Le 15 juillet 2016 en Turquie : Coup d’Etat atypique, armée divisée et conflit interne à l’islam

Auteur(s): 

sous la direction de Thierry Zarcone, Directeur de recherche HDR CNRS

Date de publication: 
Septembre 2016
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27 July 2016, Konyal - TURKEY: After the military coup in Turkey continues to keep democracy seizures occur in people with flag.

La tentative de coup d’Etat survenue en Turquie le 15 juillet 2016 est immédiatement attribuée par le président du pays, Recep Tayyib Erdoğan, à la communauté religieuse Hizmet (Service) et à son leader Fethullah Gülen. Ennemie déclarée du président depuis 2013, cette communauté, riche de 5 millions de membres environ, a néanmoins été son alliée et celle du parti AKP (parti de la Justice et du Développement) depuis 2000. Les passions que le coup d’Etat déchaine dans les cercles du pouvoir, dans la presse turque et dans la population, les données parcellaires et les témoignages contradictoires ou sujets à caution concernant ses acteurs et sur son déroulement ne facilitent pas l’analyse de cet événement et la compliquent même. S’il est plus que probable que des militaires appartenant à la communauté Hizmet en soient les principaux acteurs, il semble aussi difficile de penser que ces derniers aient agi seuls, que d’imaginer que la communauté dans son intégralité soit impliquée. Des voix s’élèvent par ailleurs pour dénoncer une manipulation d’Etat : Erdogan aurait mis en scène l’événement pour se débarrasser de Hizmet ou, alerté par les services secrets de l’imminence d’une action militaire, il aurait laissé faire avant de neutraliser celle-ci et la retourner à son avantage. On s’intéressera ici au scénario le plus réaliste, qui est celui d’une instrumentalisation de l’armée par la communauté de Hizmet.

La puissante communauté (cemaat) dite de Hizmet dont le directeur spirituel est l’imam Fethullah Gülen (au nombre des fondateurs de l’AKP), est une organisation dévotionnelle de dimension internationale présente en Europe et aux USA, avec des antennes – généralement des écoles et des centres culturels – dans plus de 150 pays d’Afrique et d’Asie. Son projet d’islamisation/moralisation et de fabrication d’un « homme nouveau » s’appuie sur une réforme de l’école et une infiltration des institutions turques du savoir et du pouvoir (médias, ministères etc.). La communauté cultive en outre le secret et la dissimulation. Elle a aussi le soutien de puissants réseaux d’hommes d’affaires. Dans les pays où elle est bien implantée, elle pratique le lobbying et anime des plates-formes d’échanges avec les milieux universitaires, culturels et religieux. En Turquie, ses relations avec l’islam politique ont été ponctuées d’alliances de courte durée et de conflits successifs. Ainsi, en 2000, la communauté rejoint l’AKP, scission du parti islamique Fazilet (Vertu) qui incarne, au moins au début de son histoire, une rupture avec l’islam politique traditionnel. Leur association s’étend sur 13 années dont 11 passées au pouvoir.

En 2009, à l’issue de procès retentissants (affaires Ergenekon et Balyoz) qui envoient en prison de nombreux hauts-gradés de l’armée pour cause de complot contre l’Etat, le gouvernement AKP neutralise, avec l’aide de juges liés à Hizmet, le pouvoir militaro-judiciaire. On a parlé d’une fin du kémalisme. Toutefois, depuis qu’ils ne sont plus ligués face à une menace commune, les différends d’ordre religieux qui ont opposé autrefois l’islam politique et le mouvement Hizmet réapparaissent, sur fond, ce qui est nouveau, d’âpres rivalités de pouvoir. Ce conflit interne à l’islam connaît un premier pic fin 2013. Le président Erdoğan, menacé par des juges et des policiers liés à Hizmet qui dénoncent une corruption au sommet de l’Etat, prend conscience de la puissance de son adversaire. Il réagit violemment en interdisant les écoles de la communauté et ses cours de préparation aux examens (une des sources de sa puissance économique), avant de suspendre, révoquer ou emprisonner les fonctionnaires liés au mouvement. Ces derniers sont en effet très présents dans plusieurs ministères, Justice, Intérieur et Education etc. Le ministère de la Défense toutefois ne fait pas l’objet de purges. Le pouvoir arrête également des journalistes et ferme des médias rattachés directement ou indirectement à la communauté. La répression se poursuit sans faiblir au cours des années 2014 et 2015.

