n° 121 | Objets des colonies | Sophie Leclercq

, 11

Sophie Leclercq retrace une part de l’histoire visuelle du colonialisme à partir des objets pédagogiques utilisés dans les Écoles. C’est aussi par les choses vues ou touchées quotidiennement que l’écolier apprend à penser et à sentir. Elle va puiser au fonds du Musée pour saisir le sens et les effets des affiches, bons points, buvards, jeux, alphabets ou planches à découper. Elle fait revivre l’univers des formes exotiques factices d’un Empire colonial inconnu des enfants.

Laurence Bertrand Dorléac

Images
objets des colonies

Sophie Leclercq

 

Avec la IIIe République, l’École devient en France une institution, où se transmet l’immatériel, la connaissance, et où des principes politiques sont inculqués. Cette institutionnalisation est possible par la matérialité d’un lieu et par celle d’objets, les artefacts pédagogiques. Aujourd’hui comme hier, la ressource pédagogique désigne pour l’enseignant des contenus didactiques inscrits dans une forme et dans un support. De manière sans doute plus palpable encore, le matériel scolaire est pour l’écolier l’ensemble des objets quotidiens utilisés dans les apprentissages. Même le terme de  « manuel » scolaire indique cette matérialité, la connaissance qu’on peut tenir dans sa main.

Le musée national de l’Éducation (Munaé), sur les collections duquel s’appuie cette recherche, est l’héritage du musée pédagogique créé en 1879 à l’initiative de Jules Ferry, alors ministre de l’Instruction publique. L’instigateur de l’école laïque et généralisée est aussi un fervent défenseur de la politique coloniale. Dès lors, l’école devient une chambre d’écho de l’Empire. Le monde scolaire fait de l’empire colonial un objet privilégié de représentation suivant différents registres iconographiques et suivant une large gamme de supports, directement pédagogiques ou para-scolaires : affiches murales, images de récompenses, couvertures de cahier, buvards, jeux, alphabets, planches à découper, atlas, etc. Si tous ces supports ne sont pas des choses, beaucoup tendent vers l’objet. Quelle place tient alors l’Empire dans l’environnement visuel des écoliers ? Quelles sont ces représentations et comment sont-elles travaillées par leur matérialité ? quelle agentivité est recherchée ? 1Alfred Gell, L’Art et ses agents, une théorie anthropologique, Dijon, les presses du réel, 2009.

Il semble possible de le comprendre en observant ces images comme des « objets » de l’École, en interrogeant la relation entre l’iconographie et son support, et les interactions entre ces images d’empire, à la faveur de leur réunion dans l’espace scolaire.

Ce que les images scolaires disent de l’Empire

 Ces images scolaires des colonies semblent en effet répondre à une triple vocation : documentaire, esthétique et politique. Il s’agit à la fois de faire connaitre les colonies et de les faire aimer.

Les images des colonies font d’abord appel aux corpus scientifiques comme par exemple la cartographie omniprésente à l’école2Sur la carte coloniale, voir Hélène Blais, Mirages de la carte. L’invention de l’Algérie coloniale, Fayard, 2014.. Les élèves sont invités à dessiner à main levée les cartes coloniales afin de s’imprégner de l’empire, d’en connaitre les moindres contours, de se l’approprier. L’ethnologie répond aussi à la vocation de connaissance de l’Empire. Par exemple, en séries des clichés de missions ethnographiques sont reproduits en séries de vues sur verre destinées à la projection lumineuse. Des objets des musées sont également présentés comme des spécimens des cultures indigènes, parfois même en panoplie, reprenant les codes scénographiques des musées de l’époque (fig. 1).

Fig 1: « Objets divers (archipels polynésiens) », Cahiers d’enseignement illustrés n°79 : Colonies françaises, Tahiti, vers 1900, Afrique, éditeur Baschet, Munaé, n° inv. 2005.00592. © Munaé (musée national de l’Éducation) / Photographies reproduites avec l’aimable autorisation du Munaé

