale, mais dans certaines villes et provinces, les votants syriens deviendraient une force déterminante, notamment à Kilis, Sanliurfa et Gaziantep, qui sont déjà aux mains de l’AKP. En s’élevant contre la naturalisation des réfugiés, opposition fait aussi ses propres calculs politiciens et poussent davantage les réfugiés dans les bras du pouvoir AKP.

Ainsi, le maintien  en Turquie des réfugiés syriens inquiète de plus en plus l’opinion, divise la société, et enflamme l’opposition politique. Mais c’est en politique extérieure que leur instrumentalisation par le pouvoir politique turc s’avère opportuniste, notamment dans les relations avec l’Europe.

Les réfugiés comme instrument de politique extérieure

L’intervention militaire directe de la Russie, à partir de septembre 2015, aux côtés du régime de Bachar el Assad, alors en très mauvaise posture face à la « rébellion », a sonné le glas d’un retour prochain au pays pour les millions de réfugiés exilés dans les pays voisins. Les voici, malgré eux, forcés dans une logique de sédentarisation dans leur pays d’accueil ou plus loin, en Europe et outre Atlantique. En difficulté politique dans son pays et sur le plan régional, Erdoğan en a fait un objet de marchandage dans ses difficiles relations avec l’Union Européenne.

Ainsi, les candidats syriens au rêve occidental viennent s’ajouter à tous ceux débarquant d’Irak, d’Afghanistan, ou d’Afrique pour tenter la dangereuse traversée vers la Grèce. Il n’en fallait pas davantage pour gripper le dispositif Schengen et créér la panique en Europe. Face à une xénophobie de plus en plus populaire, l’Europe des 28 s’est tournée vers Ankara pour négocier des solutions de maintien des réfugiés en Turquie. Aussi, en novembre 2015 et mars 2016, des sommets Turquie-UE ont jeté les bases d’un accord de circonstance.

Premièrement, la Turquie s’engage à garder les réfugiés, si l’Europe participe à leur prise en charge financière à hauteur de 6 milliards d’euros. Deuxièmement, et c’est ce qui a le plus choqué les organismes des droits de l’homme, la Turquie s’engage à mieux contrôler le flux des réfugiés, si l’Europe ouvre certains chapitres d’adhésion de la Turquie à l’UE – ce qui a fait réagir différents organismes chargés des droits de l’Homme. Enfin, troisième concession faite à la Turquie en échange d’un contrôle des flux migratoires vers l’Europe, Bruxelles s’engage à lever les visas pour les ressortissants turcs qui circuleraient librement en Europe à l’automne 2016. Cette proposition porte également atteinte aux droits des réfugiés.

Conclusion : l’image écornée d’Erdogan pèse sur les réfugiés

La Turquie a mis en place une bonne politique d’accueil des réfugiés, pour des considérations à la fois humanitaires certes mais aussi politiques. A la tête du pays depuis 2002, le Premier ministre devenu Président en août 2014 Recep Tayyip Erdoğan est incontestablement le principal décideur et acteur de toute la politique turque en Syrie, y compris dans l’accueil et le traitement des réfugiés qui ont fui la guerre et ses atrocités. Or, alors que le dirigeant turc avait encore une image très positive tant en Turquie que dans la région voire sur la scène internationale, le prolongement du conflit et ses multiples impacts sur la Turquie ont détérioré le climat politique, accru les clivages déjà existants, et fait d’Erdoğan, un personnage autoritaire, décrié par une large part de la société turque, et bien sûr par ses partenaires occidentaux. Conséquence de cette transformation chez Erdoğan perçu à juste titre comme le principal protecteur des réfugiés, ces derniers en payent le prix. Ils sont en effet de plus mal perçus par une société turque qui, de prime abord, était plutôt accueillante. 

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