Le coup d’Etat de juillet 2016 peut s’inscrire dans la suite logique des vifs affrontement qui mettent aux prises le pouvoir et la communauté de Hizmet depuis décembre 2013, d’autant que l’événement déclencheur du coup d’Etat serait l’annonce d’une purge prochaine au sein de l’armée lors du haut conseil militaire en août 2016. Les officiers liés à Hizmet auraient alors décidé, seuls ou associés à une autre faction opposée à Erdoğan, probablement des kémalistes, de faire tomber le régime. Ce coup d’Etat cependant tranche avec ceux qui ont marqué le pays en 1960, en 1970, en 1980, et même, sur un mode différent, en 1997 (coup d’Etat « post-moderne ») et en 2008 (« e-coup d’Etat »). En premier lieu, il échoue (le pouvoir a peut-être été informé). Ensuite, et cela explique son échec, il révèle que l’armée turque est divisée (le chef d’état-major refuse en effet de rejoindre les insurgés) et que le coup d’Etat est impopulaire (à l’appel d’Erdoğan, la population qui le soutient occupe les rues et défie les militaires). Surtout, il est la cause de nombreuses victimes civiles (234 morts et 2200 blessés). Enfin, il ternit la réputation des forces armées qui n’ont jamais été autant humiliées et décriées par la population.

Une fois la situation sous contrôle, la réaction du président Erdoğan et de son gouvernement est immédiate et impitoyable. L’état d’urgence est déclaré le 20 juillet (il est reconduit à nouveau pour trois mois le 13 octobre) : 7 400 militaires sont arrêtés (dont de nombreux conscrits qui pensaient participer à un exercice) et un tiers des généraux et amiraux. Quant aux putschistes tués pendant les événements, ils sont inhumés à part, dans les environs d’Istanbul, et sans service funéraire, en un lieu baptisé « cimetière des traitres ». Ensuite, les principaux appareils de l’Etat font l’objet de purges d’une envergure exceptionnelle, sans commune mesure avec celles des mois précédents. A la fin du mois d’août 2016, 80 000 fonctionnaires ont été suspendus et 5 000 révoqués. Les arrestations n’ont pas cessé depuis cette date et se poursuivent crescendo. Elles concernent également les membres de grands groupes financiers et de clubs de sports, de même que le personnel diplomatique en poste à l’étranger. Le motif invoqué est généralement le même : « complicité avec une organisation terroriste armée ». L’acronyme FETÖ (Fethullahcı Terorist Örgütü – Organisation Terroriste des Fethullahcı) est attribué à la communauté qui est décrite comme un « Etat dans d’Etat », un « Etat parallèle ». Sur le plan religieux, elle est identifiée à la secte ismaélienne des assassins de l’islam médiéval. Enfin, Fethullah Gülen est présenté comme l’antéchrist (dajjal) de l’eschatologie musulmane. La dénonciation de celui qui est accusé d’être le cerveau du coup d’Etat est donc légitimée aux plans politique (il est un adversaire de la démocratie et de l’Etat de droit) et religieux (son islam est hérétique et revêt un caractère satanique).

Une des questions fondamentales que l’on peut se poser concerne la place de la religion dans l’armée turque. Comment cette armée fidèle depuis toujours à l’idéal laïque et à la figure d’Atatürk, adversaire traditionnel des courants islamistes, a-t-elle pu être instrumentalisée par une organisation religieuse dans le conflit qui l’oppose à l’islam politique incarné par le président Erdoğan et le parti AKP ? Il importe, à ce niveau, de s’intéresser de plus près au fondateur de la communauté de Hizmet et à son interprétation de l’islam. Fethullah Gülen est issu du courant nourdjou (fondateur Said Nursi, m. 1960) bien connu pour son opposition à la République et à Atatürk, mais qui a ensuite assoupli son discours. Gülen va plus loin encore, il développe un très grand intérêt pour l’idée de nation, pour le patriotisme. Il loue la hiérarchie et la discipline, autant de valeurs incarnées par l’armée (valeurs, dit-il, que le musulman respecte dans sa vie de croyant). Gülen célèbre même l’action d’Atatürk, le héros militaire et le génie administratif et sa mission historique. Dans une émission de télévision, il rappelle que, pour le « Père des Turcs », l’islam est la religion de la raison et de la logique. Peut-être Gülen estime-t-il que les forces armées pourraient se réconcilier avec la religion, avec « sa » vision de la religion. Les dernières décennies du XXe siècle peuvent lui donner raison puisque, à la demande des militaires, peu après le coup d’Etat de 1980, des cours obligatoires de religion sont introduits dans le cursus scolaire. L’idée des militaires est qu’une morale religieuse peut constituer un rempart contre le marxiste qui est, à l’époque, l’ennemi numéro un du pays. Gülen cherche sans conteste à se rapprocher de l’armée, à obtenir ses bonnes grâces ; il se sent proche de celle-ci, et lui aussi, à sa manière, veut défendre la Nation. Sans doute désire-t-il consolider et accompagner le nouveau regard positif que l’armée porte sur l’islam depuis les années 80.