Sur d’autres supports, comme par exemple les couvertures de cahier ou les images de récompense éditées en séries thématiques, les peuples sont présentés sous l’angle du type ethnographique (fig. 4). Cette imagerie coloniale répond ensuite à une exigence esthétique. A l’école comme ailleurs, l’exotisme est très valorisé, rendant les espaces coloniaux hautement désirables et séduisants3Sur la production enfantine, voir Julien Bondaz (dir.), Le Magasin des petits explorateurs, Actes Sud/musée du quai Branly, 2018.. Pour ce faire, les emprunts à l’art dit colonial sont multiples4Sophie Leclercq, « Éduquer et séduire. Les arts coloniaux dans les images scolaires (1871-1958) », in Les Arts coloniaux. Circulation d’artistes et d’artefacts, Dominique Jarrassé (dir.), Esthétiques du divers, 2021.. De nombreuses peintures orientalistes et coloniales sont reproduites pour la classe, comme par exemple la peinture monumentale d’Horace Vernet, La Prise de la Smalah d’Abd El-Kader (1844). L’imprégnation des arts peut se faire de manière plus indirecte mais tout aussi efficace quant à l’esthétisation des colonies. Par exemple, l’image de Tahiti relève souvent d’une vision idéale et stéréotypée de l’île paradisiaque (fig. 2), qui témoigne d’une intériorisation de la proposition d’artistes, à commencer par celle de Paul Gauguin, incorporant ainsi le « code édénique » évoqué par Roland Barthes5Roland Barthes, « Par où commencer ? », Poétique n°1, 1970, p. 3.

Enfin, à la confluence des vocations documentaire et esthétique, l’imagerie scolaire relève à l’évidence d’une ambition politique, dans le contexte de consolidation de la République. La volonté de faire connaitre les colonies et de les faire aimer concourent à valoriser l’empire en un sens politique, à convaincre les nouvelles générations du bien-fondé de la colonisation comme source de prestige national. À cette fin, une iconographie multiforme se déploie, sous une modalité tantôt héroïque, mettant en exergue les bâtisseurs d’empire, tantôt allégorique, dans des scènes de la vie coloniale au centre desquelles flotte le drapeau français, et où l’action coloniale est toujours présentée en majesté, illustration de la domination ou de la « paix coloniale » qui en résulte.

Au-delà de la simple illustration venant donner forme visuelle à des matériaux avant tout textuels, ces images sont aussi composées pour être reproduites sur des artefacts scolaires à la frontière du document graphique et de l’objet. Par leur matérialité, ils créent une familiarité avec l’empire. Or leur fonction principale relève le plus souvent de trois ordres : l’exposition, la collection et le jeu.

Visiter l’empire

L’espace de la classe pouvait se transformer en un lieu d’affichage permettant l’apprentissage et suscitant la rêverie et l’évasion de l’élève. Planches naturalistes des produits coloniaux et cartes de l’empire sont dans bien des cas rehaussées de paysages et de typologies des peuples, proposant une vue en trois dimensions du territoire lointain. Les enseignants disposaient également de tirages photographiques qu’ils organisaient parfois sur de plus grands panneaux présentant des colonies. Les murs de la classe devenaient alors un lieu d’agencement visuel à disposition de l’enseignant.

« L’existence à Tahiti » et « Récolte de la canne à sucre »

Fig 2-1 et 2-2 :« L’existence à Tahiti » et « Récolte de la canne à sucre », Pierre Portelette, planches murales V et VI de la série « La France d’outre-mer », 1938, éd. Delagrave, 39 x 104 cm, Munaé, n° inv. 1978.01791.5 et .6© Munaé (musée national de l’Éducation) / Photographies reproduites avec l’aimable autorisation du Munaé

Des affiches murales d’assez grand format étaient éditées dans le cadre de séries traitant notamment des colonies. Par exemple, les six planches de la « France d’outre-mer » de 1938 par Pierre Portelette, restituent une vision du monde colonial comme d’une utopie réalisée, où règne un ordre colonial (fig. 2). Chaque planche mesure un mètre de long, soit une image assez grande pour être immersive, mais aussi d’une taille permettant une diffusion dans les écoles et un accrochage simultané. Cet ensemble singularise chacun des territoires, tout en proposant une vision panoramique (comme le format) de l’empire. En effet, une fois les planches accrochées côte à côte, elles composent une seule et même fresque continue. Ainsi s’agit-il d’une sorte d’exposition coloniale miniature, où le regard de l’élève voyage depuis son pupitre d’une colonie à l’autre dans un espace contigu.

