Les écoles de la mouvance Gülen en Afrique : Quel avenir après le coup d’État avorté en Turquie ?

Auteur(s): 

Bayram Balci, Ingénieur de recherche, CNRS

Date de publication: 
Octobre 2016

Rien ne va plus entre l’équipe AKP au pouvoir en Turquie depuis 2002 et le mouvement socio-religieux de Fethullah Gülen, entré en disgrâce aux yeux du président Erdoğan à partir de 2012. Les raisons de cette rupture entre les deux hommes les plus influents du pays tournent autour de désaccords sur plusieurs questions de politique intérieure et extérieure mais aussi de leur rivalité pour un pouvoir d’influence sur les esprits, sinon pour gouverner. En décembre 2013, une première crise majeure éclate quand les multiples réseaux de Fethullah Gülen en Turquie ont divulgué des affaires de corruption entachant le proche entourage d’Erdoğan, alors Premier ministre, dans l’espoir de le faire tomber. La réaction d’Erdoğan ne tarda pas et une série de purges au sein d’instances étatiques infiltrées par des sympathisants gülénistes démantela une bonne partie du mouvement de Gülen en Turquie. L’appareil diplomatique fut mis à contribution pour saper les intérêts du mouvement jusque dans ses ramifications internationales. Or, le coup d’État avorté du 15 juillet 2016, attribué par Ankara au mouvement de Gülen, a été une aubaine pour Erdoğan, afin de parachever un plan de liquidation du mouvement tant en Turquie qu’à l’étranger. En Turquie, les purges vont bien au-delà des cercles gülenistes, et à l’étranger la diplomatie turque a placé au centre de son action internationale l’obtention de la fermeture de toutes les écoles gérées par des entrepreneurs et sociétés s’inspirant des idées de Fethullah Guen, auxquelles elles assurent un prestige et une puissance d’influence inégalée. En Asie centrale, dans les Balkans, au Moyen Orient, cette pression de la Turquie sur les pays où se trouvent des établissements gülenistes a été très insistante. En Afrique, dont l’importance tant pour la Turquie que pour le mouvement de Gülen est souvent méconnue, cette guerre entre le gouvernement turc et le mouvement de Gülen suit une logique particulière, car plus que partout ailleurs, l’ouverture turque vers l’Afrique reposait sur la bonne entente entre Gülen et Erdoğan. Pour en saisir l’enjeu, il convient de se pencher sur les contenus et les modalités de la politique turque en Afrique depuis les 15 dernières années, et la place qu’y occupe le mouvement de Gülen.

Un regard sur l’histoire de la présence turque en Afrique permet de constater que celle-ci est récente, et de plus en plus fragile. Héritière de l’Empire ottoman qui s’était surtout intéressé à l’Afrique du nord, délaissant l’Afrique subsaharienne, la République turque qui voit le jour en 1923 a mis du temps à consacrer suffisamment de moyens pour s’implanter ne serait-ce que symboliquement sur le continent noir. A la faiblesse économique, politique et diplomatique d’Ankara, qui ne lui permettait guère d’avoir une politique étrangère au-delà de son voisinage immédiat, s’ajoute le fait que l’Afrique était colonisée par les grandes puissances de l’époque. Il faut attendre 1998 pour voir Ankara adopter enfin une stratégie montrant son vif intérêt pour l’Afrique, mais la mise en place de cette nouvelle politique s’avère difficile. A peine lancée, l’ouverture turque vers l’Afrique se heurte à une crise économique qui fait vaciller toute l’entreprise. En revanche, à partir de 2002 l’arrivée au pouvoir de l’AKP qui coïncide avec un boom économique centré sur les exportations, donne des ailes à la stratégie turque pour l’Afrique, pensée par l’équipe précédente. Aussi, dès 2005, des sommets Turquie-Afrique sont régulièrement organisés, les visites officielles se multiplient, y compris dans la région subsaharienne, et la Turquie devient, comme d’autres pays émergents, très active en Afrique. Or, l’offensive turque vers l’Afrique reposait sur trois piliers : d’abord les « tigres anatoliens », c’est-à-dire ces entreprises dynamiques tournées vers l’export ; ensuite Turkish Airlines, qui a inauguré des vols partout en Afrique ; mais aussi et surtout, le mouvement de Fethullah Gülen qui a embarqué en Afrique des centaines d’hommes d’affaires et d’enseignants pour y gérer des écoles.

En effet, à bien des égards, c’est à la puissance des réseaux de Gülen, donc à l’esprit missionnaire et dévoué de ses disciples (enseignants et hommes d’affaires) que la Turquie doit la réussite de son implantation en Afrique. Dans de nombreux pays d’Afrique où la Turquie n’avait pas encore la moindre présence consulaire ou diplomatique, ce sont d’abord les fidèles de Gülen qui ont implanté une présence turque sous forme de sociétés commerciales ou d’écoles privées. Une fois sur place, les réseaux gülenistes ont, d’une certaine façon, préparé le terrain pour que la diplomatie turque y ouvre des représentations et engage des coopérations, qui se traduisent notamment par l’ouverture de nouvelles connexions aériennes, sous l’égide de la compagnie Turkish Airlines.