Une seconde question d’importance est celle de l’infiltration des forces armées par les membres de la Communauté Hizmet. Dès les années 1980, les écoles militaires sont une cible du mouvement et l’armée expulse régulièrement les élèves démasqués (66 cadets le sont, en 1986, de 3 écoles militaires supérieures). Dix ans plus tard cependant, Gülen devient l’icône de l’« islam modéré », il est adulé par la presse et les télévisions. Il obtient le soutien de plusieurs hommes d’Etat (Demirel, Ecevit, Çiller). La haute considération dans laquelle il est tenu sert ses intérêts et sa politique d’infiltration en dépit des résistances de l’armée. Puis, en février 1997, il prend parti en faveur du coup d’Etat virtuel mené par les militaires contre le gouvernement de coalition (Refahyol) auquel appartient le leader historique du parti islamique, Necmettin Erbakan. Ce positionnement lui gagne de féroces inimitiés parmi les islamistes (et même parmi les « réformistes » qui, contre Erbakan, créent l’AKP en 2000), sans lui obtenir une quelconque reconnaissance de l’armée, inflexible, qui, au contraire, accuse la communauté, en 1999, de noyauter les appareils de l’Etat et de dissimuler un agenda secret : l’« islam modéré » cacherait un islam intransigeant, prudent et déterminé, à la conquête du pouvoir. Gülen doit s’exiler aux USA pour éviter un procès et une incarcération. Malgré ces tribulations, le réseau des membres de Hizmet dans l’armée ne cesse de s’étendre, surtout après l’arrivée au pouvoir de l’AKP. En 2009, un juge militaire constate que ce réseau est loin d’être négligeable. Il se renforce à partir de 2010, à la suite des grands procès qui décapitent l’armée ; nombreux sont les affidés de Hizmet qui accèdent alors à des hautes-fonctions militaires.

Les avis divergent au sujet de la participation précise de la communauté de Hizmet au coup d’Etat, même si des témoignages révèlent un lien direct entre les putschistes et Fethullah Gülen. Certains estiment que Hizmet n’aurait pas les moyens d’une telle opération et que les infiltrés ne seraient pas assez nombreux parmi les forces armées. Par ailleurs, le nom sous lequel les putschistes se sont présentés – « Conseil de la paix dans le pays » –, un intitulé clairement inspiré d’une devise d’Atatürk (« Paix dans le pays, paix dans le monde »), peut laisser penser qu’ils sont kémalistes. C’est toutefois oublier la lecture positive que Gülen a pu faire de certaines idées d’Atatürk et des principes de la République. Une alliance contre-nature entre des kémalistes de la vieille école, voire des nationalistes, et des officiers membres de la Communauté, n’est pas, à ce stade, impossible.

A ce jour, la position du gouvernement AKP est que la communauté Hizmet dans son ensemble est impliquée dans ce coup d’Etat et que son maître d’œuvre est Fethullah Gülen. De l’avis du pouvoir, les membres et jusqu’aux sympathisants du mouvement, qualifié de « terroriste », doivent donc être, selon leur degré d’implication, sévèrement punis, et c’est l’objectif des purges qui sont menées tous azimuts contre ces derniers. La Turquie poursuit cette politique hors de ses frontières en exerçant des pressions sur plusieurs pays afin qu’ils frappent d’illégalité les écoles ou les implantations de la communauté. Par ailleurs, la demande, quasiment non négociable, d’extradition de Gülen, installé aux USA, empoisonne les relations entre les deux pays. Bref, la Turquie est confrontée à une situation inédite qui bouleverse son histoire, laisse peser des doutes sur les événements qui viennent de se produire et annonce un avenir trouble et incertain.

 

 

Pistes de lecture

Soner Çağatay and James F. Jeffrey. « Inside Turkey’s Failed Coup: What Happened? Why? What Next? », July 22, 2016, The Washington Institute.
http://www.washingtoninstitute.org/policy-analysis/view/inside-turkeys-failed-coup-what-happened-why-what-next

Yavuz Çobanoğlu. ‘Altın Nesil’in Peşinde. Fethullah Gülen’de Toplum, Devlet, Ahlak, Otorite (En prévision de la génération dorée. Société, Etat, Morale et Autorité chez Fethullah Gülen). Istanbul. Iletisim, 2012 (464 p.).

Adrien Jaulmes. « Gulen, meilleur ennemi d’Erdogan ». Le Figaro, 23 août 2016.

Michael A. Reynolds. « Damaging democracy : the U.S., Fethullah Gülen, and Turkey’s upheaval ». Eurasian Review. A Journal of Analysis and News. 27 septembre 2016.
http://www.eurasiareview.com/27092016-damaging-democracy-the-us-fethullah-gulen-and-turkeys-upheaval-analysis

Thierry Zarcone. La Turquie moderne et l’islam, Paris, Flammarion, 2004 (362 p.).

« Turquie. Qui est Fethullah Gülen ». Site en ligne de la revue Le Point, 22 août 2016.
http://www.lepoint.fr/invites-du-point/turquie-qui-est-fethullah-gulen-22-08-2016-2062922_420.php

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