La colonie à portée de main

Un autre rapport aux images scolaires est celui de la collection, c’est-à-dire de l’accumulation et de la conservation par l’écolier de supports illustrés, bien souvent en lien avec la récompense. On trouve d’abord un grand nombre de livres de prix ou de gratification. Dans ce registre, l’album Madagascar illustré là encore par Pierre Portelette (1931), présente dans un format à l’italienne 21 planches colorées. Comme le stipule la page de garde, « les images de cet album ont été faites d’après des dessins indigènes. » Dès lors, il s’agit de livrer un objet qui émane du terrain colonial, sous une forme très proche d’un carnet de dessins « sur le vif ».

Fig 3 : Buvard publicitaire « Petit Negro », vers 1955, Munaé, n° inv. 2012.00820© Munaé (musée national de l’Éducation) /  Photographies reproduites avec l’aimable autorisation du Munaé

Au quotidien, l’écolier manipulait aussi un buvard, souvent à vocation publicitaire au XXe siècle. La publicité, qui a beaucoup investi le sujet colonial sous un angle souvent dépréciatif voire raciste, pénètre ainsi dans l’école. Un personnage pouvait être largement décliné, non seulement en réclame sur buvards, mais aussi en sous-produits quasi-éducatifs. C’est le cas de la marque de sous-vêtements Petit Negro qui, en complément des buvards, diffuse les aventures de son personnage sur films fixes, par le biais de l’Office scolaire d’étude par le film (fig. 3). Un dispositif narratif très caricatural, mais séduisant et immersif, est ainsi proposé aux écoliers.

Fig 4 : « Nègres du Congo », couverture de cahier, série des « Cahiers géographiques », n°19, ill. Gilbert et Fraipont, vers 1900, Hachette et Cie éd., Munaé n° inv. 1979.06985.91© Munaé (musée national de l’Éducation) /  Photographies reproduites avec l’aimable autorisation du Munaé.

Un autre objet éditorial qui joue pleinement la carte de l’empire est celui de la couverture de cahier. Éditées en séries thématiques associant illustration et texte, ces couvertures étaient détachées et conservées par l’élève. Bien souvent, l’illustration en première de couverture est reproduite dans un cadre ornemental, figurant parfois le dessin d’une plaque, à la manière des tableaux de musées (fig. 4). Ce dispositif graphique tend alors à transformer la couverture de cahier en petit tableau, invitant l’écolier à la conserver avec les autres, pour se constituer sa galerie personnelle.

L’image-récompense entre aussi dans cette logique de collection, prenant pour l’élève une dimension affective, à la fois par sa forme d’un petit objet illustré, manipulable au creux de la main, et par sa fonction de gratification. Là encore, de très nombreuses images-récompenses prennent la forme de séries consacrées à l’empire ou intégrant les colonies dans des ensembles plus globaux : sur les produits coloniaux (fig. 5), les peuples, les races, les habitats, les événements liés à la conquête, etc. Le recto illustré est la plupart du temps complété d’un verso présentant une notice explicative, à la manière des cartels des musées.

Fig 5 : « Le caoutchouc – Congo (Afrique) », bon-point, anonyme, 1905, Munaé, n° inv. 1997-3257 (4).© Munaé (musée national de l’Éducation) /  Photographies reproduites avec l’aimable autorisation du Munaé

L’empire comme terrain de jeu

Le jeu est enfin un objet lié à une éducation informelle et familiale, qui pouvait aussi être présent à l’école. C’est surtout le loto qui « met en jeu » l’empire : loto des départements, géographique ou encore des 5 parties du monde, sont autant de propositions visuelles ornementales et ludiques d’un espace colonial intégré à la « Plus grande France ». Le « Loto des Colonies et des Protectorats français », édité vers 1890, est présenté dans une boite décorée de célèbres bâtisseurs d’empire (fig. 6). A l’intérieur, chaque carton porte le nom d’une colonie, et chaque numéro celui d’un produit colonial. Ainsi, sa manipulation ludique familiarise avec les ressources coloniales, que l’élève s’approprie virtuellement tout en jouant.

Parmi les archives de l’école, on trouve enfin quelques images à transformer en objets par l’écolier, comme par exemple une planche cartonnée produite par Pélican Blanc en 1936. Chacune des colonies est figurée par un personnage supposé typique. Par un jeu de découpage et de pliage, l’écolier peut alors réaliser des figurines de carton en les « soclant », agençant ainsi un diorama de poche des colonies françaises.