Aussi, jusqu’au coup d’État raté du 15 juillet 2016, le réseau güleniste supervisait des dizaines d’écoles et quelques universités disséminées dans toute l’Afrique, aussi bien en zone francophone qu’anglophone ou lusophone. Si elles ont tout ou presque adopté de l’esprit d’entreprise et du fonctionnement missionnaire, ces écoles n’ont rien de religieux. Aucun prosélytisme musulman n’y est dispensé d’aucune manière dans les salles de classe. Au contraire, l’enseignement se veut laïque et séculier, et vise à la formation de nouvelles élites, ouvertes sur le monde moderne, rompues aux nouvelles technologies et parlant plusieurs langues étrangères. Appréciées par les autorités locales pour leur professionnalisme, ces écoles ont très abondamment bénéficié des appuis de la diplomatie turque à l’époque où les relations étaient excellentes entre le pouvoir AKP et la mouvance de Gülen en Turquie. Or, à partir de décembre 2013 quand éclata la première crise ouverte entre Erdoğan et Gülen, mais surtout depuis la tentative de coup d’État, le pouvoir accuse directement Gülen de saboter le gouvernement AKP et de vouloir précipiter la chute d’Erdoğan pour lui prendre le pouvoir. En Turquie les purges contre les Gülenistes sont plus que massives et dépassent les cercles de la mouvance. À l’étranger, prédomine le sentiment que la première priorité de la diplomatie turque est désormais tout entreprendre pour détruire et discréditer le réseau güleniste, au mépris des intérêts turcs, qu’il sert. Partout où il y a des écoles et entreprises affiliées ou apparentées à la mouvance de Gülen, la Turquie exerce des pressions sur les autorités d’accueil pour les faire disparaître. En Afrique, cette politique turque est encore plus forte. Or, face à ces pressions, les réactions des pays africains sont diverses, et les échecs des efforts de la diplomatie turque pour obtenir la fermeture des établissements gülenistes fait craindre à Erdoğan la persistance de l’influence de Gülen, via l’emprise qui lui est déjà acquise sur certaines jeunes élites formées par ses soins.

D’une manière générale, en Afrique comme partout où il y a des écoles de Gülen, la réponse apportée à la demande insistante de la diplomatie turque pour fermer les établissements de Gülen dépend de plusieurs facteurs : la nature des relations entre la Turquie et le pays en question, les capacités de la Turquie à exercer des pressions, et l’importance que représente le réseau éducatif güleniste sur place. L’examen de ces considérations, confrontées aux intérêts nationaux supérieurs et aux marges de manœuvre des Etats, montre tout un spectre de résultats différents. On a pu voir des Etats africains céder à la demande turque, d’autres s’y opposer de façon franche et catégorique, et d’autres enfin, adopter des mesures intermédiaires. Ainsi, au nom de la souveraineté nationale et jugeant que la demande turque relevait davantage de l’ingérence que de la bienveillance, certains Etats, comme le Maroc ou l’Afrique du Sud, ont clairement fait comprendre à la Turquie qu’en tant que pays souverain, ils n’avaient pas à céder aux exigences d’Ankara, dont il était de la responsabilité de régler ses différends turco-turcs chez elle. Mais d’autres pays, plus faibles et dépendants des aides économiques de la Turquie, comme la Somalie, n’ont eu d’autre choix que de fermer toutes les écoles affiliées à la mouvance de Gülen et d’en expulser ses représentants. D’autres encore ont préféré réorganiser les écoles, en changeant quelques responsables, pour ne pas perdre ces précieux établissements utiles pour le pays. En effet, dans plusieurs pays, les écoles jouent une fonction éducative vitale que ne remplit pas le service public, par manque de moyens. Sachant que ce sont surtout les enfants des élites qui fréquentent ces écoles, en cas de fermeture, ils seraient les premiers à en pâtir et les autorités ont donc un double intérêt, public et personnel, à continuer de bénéficier de cette aubaine, quels qu’en soient les enjeux pour les opérateurs turcs. Aussi, quand bien même elles accepteraient de fermer ces écoles, les autorités dans nombre de pays ne le pourraient pas, sans risquer de créer de dommageables problèmes sociaux. En effet, dans certains pays depuis quinze ans ou plus, ces écoles et leurs éducateurs opèrent en toute légalité avec l’aval des pouvoirs publics, qui, s’ils en ont les moyens, résistent aux pressions d’Ankara pour préserver des écoles riches et performantes pour leurs propres enfants et ceux des élites du pays.

Ainsi, la diversité des réponses devrait modifier la carte de l’implantation géographique du mouvement de Gülen sur le continent africain, sans toutefois réussir à court terme à l’éliminer totalement. Les établissements et écoles qui résisteront aux vents contraires devront faire face à des obstacles accrus, tout en étant privés du soutien officiel et diplomatique turc.

En effet, la stigmatisation du mouvement en Turquie et son positionnement, plus politique qu’auparavant, ont terni son image dans le monde, et donc celle des écoles. Après le coup d’Etat manqué, les gülenistes ne seront plus considérés en Afrique de façon neutre et innocente. Néanmoins, ses écoles ne disparaîtront pas du paysage éducatif africain, notamment là où leur financement est désormais local, c’est-à-dire provenant des frais de scolarité ou de sponsors privés. Mais plus qu’avant, le mouvement sera sous étroite surveillance, et n’aura plus guère l’occasion de s’extirper de la sphère éducative pour investir d’autres secteurs. L’exemple de la Turquie, où son infiltration dans les structures mêmes de l’Etat ne fut possible que grâce à l’aide et à la complicité du gouvernement AKP et d’Erdoğan lui-même, pour mieux saboter l’allié-ennemi de l’intérieur, est un scénario que prendront soin d’éviter désormais les pays d’accueil où le réseau reste actif. La guerre ouverte entre Gülen et Erdoğan s’est déployée de la Turquie vers le front africain, avec une rage et une férocité inédites, mais les batailles livrées ici ne seront probablement pas décisives dans l’émergence à court terme d’un vainqueur désigné. En revanche, à moyen terme, c’est toute l’influence turque en Afrique qui risque de faiblir, car le soft power de la Turquie reposait sur cette alliance entre deux forces modernisatrices.

Retour en haut de page