Fig 6-1 et 6-2 « Loto des colonies et protectorats français »,  jeu de loto, éd. J.L., Paris, vers 1890, Munaé, n° inv. 1983.00171© Munaé (musée national de l’Éducation) /  Photographies reproduites avec l'aimable autorisation du Munaé

Fig 6-1 et 6-2 « Loto des colonies et protectorats français »,  jeu de loto, éd. J.L., Paris, vers 1890, Munaé, n° inv. 1983.00171© Munaé (musée national de l’Éducation) /  Photographies reproduites avec l’aimable autorisation du Munaé

Ces trois fonctions que sont l’exposition, la collection et le jeu permettent donc de comprendre comment l’image scolaire est présentée suivant plusieurs régimes de matérialité qui impliquent la mise en espace, la contemplation collective et la manipulation des images, dans un rapport de plaisir et de désir de ces images, mais aussi des mondes coloniaux qu’elles donnent à voir. L’image n’est plus seulement l’illustration scolaire d’un propos à visée pédagogique, elle prend la forme d’une image-objet reconstituant de petits microcosmes coloniaux, appropriables et manipulables par les écoliers dans l’intimité de l’espace clos de la classe, désirables pour leur matérialité.

Ainsi, l’École propose un environnement donnant à voir les colonies, suivant une proposition visuelle qui est plurielle, mais qui a pour vocation cardinale de faire connaître et de faire aimer l’Empire et de servir efficacement la propagande républicaine en faveur de l’empire. Les images sont travaillées par leurs supports, jusqu’à être parfois transformées en choses, en choses scolaires, mais aussi en choses coloniales, créant ainsi un « effet de présence » de l’Empire, pourtant si lointain de l’École communale et d’une altérité pourtant si radicale. Dès lors, on peut se demander si ce ne sont finalement pas les mondes coloniaux eux-mêmes qui se retrouvent objectivés par leur monstration à l’école, et de ce fait mieux appropriables par les jeunes français, dans une mise en récit qui est celle du roman national, du roman colonial.


[1] Alfred Gell, L’Art et ses agents, une théorie anthropologique, Dijon, les presses du réel, 2009.

[2] Sur la carte coloniale, voir Hélène Blais, Mirages de la carte. L’invention de l’Algérie coloniale, Fayard, 2014.

[3] Sur la production enfantine, voir Julien Bondaz (dir.), Le Magasin des petits explorateurs, Actes Sud/musée du quai Branly, 2018.

[4] Sophie Leclercq, « Éduquer et séduire. Les arts coloniaux dans les images scolaires (1871-1958) », in Les Arts coloniaux. Circulation d’artistes et d’artefacts, Dominique Jarrassé (dir.), Esthétiques du divers, 2021.

[5] Roland Barthes, « Par où commencer ? », Poétique n°1, 1970, p. 3.


Bibliographie 

Roland Barthes, « Par où commencer ? », Poétique n°1, 1970, p. 3.

Hélène Blais, Mirages de la carte. L’invention de l’Algérie coloniale, Fayard, 2014.

Julien Bondaz (dir.), Le Magasin des petits explorateurs, Actes Sud/musée du quai Branly, 2018.

Alfred Gell, L’Art et ses agents, une théorie anthropologique, Dijon, les presses du réel, 2009.

Sophie Leclercq, « Éduquer et séduire. Les arts coloniaux dans les images scolaires (1871-1958) », in Les Arts coloniaux. Circulation d’artistes et d’artefacts, Dominique Jarrassé (dir.), Esthétiques du divers, 2021.

Renonciat Annie (dir.), Voir/Savoir. La pédagogie par l’image au temps de l’imprimé, Scérén-CNDP, coll. « Patrimoine références », 2011.


Sophie Leclercq est docteure en histoire culturelle. Elle a travaillé au département de la recherche et de l’enseignement du musée du quai Branly (avant et après son inauguration) puis au CNDP / Réseau Canopé (ministère de l’Éducation nationale). Elle est aujourd’hui responsable pédagogique à Sciences Po où elle enseigne. Elle est l’auteur de La Rançon du colonialisme, les surréalistes face aux mythes de la France coloniale (Les Presses du Réel, 2010), ouvrage issu de sa thèse.

Comments are closed.